Dans l’urgence de la situation actuelle, alors que l’euthanasie (qui n’est rien de moins que le fait de tuer intentionnellement un être humain) s’apprête à être votée par l’Assemblée nationale et que peu de ressources sur le sujet sont disponibles en français pour les chrétiens protestants et évangéliques, je vous propose un résumé du cinquième chapitre « The Slippery Slope Arguments » du très bon de livre contre l’euthanasie Euthanasia, Ethics and Public Policy. An Argument Against Legalisation de John Keown, un philosophe chrétien où il défend l’argument de la pente glissante contre la légalisation de l’euthanasie.

Dans le reste de l’article je reprendrai et utiliserai les définitions suivantes données par Keown :
- L’euthanasie active est une euthanasie où l’on tue le patient d’une façon “active” par une action plutôt que par une omission, souvent en lui injectant une substance létale.
- L’euthanasie active volontaire est une euthanasie demandée volontairement par le patient en capacité.
- L’euthanasie active non volontaire (non-voluntary) est une euthanasie faite sur un patient incapable de la demander du fait de son état (c’est par exemple le cas des bébés et des adultes atteints de démence).
- L’euthanasie active involontaire (involuntary) est une euthanasie faite sur un patient compétent (competent patient) contre son gré.
Les arguments de la pente glissante
Les arguments de la pente glissante ont pour but de montrer que si on accepte ou légalise une pratique qui fait polémique, cela nous conduirait à accepter ou légaliser des pratiques que l’on sait pourtant être immorales1.
On trouve ce type d’argument dans divers domaines comme le débat sur l’avortement : il est employé par les pro-vie pour montrer que si on accepte l’avortement, on est contraint aussi d’accepter l’infanticide post-natal. Je les présente dans cet article et Matthieu Lavagna dans cette courte vidéo.
Tout argument de type pente glissante n’est bien sûr pas concluant car il est possible de défendre à tort une pente glissante d’une pratique A à une pratique B qui n’existe pas ou qui n’est pas suffisamment forte. Par exemple, il n’est pas concluant de défendre qu’il faut interdire de consommer de l’alcool car cela impliquerait d’accepter l’ivresse. En effet, beaucoup de gens boivent de l’alcool sans devenir ivres.
Les arguments de la pente glissante contre l’euthanasie
Dans le cas de l’euthanasie, le but de ce type d’arguments est de montrer qu’il ne faut pas légaliser l’euthanasie et le suicide assisté car il conduit inévitablement à de graves dérives. Il existe deux différentes pentes glissantes :
- Accepter ou légaliser le suicide assisté conduirait à accepter ou légaliser l’euthanasie active volontaire, ce qui conduirait à accepter ou légaliser à son tour l’euthanasie active non volontaire, par exemple pour les enfants handicapés ou les personnes âgées séniles. Nous l’appellerons la première pente glissante.
- Accepter ou légaliser l’euthanasie active volontaire uniquement pour une catégorie restreinte (personnes en fin de vie qui souffrent beaucoup) conduirait à l’accepter ou le légaliser aussi pour des catégories bien plus étendues (personnes handicapées ou sujettes à des maladies physiques ou mentales, plus généralement n’importe en dépression qui jugerait que sa vie ne vaut plus la peine d’être vécue à cause d’une rupture amoureuse, d’un licenciement, etc.). Nous l’appellerons la seconde pente glissante.
Il est intéressant de noter que celui qui les a rendues populaires dans le débat sur l’euthanasie, Yale Kamisar est en principe pour l’euthanasie pour certains cas extrêmes (personnes en fin de vie qui souffrent beaucoup), mais quand même en pratique contre sa légalisation.

Les arguments de ce type contre la légalisation de l’euthanasie sont particulièrement efficaces. Même plus efficaces que ceux qui se basent sur le fait qu’il est immoral en toutes circonstances de tuer un être humain innocent. Prémisse que le défenseur de l’euthanasie aura a priori peu de chances d’accepter. Autrement dit, ils sont concluants même si l’euthanasie est morale, souvent uniquement pour quelques rares cas extrêmes. Dans la suite, pour plus de concision, je désignerai par cette expression les personnes atteintes de maladies incurables, en fin de vie en proie d’extrêmes douleurs, etc. Ils sont donc plus parcimonieux car se basent sur peu d’hypothèses.
Il y a deux versions de cet argument, une version empirique et une version logique qui font appel à deux raisons différentes pour justifier la pente glissante. La version empirique va invoquer l’impossibilité d’encadrer l’euthanasie pour éviter les dérives tandis que la version logique s’appuie sur le fait que l’euthanasie active volontaire implique l’euthanasie active non volontaire.
La version empirique
La version empirique justifie cette pente glissante avec le fait qu’il est impossible d’encadrer l’euthanasie avec des lois ou garde-fous efficaces pour la limiter strictement seulement aux cas extrêmes. C’est-à-dire que dans la pratique, à cause de contraintes inévitables, ces lois ou garde-fous seront inefficaces car forcément transgressés et ne pourront pas du tout limiter l’euthanasie au cas extrêmes seuls.
On utilise souvent une règle de ce genre pour limiter l’euthanasie aux seuls cas extrêmes : l’euthanasie doit être réservée uniquement qu’en dernier recours aux patients en fin de vie ou dans de grandes souffrances qui ont fait un choix volontaire, éclairé et compétent par une demande claire et réfléchie. Le problème est que de nombreuses expressions ici sont ambigües. Que signifient “volontaire”, “éclairé et compétent”, “fin de vie”, “dans de grandes souffrances” et “en dernier recours” ?
Par exemple, on ne peut pas ou il est au moins très difficile de s’assurer que le patient ne demande pas l’euthanasie à cause de pressions extérieures de la part de ses proches, du milieu médical où il se trouve. Il est tout aussi difficile de veiller à ce que le médecin a correctement évalué la situation. En effet, de nombreux facteurs peuvent le conduire à prendre la mauvaise décision. Par exemple le manque de compétences dans ce genre d’analyses (omettre des soins palliatifs qui auraient pu éviter de recourir à l’euthanasie), le stress, la pression, le manque de temps au travail et donc consacré au patient, etc.
Keown donne en particulier trois degrés d’analyse qui deviennent rapidement subjectifs d’un médecin à l’autre :
- La capacité du patient : Est-il réellement en état de choisir l’euthanasie par un choix libre et éclairé ? Quels critères objectifs pour évaluer la capacité réelle du patient à faire ce type de choix indispensable à l’euthanasie ?
- La dépression du patient : A t-on vraiment employé toutes les alternatives à l’euthanasie pour traiter sa dépression (par exemple des soins palliatifs) ? Les faits révèlent que les dépressions sont au moins parfois passagères, si bien que le patient aurait pu par la suite changer d’avis et ne plus vouloir opter pour l’euthanasie. De plus, tous les médecins ne sont pas aussi compétents pour traiter la dépression. Par exemple, ceux qui ont expertise en psychiatrie seront plus aptes à cela.
- La vulnérabilité du patient : A t-il choisi l’euthanasie sous pression de ses proches ou des circonstances actuelles ? Diverses pressions pourraient obstruer la liberté de son choix. La légalisation de l’euthanasie pourrait malheureusement profiter à des proches mal intentionnés.
On peut rajouter que pour vérifier le respect des lois, il faudrait faire intervenir la justice pour contrôler les interactions entre les patients et les médecins. Or ces relations sont censées être privées, et faire cela les rendraient publiques.
Certains défenseurs de l’euthanasie répondent à cette version qu’il n’est pas concluant car il s’appuierait vérité à la proposition suivante “La légalisation de l’euthanasie conduit à une augmentation de dérives qui vont au-delà des limites prévues.”. Cette version dépendrait donc de nombreux faits empiriques que nous n’avons pas. Keown répond à cela que ce n’est pas ce qu’elle affirme. Elle affirme plutôt qu’il est impossible de formuler des limites pour prévenir des erreurs, des abus et des dérives, et de vérifier qu’elles sont bien respectées. Par conséquent, l’argument reste potentiellement concluant même si aucun pays n’avait jamais légalisé l’euthanasie.
Ils avancent également parfois qu’on devrait légaliser l’euthanasie car celle-ci est plus courante dans les pays qui l’ont interdite que dans ceux qui l’ont légalisée. Mais cette objection repose sur une implication manifestement fausse : le fait qu’une loi contre l’euthanasie dans un pays est inefficace n’implique pas du tout de facto qu’une loi qui la légalise y sera efficace.
Nous allons examiner par la suite une autre version de l’argument de la pente glissante qui est concluante même si on suppose qu’il est possible de mettre en place des limites à l’euthanasie et de vérifier qu’elles empêchent bel et bien des dérives.
La version logique
La version logique est moins connue mais tout aussi convaincante. Elle pose que si on accepte l’euthanasie active volontaire (EAV), cela implique logiquement d’accepter aussi l’euthanasie active non volontaire (EAN) pour des personnes incapables de faire des choix autonomes comme des personnes séniles ou atteintes de démence par exemple). Cette version est souvent efficace car peu de défenseurs de l’euthanasie sont prêts à assumer cette une pente glissante contrairement à d’autres très cohérents mais aussi beaucoup moins nombreux comme Peter Singer et Helga Kuhse2, Jonathan Glover3 et John Harris4). La plupart des pro-euthanasie n’acceptent souvent que l’EAV.

La première pente glissante
En ce qui concerne la première pente glissante, Keown fait remarquer que si le critère décisif retenu pour justifier l’euthanasie est le bénéfice qu’elle apporte au patient, la décision finale qui revient au médecin prend alors le pas sur l’autonomie du patient. Car s’il a le droit de prendre la décision finale dans le cas d’un patient qui fait une demande d’EAV justifiée (car cas d’extrême nécessité), pourquoi ne l’aurait-il pas également dans le cas d’une euthanasie involontaire ? En effet, dans d’autres situations semblables, le choix final lui revient, même quand le patient est incapable de donner son consentement, comme lorsqu’il est inconscient et qu’il a besoin d’une greffe d’un organe. On voit donc bien que le pouvoir de choix du médecin est le facteur déterminant de l’euthanasie, et non pas l’autonomie du patient. Ainsi, l’EAV implique nécessairement l’EAN et la première pente glissante existe donc bel et bien.
La seconde pente glissante
Face à cette objection, les défenseurs de l’euthanasie se rabattent souvent sur l’autonomie comme critère décisif et en principe plus important que l’avis du professionnel de santé. Cela signifie concrètement que la valeur de la vie d’un patient — ou, plus largement, de tout être humain — dépend de la valeur que celui-ci accorde à sa propre existence. Par suite, si quelqu’un pense que sa vie n’a plus aucune valeur, alors elle n’en a effectivement plus5.
Le problème est que si l’on accepte en principe l’euthanasie uniquement pour les cas extrêmes en nous basant sur leur autonomie, on est alors contraint de l’accepter inévitablement aussi pour les cas moins graves comme ceux des personnes souffrantes mais qui ne sont pas en fin de vie. Car au nom de quoi devrions-nous moins respecter l’autonomie des personnes qui ne sont pas en fin de vie mais qui jugent quand même que leur vie ne vaut plus la peine d’être vécue ? Quel critère nous permettrait d’exclure l’euthanasie pour les personnes dépressives après avoir traversé un épisode très malheureux et douloureux de leur vie ? Par exemple une personne qui a des pensées suicidaires après un échec dans une relation amoureuse ou une rupture amoureuse. Ou alors des personnes pour qui une maladie incurable ou un handicap irréversible est invivable même s’ils ne font pas en fin de vie ou dans d’atroces souffrances ? Dans le second cas, on a par exemple le sportif de haut niveau qui après un accident devient incapable de pratiquer son sport à cause d’un handicap et pour qui la vie devient donc insupportable. La seconde pente glissante existe par conséquent bel et bien.
Illustration de couverture : Nicolaes Berchem, Hippocrate rendant visite à Démocrite, huile sur toile, 1650.
- Keown donne plusieurs références pour approfondir ce type d’arguments : David Lamb, Down the Slippery Slope: Arguing in Applied Ethics (1988); Douglas N. Walton, Slippery Slope Arguments (1992); Eugene Volokh, ‘The Mechanisms of the Slippery Slope’ (2003) 116 Harv L Rev 1026.[↩]
- Peter Singer and Helga Kuhse, Should the Baby Live?. The Problem of Handicapped Infants (1985).[↩]
- Jonathan Glover, Causing Death and Saving Lives (1977).[↩]
- John Harris, The Value of Life (1992).[↩]
- C’est la thèse que défend le philosophe Ronald Dworkin dans son fameux livre Life’s Dominion: An Argument About Abortion, Euthanasia, and Individual Freedom (1993).[↩]
Je vous remercie pour cet article bien rédigé. Je trouve la version logique très pratique et convaincante.
Je vous en prie, content qu’il vous ai convaincu et que vous l’ayez apprécié.