Une vision chrétienne de la fast fashion
20 juin 2025

Cet article est une dissertation pour le cours 6.03 Science et foi, à la faculté Jean Calvin. Vous pouvez suivre ce cours à distance, voire à la carte.

Introduction

Dans son livre sur la fast-fashion, Elizabeth L. Cline introduit le concept par son expérience personnelle :

Le portant s’élevait au-dessus de ma tête, et les chaussures – des slip-ons en toile, faites d’une simple semelle en caoutchouc collée à une enveloppe de coton – pendaient comme des fruits sur un arbre. Dans mon esprit, ces chaussures auraient pu pousser directement sur cet arbre métallique. Elles n’avaient ni origine, ni histoire. Elles étaient simplement apparues par magie. Et, à ma grande chance, elles avaient été réduites de 15 $ à 7 $ la paire. Mes synapses se sont mises à crépiter, mon pouls s’est accéléré, et avant que mon cerveau rationnel ne puisse intervenir, j’étais à la caisse avec mon panier en plastique rouge débordant de sept paires de slip-ons cueillies. J’avais dévalisé le magasin de ma pointure. Mes bras me faisaient mal en portant mon butin dans deux sacs immenses jusqu’au métro. Ces chaussures ressemblaient à une coupe transversale de la croûte terrestre en quelques semaines – les fines semelles en caoutchouc se détachant des fragiles dessus en toile. Avant que je puisse toutes les user, je m’en suis lassé, et la mode a changé, si bien qu’il me reste deux paires qui encombrent mon placard.1

Du point de vue du consommateur, la fast-fashion consiste en la vente et la promotion de vêtements à petit prix, de qualité variable, afin d’encourager le plus gros volume d’achat possible. Du point de vue des producteurs, c’est la recherche d’une rentabilité maximale par un prix de revient le plus bas possible, et l’utilisation des techniques de marketing les plus avancées pour maximiser les profits. L’ensemble désigne un mode de fonctionnement de l’industrie vestimentaire qui consiste à changer de collections plusieurs fois par saison, voire plusieurs fois par mois.

Nous sommes parfois tellement habitués aux vêtements à bas prix qu’il est difficile d’imaginer qu’au début du XXe siècle, une robe féminine coûtait l’équivalent de 380 €.2 Aujourd’hui, 40 € serait considéré comme « hors de prix », et certains vêtements sont vendus à moins de 5 €. On ne peut tout simplement pas avoir la même relation ni les mêmes usages avec le vêtement qu’autrefois.

Les impacts de la fast-fashion sur la création sont immenses et redoutables, comme nous allons le voir. Mais plus proche encore de nous, l’éthique chrétienne est mise à l’épreuve. Résister aux « parures extérieures » (1 Pierre 3,3-4) est une chose quand celles-ci coûtent un tiers de votre salaire. C’en est une autre lorsqu’elles ne coûtent qu’une fraction négligeable, et que les techniques de marketing les plus sophistiquées vous poussent à les acheter. Être sobre quand on ne peut acheter qu’un vêtement par mois est une chose. C’en est une autre lorsque les placards les plus austères contiennent des dizaines de pièces, au point où l’on jette des vêtements neufs. Gérer la création avec responsabilité et sagesse est une chose. Discipliner un système technicien que tout le monde fait tourner, mais que personne ne dirige, en est une autre.3

Alors que des réponses à la fast-fashion émergent dans le monde séculier, la réponse chrétienne semble souvent se limiter à un appel à l’austérité : il suffirait d’acheter moins de vêtements. Cette solution a l’avantage d’être facile à formuler, mais elle est difficile à mettre en œuvre, et pas seulement à cause de faiblesses individuelles. Nous explorerons cela en détail.

Mais alors, quelle réponse réaliste et responsable pouvons-nous donner au défi éthique et créationnel que représente la fast-fashion ?

Dans une première partie, nous décrirons les problèmes créationnels et éthiques posés par la fast-fashion.
Dans une deuxième partie, nous examinerons les obstacles à la réponse de l’Église et leurs causes.
Dans une troisième partie, nous proposerons des voies de réponses permettant à la fois d’honorer notre responsabilité créationnelle et notre intégrité chrétienne.


Première partie : Un danger pour notre responsabilité créationnelle

Les effets néfastes les plus visibles de la fast-fashion sont d’abord environnementaux, mais elle crée aussi des aliénations tout aussi préjudiciables que la pollution liée à la surproduction ou le gaspillage. Pour ne pas nous disperser, nous suivrons les problèmes relevés par Elizabeth L. Cline dans son livre Overdressed :

  • Emballement des stratégies de vente vers un volume toujours plus grand, forçant tous les acteurs à adopter la même stratégie : vendre le maximum au prix le plus bas.4 Bien que ce ne soit pas directement un problème, cette standardisation de l’industrie vestimentaire a créé les problèmes détaillés ci-après et les rend difficiles à résoudre.
  • Délocalisation des usines de vêtements. Cela met en danger la subsistance des familles qui vivaient de ce travail, crée une séparation anti-biblique entre consommateur et producteur,5 et, à grande échelle, fragilise le tissu social et économique d’une nation de manière irréversible. Andy Ward, dont le grand-père possédait une usine de laine dans le Maine et le père une marque de vêtements masculins, explique : « Quand tout le monde est parti produire en Asie, nous avons ouvert la boîte de Pandore. Après cela, il était impossible de fabriquer des vêtements sans être en Asie. On ne peut plus refermer cette boîte et revenir en arrière. C’est fini. »6
  • Conditions de travail incompatibles avec la dignité humaine dans les pays producteurs.
  • Asservissement de la création couturière à des logiques financières aliénantes. Avec des collections qui durent parfois quelques semaines, le design doit se faire en quelques jours, souvent par copie, avec une gestion du personnel propice aux abus.7
  • Dons massifs de vêtements à des pays moins développés, qui tuent l’activité couturière artisanale locale, menaçant la subsistance d’autres familles.
  • Gaspillage des ressources et pollution dus aux déchets vestimentaires, souvent non gérés, sans compter la pollution liée à la fabrication même des vêtements.

En 2022, près de 130 milliards de vêtements étaient produits annuellement. Au Royaume-Uni, on achète 1,13 million de tonnes de vêtements.8 Ces chiffres aberrants démontrent l’aveuglement propre à la Technique, qui privilégie l’efficacité avant toute considération des besoins réels ou des finalités. Quant à la pollution, le rapport Oxfam présente les chiffres suivants :

  • 1,2 milliard de tonnes de gaz à effet de serre sont émises chaque année par le secteur textile.
  • La confection d’un jean nécessite en moyenne 7 500 litres d’eau, soit l’équivalent de l’eau bue par un humain en 7 ans.
  • Bien que le coton ne couvre que 3 % des terres agricoles, il consomme 16 % des insecticides mondiaux.
  • 20 % de la pollution industrielle des eaux provient du traitement et de la teinture des textiles.
  • Lors du lavage, un demi-million de tonnes de microplastiques finissent chaque année dans les océans, soit l’équivalent de 50 milliards de bouteilles.
  • Un camion-benne de textiles est mis en décharge ou incinéré chaque seconde dans le monde.

L’enjeu environnemental est donc réel, pesant et crucial.


Deuxième partie : La réponse chrétienne et ses difficultés

La première mention d’un vêtement dans la Bible apparaît en Genèse 3,21, où Dieu offre à l’homme et à la femme des habits de peau pour couvrir leur nudité. Plus tard, Jésus utilise l’image du vêtement de noce pour symboliser l’adoption.9 Les saints dans la gloire portent des vêtements blancs, signe de leur victoire et de leur union avec Dieu.10 La première conclusion est que l’usage du vêtement est légitime. Fournir un vêtement est même un devoir conjugal de base.11 Il est interdit de retirer le vêtement à quelqu’un, même en guise de gage.12

On pourrait vouloir répondre immédiatement à la question : « Combien de vêtements est-il convenable pour un chrétien ? » Mais pour y répondre correctement, il faut d’abord résoudre la question : « Pourquoi ? » Pourquoi le vêtement existe-t-il ? Quelle est sa finalité ?

Bien que la Bible ne l’aborde pas explicitement, le vêtement est souvent lié au statut :

  • La tunique multicolore de Joseph signale son statut privilégié auprès de Jacob.
  • Tamar porte une tunique multicolore, uniforme des princesses royales.
  • En Esther 6,8, le manteau royal porté par Mardochée symbolise un hommage temporaire à son statut.
  • Le vêtement de Jean-Baptiste témoigne de son onction prophétique, le désignant comme un second Élie. Le manteau d’Élie, transmis à Élisée, légitime ce dernier comme prophète.

Cela correspond à l’usage naturel des vêtements, où les uniformes marquent l’appartenance à une communauté ou une fonction. Lorsqu’il n’y a pas d’uniforme, des codes vestimentaires encadrent de nombreux métiers, notamment ceux où l’apparence reflète le statut (banque, commerce, etc.). Identifier le niveau social ou l’ethnie à partir des vêtements est une seconde nature. L’écharpe tricolore républicaine remplit une fonction analogue au manteau d’Élie : désigner un élu chargé de guider la nation.

Les apôtres donnent des consignes explicites sur l’habillement :

Que votre parure ne soit pas une parure extérieure – cheveux tressés, ornements d’or ou vêtements élégants – mais plutôt celle intérieure et cachée du cœur, la pureté incorruptible d’un esprit doux et paisible, qui est d’une grande valeur devant Dieu.13 14

Je veux aussi que les femmes, habillées d’une manière décente, se parent avec pudeur et simplicité, non avec des tresses, de l’or, des perles ou des toilettes somptueuses, mais plutôt avec des œuvres bonnes, comme cela convient à des femmes qui affirment honorer Dieu.15

Ces commandements appellent à la modestie vestimentaire pour deux raisons : (1) le rejet du somptuaire, trop mondain, et (2) la vraie parure réside dans la piété. Cependant, ces arguments fonctionnent mal face à la fast-fashion : d’abord, la modestie n’exclut pas directement la grande quantité de vêtements ; ensuite, le concept de modestie est subverti par les publicités, l’immodestie omniprésente dans les médias et la rue, en partie à cause de cette mode de masse. De plus, il est difficile de se sentir concerné par l’accusation de porter des « toilettes » lorsqu’on achète à bas prix. Ironiquement, les vêtements de luxe à plusieurs centaines d’euros sont souvent pas fabriqués très différemment des vêtements de grande série.

Jacques Ellul explique un autre obstacle :

L’homme ne peut vivre et travailler dans une société technicienne que s’il reçoit des satisfactions complémentaires pour surmonter les inconvénients. Les loisirs, leur organisation ne sont pas un superflu qu’on pourrait supprimer. Ils sont indispensables pour compenser le manque d’intérêt du travail, la déculturation due à la spécialisation, la tension nerveuse due à l’excessive rapidité des opérations, l’accélération du progrès demandant des adaptations difficiles. La diversité de nourriture, la consommation excessive de glucides et de protéines répondent aux dépenses nerveuses de cette vie technicisée.16

La Technique a dissous le monde ancien, où le vêtement portait un rôle matériel (couvrir la nudité, conserver la chaleur) et social (marquer le statut). Dans la société technicienne, le vêtement est réduit à sa fonction matérielle.17 Le costume est l’uniforme universel des professions financières, et les techniciens portent des vêtements de sécurité avant tout. Cela crée un vide dans l’expression de l’identité, aliénée par ailleurs, comme le note Ellul. La fast-fashion propose alors de combler ce vide par l’achat de vêtements variés,18 promettant de réaffirmer une identité par la consommation.

La fast-fashion est le fruit de la Technique dans le domaine vestimentaire, préoccupée par l’efficacité (boursière, productive) plutôt que par les finalités.19 Elle est inévitable, comme l’air qu’on respire. Chercher une meilleure technique ne suffit pas :

  • Les techniques moins polluantes augmenteraient encore la production.
  • Améliorer les conditions de travail réduirait les marges, entraînant des délocalisations.
  • Personne n’ose limiter la publicité.

Des alternatives existent, comme celles proposées par Oxfam dans son rapport Fast Fashion, impacts alternatives et moyens d’agir (2022). Cependant, la fast-fashion, en tant que fruit de la Technique, ne se discipline pas par des techniques alternatives. Une mode éthique ne prospérera que si elle devient aussi rentable, donc aussi lourde pour la création et l’homme. La solution chrétienne doit donc aller au-delà des propositions pratiques et restaurer une théologie qui guide l’action.


Troisième partie : Une réponse chrétienne en profondeur

Il faut d’abord nuancer Jacques Ellul : le travail est un don de Dieu pour développer la création, comme Ellul le note dans Théologie et Technique, où l’humanité passe d’un jardin à une ville.20 La Technique n’est pas maléfique, mais un fait basique de notre existence, « produit de la nécessité et non de la liberté ».21 La question est de savoir ce qu’on en fait.

Alain Nisus, dans Jalons pour une théologie de l’environnement, rappelle que le mandat créationnel (Genèse 1,28-29) consiste en une gestion responsable, non une exploitation égoïste.22 Il propose une approche « théocentrée », contre la suprématie humaine ou le biocentrisme. L’homme est un intendant responsable de la création de Dieu.

Appliqué à la fast-fashion, cela signifie que notre comportement doit viser une gestion responsable de la création, au-delà du refus du somptuaire. Une analogie : Dieu voulait nous confier progressivement la création, comme un père apprend à son enfant à conduire. Mais nous avons volé les clés, conduisant sans prudence, abîmant la création et nous-mêmes. La Technique, fruit du mandat créationnel, devait se développer sous la sagesse divine. Faute de cette sagesse, nous créons des problèmes en tentant d’en résoudre d’autres. La fast-fashion illustre cette conduite irresponsable.

Cela suggère les points d’application suivants :

  • Viser une gestion durable des ressources, compatible avec un mandat créationnel responsable.
  • Limiter notre jouissance de la création à ce qui est nécessaire et à un confort honnête.

Ces principes définissent les limites de notre liberté chrétienne, tout en tenant compte des besoins spécifiques (professions commerciales, par exemple).

Revenons au refus du somptuaire : les instructions apostoliques (1 Pierre 3, 1 Timothée 2) s’appuient sur les enseignements de Jésus sur la richesse (Matthieu 6,24), où servir Mammon et Dieu est impossible. Le rejet du luxe vestimentaire doit être maintenu, même s’il semble archaïque.

Les apôtres suggèrent aussi que la vraie parure est la piété, proche de l’éthique de non-puissance d’Ellul, réponse adaptée à la Technique irresponsable.23 Ellul attribue à la Technique l’esprit de puissance (efficacité au détriment des finalités) et de mensonge (rejet des objections).24 L’Église doit dénoncer cette puissance, non par l’anarchie, mais en résistant à l’esprit du monde. Opposer la parure extérieure à la piété intérieure rejette l’importance du vêtement dans le statut et déracine les besoins manipulés par le marketing.


Conclusion

Peut-on appliquer une éthique chrétienne à la fast-fashion ? Oui, mais cela nécessite un discernement approfondi, au-delà des réponses simplistes. Les appels apostoliques à la modestie sont insuffisants seuls, mais doivent être compris en profondeur. La fast-fashion est un fruit de la Technique, à la fois normale (liée au mandat créationnel) et problématique (puissance mensongère). Pour restaurer une relation responsable avec la création et le vêtement, il faut s’appuyer sur la loi et la grâce de Dieu, en ajoutant la modestie à une gestion respectueuse.

Ces principes facilitent l’adoption de pratiques alternatives : vêtements durables,25 ateliers de couture pour réparer, commerce de seconde main. Il ne faut pas commencer ni éviter, mais finir par ces solutions pratiques.

  1. Elizabeth L. Cline, Overdressed: The Secretly High Cost of Cheap Fashion, éd. Penguin, 2012, p. 7[]
  2. Selon 100 Years of Consumer Spending (2006, U.S. Department of Labor), une famille américaine en 1900 avait un revenu moyen de 750 $ et dépensait 15 % de ses revenus (108 $) en vêtements. Jan Whitaker note que les costumes féminins prêts-à-porter, populaires à l’époque, coûtaient environ 15 $, soit environ 380 $ aujourd’hui.[]
  3. On remarquera ici un effet du système technicien identifié par Ellul : la standardisation pour une efficacité accrue, au mépris de la finalité ou de la soutenabilité. Certains parlent de « suroptimisation ».[]
  4. Elizabeth L. Cline, Overdressed, p. 26[]
  5. L’espace manque, mais souvenons-nous que Proverbes 31 présente une femme vertueuse qui est à la fois « à la maison » et « chef d’entreprise », le modèle économique historique jusqu’à la révolution industrielle.[]
  6. Elizabeth L. Cline, Overdressed, p. 44[]
  7. À ce sujet, voir Overdressed, chapitre 3[]
  8. Rapport Oxfam, Fast Fashion : impacts, alternatives et moyens d’agir, 2022, p. 5[]
  9. Matthieu 22,11-12[]
  10. Apocalypse 3,4-5, tout comme Jésus lors de sa transfiguration en Matthieu 17,2[]
  11. Exode 21,10[]
  12. Exode 22,26-27[]
  13. 1 Pierre 3,3-4[]
  14. Il est remarquable de voir qu’en 1 Pierre 3,3, le mot « parure » se dit littéralement κόσμος.[]
  15. 1 Timothée 2,9-10[]
  16. Jacques Ellul, Le Système technicien, éd. Grasset, 1977, p. 70[]
  17. Pour des raisons de coût de revient, on ne peut pas produire en grand volume certains designs les plus sophistiqués. Les vêtements sont donc des variations des quelques designs « à pas cher » sans cesse renouvelés.[]
  18. Sans parler de l’identification des tendances de mode, qui commencent à être assistées par l’IA.[]
  19. Cf Cours, Session 6, II.A.ii[]
  20. Jacques Ellul, Théologie et Technique, p. 169[]
  21. Ibid., p. 158[]
  22. Frédéric Baudin, La Bible et l’Écologie, éd. Excelsis, 2014, chap. 1[]
  23. Jacques Ellul, Théologie et Technique, p. 171-172[]
  24. Jacques Ellul, Anarchie et Christianisme[]
  25. À l’image de ce que fait la marque Asphalte.[]

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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