Les rapports complexes entre protestantisme et Lumières – Hannah Roose
4 juin 2025

Cet article est la synthèse de l’article « protestantisme » du Dictionnaire européen des Lumières, sous la direction de Michel Delon, éd. Quadrige/PUF. Il est complémentaire de notre article La Bataille des Lumières et de notre article Brève histoire des Églises réformées britanniques au dix-septième siècle.

Selon les pays (d’Europe Occidentale), le protestantisme a eu des rapports très différents avec les Lumières :

  • Les protestants français ont passé une alliance de circonstance avec les Lumières anticatholiques radicales, avant de se faire dévorer par elles.
  • En Allemagne et en Suisse, le protestantisme a dialogué et aidé les Lumières (Aufklärung).
  • En Angleterre, les déistes du XVIIe siècle les ont encouragé aussi, avant d’être remplacés par des méthodistes qui leur étaient hostiles dans les doctrines, mais dont l’accent pratique a dans les faits laissé les Lumières tranquille.

Allemagne : Le protestantisme conçu comme moyen d’émancipation.

Il y a des mutations propres à l’Allemagne qui ont rendu le protestantisme allemand participant aux Lumières : dans leur définition d’eux même, les théologiens protestants allemands passent d’une compréhension du sola fide et sola scriptura qui insiste moins sur le rapport à l’Écriture que le rapport à soi-même : nul ne peut avoir autorité sur moi sinon Dieu, ma conscience est indépendante des autres traditions et des hommes. Cette compréhension émancipatrice s’éloigne des instincts médiévaux des réformateurs. Luther l’autoritaire devient aux yeux des protestants allemands du XVIIe siècle un libérateur de l’humanité et de l’individu. Ainsi, les Lumières allemandes trouvent chez les protestants allemands des alliés et des partenaires, qui ont fondamentalement les mêmes objectifs en tête. Ils sont même d’une seule voix pour dénoncer les catholiques.

Dans la tête des protestants allemands du XVIIIe siècle, tout comme Luther en son temps avait libéré l’humanité du joug de l’Église, il était temps que leur génération libère l’humanité du joug de l’Écriture. C’est ainsi qu’ils se voyaient « luthériens » tout en détruisant l’oeuvre de Luther.

Et même le réveil piétiste du XVIIIe siècle ne remit pas en cause cette alliance : tout comme les philosophes rationalistes retiraient de la Bible les doctrines « superflues » parce que surnaturelles, les piétistes dévaluaient la doctrine pour se concentrer sur son application morale. Or, ce souci de dépasser la doctrine pour exhumer le vrai substrat éthique du christianisme était commun aux philosophes des Lumières.

À partir de 1770, le protestantisme allemand s’intéresse de près à la légitimation chrétienne de l’Aufklärung. Sous l’effet de la Révolution française, les protestants se diviseront en deux courants, l’un antirévolutionnaire, confessionnaliste et proche de l’Église, l’autre ouvert à l’esprit des Lumières et libéral en politique (freier Protestantismus).

Suisse

Les réformés suisses suivent le même chemin que les allemands, mais avec une collaboration beaucoup moins étroite. La collaboration se fait surtout ressentir chez le « triumvirat » helévétique (Osterwald, Jean-Alphonse Turretin, Werenfels) qui réussisent à faire abolir les confessions de foi pour l’Église de Suisse. Chez les autres « éclairés » suisses, on reste attaché à la supériorité de la religion sur la Raison. Voltaire introduit les Lumières dans une Genève décalvinisée depuis Jean-Alphonse Turretin.

France

Les Lumières françaises ont la particularité d’être très anticléricales et antireligieuses. Voltaire a défendu le protestant Calas par exemple, mais signalait tout son mépris pour la foi protestante dans sa correspondance. Les Lumières françaises ne recherchaient donc aucune alliance particulière ni avec les catholiques, ni avec les protestants.

Mais du côté protestant, en revanche, la révocation de l’édit de Nantes en 1685 est une catastrophe totale : ils perdent tous leurs pasteurs du jour au lendemain. Deux cent mille protestants s’exilent hors de France. A partir de 1715, Antoine Court se détache du modèle charismatique et essaie de refonder l’Église Réformée avec ses synodes et sa discipline. Il envoie ses proposants (apprentis pasteurs) se faire former à Lausanne dès 1725, mais ce sont deux professeurs acquis aux Lumières qui les enseigne et les proposants reviennent complètement acquis aux Lumières.

A partir de 1760, les persécutions cessent, par fatigue des autorités plutôt que par changement de lois. Pour pouvoir atteindre et parler aux autorités, les protestants français n’ont que deux forums possibles : la paroisse catholique (hostile) ou la loge maçonnique (qui a un ennemi commun avec les protestants). Beaucoup s’associeront aux francs-maçons, avec lesquels ils partagent bien des convictions, à cause de leur subversion et leur incapacité à garder leur identité sous la persécution.

En 1789, les Lumières françaises accordent pour la première fois une pleine liberté religieuse aux protestants. En 1791, la liberté de culte est écrite dans la Constitution. En 1793, avant qu’on ait pu organiser notre religion, le culte de l’Être Suprême est imposé par les autorités. Tous les pasteurs protestants qui ont tenu tête aux catholiques pendant plusieurs décennies abjurent dans la minute où le Comité de Salut Public leur demande de confesser l’Être Suprême.

Les cultes publics cessent, des pasteurs sont exécutés dans le Sud-Est du pays. L’esprit de l’époque, plus rationnel qu’au début du siècle, ne permet pas le développement d’un nouveau Désert. Il semble qu’un certain nombre de protestants se soient également pliés au culte de l’Être suprême.

Angleterre

Au XVIIIe siècle, l’Église anglicane est confrontée au déisme d’une part, et d’autre part à un mouvement de réveil montant qu’on appellera le méthodisme.

Par « déisme » nous parlons plus précisemment du latitudinarisme, qui va de la fin XVIIe siècle au XVIIIe siècle. Les latitudinairiens cherchaient à réconcilier les différentes factions de l’Église en Angleterre (extrêmement divisée suite aux guerres civiles) en délaissant la dogmatique pour insister sur les principes rationnels communs à tous. Une entente se dessine avec les philosophes des Lumières comme en Allemagne, mais elle est moins fructueuse à cause de la place que continue d’avoir la Bible chez les latitudinariens anglais. Un exemple classique est l’aisance avec laquelle le clergé anglais avait abandonné le dogme de la Trinité au XVIIIe siècle, parce que trop compliqué à justifier rationnellement.

Au début du XIXe siècle, la tendance change radicalement dans l’Église d’Angleterre. Le méthodisme, né de petits groupes de chrétiens engagés, réinsiste sur la pratique militante et concrète du christianisme. Ses prédicants ne sont pas des universitaires sélectionnés par l’Église officielle, mais des laïcs reconnus par les autres pasteurs ce qui a pour influence :

En termes de théologie systématique, le réveil méthodiste ne fut d’aucun poids. Néanmoins son biblicisme fut la principale contre-attaque opposée à la tendance rationaliste qui traverse la pensée chrétienne en Angleterre.

Conclusion de la synthèse

Comme on le voit le protestantisme ne fut pas un allié complet et évident des Lumières de partout. Si cela est vrai en Allemagne, en France cela relève plutôt d’une subversion rendue inévitable par les persécutions catholiques. En Angleterre, des ponts sont construits au XVIIe siècle, puis rendus obsolètes au XIXe. En somme, s’il y a une quelconque collaboration entre Lumières et protestantisme comme les « luthéro-réformés » veulent nous faire croire, cela tient bien plus d’accidents historiques que de l’identité du protestantisme.

Le protestantisme écoute le Père des Lumières plutôt que les Lumières des hommes.

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *