5 juillet 2025

Les Bibles catholiques et orthodoxes ont un livre d’Esther qui n’est pas traduit depuis les manuscrits hébreux comme dans les Bibles protestantes mais d’après une version grecque, plus tardive, qui contient divers ajouts.

Ainsi, Nicolas de Lyre (1270-1349), à la période médiévale, relève ce qui suit dans son commentaire de ce livre : 

Je n’ai pas l’intention d’expliquer le reste du livre, parce qu’il n’est pas dans l’hébreu, ni n’appartient à l’écriture canonique, mais semble plutôt avoir été inventé par Josèphe et d’autres écrivains, et ensuite inséré dans l’édition de langue commune1.

Ce faisant, il réitérait le jugement de saint Jérôme (347-420) qui, comme le rapporte l’Encyclopédie Strong, a ôté ces chapitres de sa traduction, les reléguant à une annexe en fin de livre2. Jérôme affirme effectivement dans son prologue à Esther que « le Livre d’Esther est connu pour avoir été corrompu par divers traducteurs » et ajouté qu’il a effectué une nouvelle traduction « en puisant dans les archives hébraïques »3. Il affirme que l’édition populaire en grec ajoute « ce qui aurait pu être dit et entendu à l’époque ; comme il est courant pour les érudits d’imaginer, en partant d’un thème, les mots qu’aurait pu employer quelqu’un4. »

Cet avis était fort commun chez les érudits. Ainsi, Sixte de Sienne (1520-1569) affirmait encore que ce livre en grec contenait des phrases « insérées ici et là par l’imprudence de certains auteurs5. » Je vous renvoie à notre vidéo sur le sujet pour un traitement plus complet de la façon dont les pères voyaient les apocryphes.

Les contradictions entre l’Esther grec et l’Esther hébreu

Une contradiction dans la date

Au delà de l’évidence historique que ces chapitres constituent un ajout au livre hébreu original, cet article vise à relever certaines tensions et erreurs dans les sections grecques du livre de Esther. Débutons par une affirmation faite au chapitre 11 de la version grecque :

La seconde année du règne d’Assuérus, le grand roi, le premier jour du mois de Nisan, Mardochée, fils de Jaïr, fils de Séméi, fils de Cis, de la tribu de Benjamin, eut un songe6.

Le texte se poursuit pour décrire ce songe dans le chapitre 11 et son interprétation au chapitre 12 : deux eunuques du roi, Bagatha et Tharès, conspiraient contre lui et Mardochée révéla cela au roi afin d’empêcher la conspiration. Les deux eunuques furent exécutés. Remarquez que dans ce texte, ces évènements ont lieu la seconde année du règne d’Assuréus. Le problème, c’est que ce même évènement est relaté dans l’Esther hébreu à une autre date. En effet, Esther 2 nous dit :

Dans ce même temps, comme Mardochée était assis à la porte du roi, Bigthan et Théresch (note : forme hébraïque des noms Bagatha et Tharès), deux eunuques du roi, gardes du seuil, cédèrent à un mouvement d’irritation et voulurent porter la main sur le roi Assuérus. Mardochée eut connaissance de la chose et en informa la reine Esther, qui la redit au roi de la part de Mardochée7.

Nous apprenons dans ces versets que Mardochée est allé en faire part à la reine Esther pour qu’elle informe le roi Assuréus. Or, le même chapitre nous apprend quelques versets plus tôt en quelle année Esther est devenue reine :

Esther fut conduite auprès du roi Assuérus, dans sa maison royale, le dixième mois, qui est le mois de Tébeth, la septième année de son règne. Le roi aima Esther plus que toutes les autres femmes, et elle obtint grâce et faveur devant lui plus que toutes les autres jeunes filles. Il mit la couronne royale sur sa tête, et la fit reine à la place de Vasthi.

Esther est devenue reine à la septième année du règne d’Assuréus, soit 5 ans plus tard que la date indiquée pour l’évènement du songe de Mardochée où celui-ci s’est adressé à une Esther déjà reine.

Une contradiction au sujet de la récompense de Mardochée

Autre contradiction dans le même récit : dans l’Esther grec, il nous est dit que Assuréus récompensa Mardochée pour sa loyauté dans cet épisode :

Le roi fit écrire dans les Chroniques ce qui s’était passé, et Mardochée en consigna aussi par écrit le souvenir. Et le roi ordonna qu’il exercerait un office dans le palais, et il lui donna des présents pour sa dénonciation8.

À l’inverse, dans l’Esther hébreu, l’absence de récompense à cette époque joue un rôle important dans le récit puisque le roi Assuréus s’en souvient plusieurs années plus tard lors d’une insomnie et songe alors finalement à le récompenser :

Cette nuit-là, le roi ne put pas dormir, et il se fit apporter le livre des annales, les Chroniques. On les lut devant le roi, et l’on trouva écrit ce que Mardochée avait révélé au sujet de Bigthan et de Théresch, les deux eunuques du roi, gardes du seuil, qui avaient voulu porter la main sur le roi Assuérus. Le roi dit : Quelle marque de distinction et d’honneur Mardochée a-t-il reçue pour cela ? Il n’a rien reçu, répondirent ceux qui servaient le roi9.

Une contradiction quant à l’origine ethnique de Haman

Dans l’histoire de Mardochée, son principal ennemi est Haman. Haman est Agagite, l’opposition entre Israël et Agag étant un thème récurrent dans l’Ancien Testament.

Après ces choses, le roi Assuérus fit monter au pouvoir Haman, fils d’Hammedatha, l’Agaguite; il l’éleva en dignité et plaça son siège au-dessus de ceux de tous les chefs qui étaient auprès de lui10.

À l’inverse, dans l’Esther grec, Haman est Macédonien :

Vous savez, en effet, comment Aman, fils d’Amadatha, un Macédonien, vraiment étranger à la rade des Perses et fort éloigné de notre mansuétude, ayant été recueilli par notre hospitalité11

Pire encore, l’Esther grec voudrait que Haman ait conspiré pour faire chuter le régime Perse afin qu’un Macédonien règne. William Withtaker explique combien cette affirmation est absurde :

Septièmement, il est dit (chapitre 16) qu’Haman était non seulement Macédonien, mais qu’il projetait aussi, après avoir destitué Mardochée et Esther, de s’en prendre violemment au roi afin de transférer le royaume des Perses aux Macédoniens. Mais, premièrement, comment Haman aurait-il pu transférer le royaume des Perses aux Macédoniens, s’il avait réussi à mettre le roi à mort ? Le royaume des Macédoniens était en effet alors insignifiant, voire inexistant.

D’ailleurs, l’histoire véritable ne contient aucune trace du récit du chapitre 16, selon lequel il aurait comploté contre Mardochée et Esther afin de pouvoir, par leur destruction, attaquer plus facilement le roi et transférer le royaume aux Macédoniens. En effet, Haman ignorait que la reine était juive et apparentée à Mardochée ; et il ourdit toutes sortes de méfaits contre Mardochée, non pour s’assurer le royaume, mais simplement pour assouvir sa malice. Car Mardochée, au commencement, lorsque Haman conçut cette rancune contre lui, n’occupait pas un rang d’autorité tel qu’il pût éclipser sa splendeur.

Mais si quelqu’un prétend que les informations de Mardochée ont permis de sauver le roi de l’assassinat, et qu’ainsi un obstacle a été dressé contre l’ambition d’Haman, et que c’est ce qui a allumé un tel feu de haine, il faut lui faire comprendre qu’il contredit le récit sacré. Car cette conspiration des eunuques et les informations de Mardochée eurent lieu avant qu’Haman n’ait acquis autant de faveur et de pouvoir à la cour royale, comme le montrent le deuxième chapitre et le début du troisième12.

Une contradiction quant à la réaction d’Assuréus face au plaidoyer d’Esther

Lorsque Esther vient plaider la cause de son peuple devant le roi Assuréus, l’Esther apocryphe grec relate, dans un style remarquablement plus fleuri que celui du livre authentique, la réaction du roi en ces termes :

Lorsqu’il eut relevé sa tête rayonnante de gloire et lancé un regard étincelant de colère, la reine tomba en défaillance, changeant de couleur et s’inclinant sur l’épaule de la servante qui marchait devant elle13.

À l’inverse, le livre canonique d’Esther relate :

Lorsque le roi vit la reine Esther debout dans la cour, elle trouva grâce à ses yeux; et le roi tendit à Esther le sceptre d’or qu’il tenait à la main. Esther s’approcha, et toucha le bout du sceptre14.

Une chronologie étonnante

Outre ces contradictions entre les ajouts grecs et le texte hébreu, l’Esther grec contient une indication temporelle avec un écart de plusieurs siècles :

La quatrième année du règne de Ptolémée et de Cléopâtre, Dosithée, qui se disait prêtre et de la race de Lévi, ainsi que Ptolémée, son fils, apportèrent cette lettre des Phrouraï, qu’ils dirent être authentique et avoir été traduite par Lysimaque, fils de Ptolémée, résidant à Jérusalem15.

Ainsi, Esther grec place la traduction de la lettre relatant les évènements dont nous avons parlé sous les règnes de Ptolémée et Cléopâtre, qui ont régné en Égypte comme co-héritiers à partir de 51 avant Jésus-Christ, ce qui placerait l’envoi de cette lettre autour de 48 avant Jésus-Christ. Or, les évènements du livre hébreu de Esther sont relatés comme ayant eu lieu 5 siècles avant Jésus-Christ !

Conclusion

C’est avec raison que les Églises protestantes, en accord avec le jugement du père le plus érudit en hébreu, saint Jérôme, et du médiéval le plus érudit en hébreu, Nicolas de Lyre, n’ont pas retenu les ajouts grecs à Esther. Ces ajouts sont contradictoires avec le livre authentique et canonique d’Esther et contiennent une chronologie invraisemblable.

  1. Nicolas de Lyre, cité par Joseph Weissman.[]
  2. En ligne.[]
  3. En latin : Librum Esther variis translatoribus constat esse vitiatum; quem ego de archivis Hebraeorum relevans, verbum e verbo expressius transtuli.[]
  4. En latin : Quem librum editio vulgata laciniosis hinc inde verborum sinibus [al. funibus] trahit, addens ea quae ex tempore dici poterant et audiri; sicut solitum est scholaribus disciplinis sumto themate excogitare, quibus verbis uti potuit, qui injuriam passus est, vel qui injuriam fecit.[]
  5. En latin : la cinias hinc inde quorumdam scriptorum temeritate insertas.[]
  6. Esther grec 11,2.[]
  7. Esther 2.21-22.[]
  8. Esther grec 12, 4-5.[]
  9. Esther 6,1-3.[]
  10. Esther 3,1.[]
  11. Esther grec 16,10.[]
  12. William Withtaker, Disputation on Holy Scripture.[]
  13. Esther grec 15,10.[]
  14. Esther 5,2.[]
  15. Esther grec 11,1.[]

Maxime Georgel

Maxime est interne en médecine générale à Lille. Fondateur du site Parlafoi.fr, il se passionne pour la théologie systématique, l'histoire du dogme et la philosophie réaliste. Il affirme être marié à la meilleure épouse du monde. Ils vivent ensemble sur Lille avec leurs quatre enfants, sont membres de l'Église de la Trinité (trinitelille.fr) et sont moniteurs de la méthode Billings.

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