Ce que Jésus a reçu de Dieu – Thomas d'Aquin.
21 septembre 2019

La dernière fois, nous avons parlé de « jusqu’où » allait l’incarnation de Christ dans la nature humaine. Aujourd’hui, nous allons parler de ce que Jésus recevait de Dieu en tant qu’homme : avait-il les mêmes grâces que les autres hommes, lui qui était Dieu ? Mais avant, faisons un rapide point sur la question 6 de la Tertia Pars, que je saute dans ce commentaire comme étant plus technique que ce que nous avons l’habitude, et par crainte d’ennuyer le lecteur.

Cette question 6 portait sur « l’ordre dans lequel s’est réalisée l’assomption des parties de la nature humaine ». Sans jargon : dans quel ordre Jésus a-t-il pris la nature humaine ? Il en ressort les deux conclusions suivantes :

  • D’un point de vue logique, « l’en-incarnation » de Jésus part de la part la plus supérieure de son âme : l’intellect et la volonté
  • D’un point de vue chronologique en revanche, elle s’est faite toute à la fois, car un homme existe corps et âme à la fois

Cela fait, voyons la question 7 : « La Grâce du Christ en tant qu’homme individuel » : c’est-à-dire ce que Jésus l’homme a reçu de Dieu. Il peut être utile de consulter cet article de l’Institut Aquinas pour se faire une idée du vocabulaire qui sera invoqué par la suite.

  1. Y a-t-il dans l’âme du Christ la grâce habituelle ? Oui.
  2. Y-a-t-il chez le Christ des vertus ? Oui.
  3. Le Christ a-t-il eu la foi ? Non.
  4. A-t-il eu l’espérance ? Non.
  5. A-t-il possédé les dons du St Esprit ? Oui.
  6. A-t-il eu le don de crainte ? Oui.
  7. A-t-il eu les charismes ? Oui.
  8. A-t-il eu le charisme de prophétie ? Oui.
  9. A-t-il eu la plénitude de grâce ? Oui.
  10. La plénitude de grâce est-elle propre au Christ ? Oui.
  11. La grâce du Christ est-elle infinie ? Non.
  12. La grâce du Christ a-t-elle pu s’accroître ? Non.
  13. Quel rapport a la grâce habituelle du Christ avec l’union hypostatique ? Elle est conséquente.

Article 1 : Y-a-t-il dans l’âme du Christ la grâce habituelle ?

La grâce habituelle, c’est le don d’avoir notre âme guérie du péché et élevée jusqu’à Dieu afin d’être en communion avec lui. On l’appelle « habituelle » parce qu’elle touche nos dispositions (habitus) en ce qu’elle nous donne d’être dégouté du péché et d’être attiré par Dieu.

Il y a l’oracle d’Isaïe (11, 2) : « L’Esprit du Seigneur reposera sur lui. » Or cet Esprit existe dans l’homme par la grâce habituelle, on l’a dit dans la première Partie. Le Christ avait donc la grâce habituelle.

Thomas d’Aquin donne trois raisons :

  1. « A cause de l’union de son âme avec le Verbe de Dieu » (=Logos, la 2e personne de la Trinité). Plus on est proche de Dieu, plus on a de grâce habituelle. Il est donc normal que celui qui est le Fils de Dieu incarné dans la nature humaine ait de la grâce habituelle.
  2. « A cause de la noblesse de cette âme ». Pour être un « homme de bien », appliquant parfaitement la connaissance de Dieu et l’amour, il faut recevoir une grande part de grâce habituelle. Donc Christ a cette grâce.
  3. « A cause de la relation du Christ lui-même avec le genre humain. » Puisque Jésus est le médiateur, il faut qu’il ait la même grâce que les autres hommes, confirmé par Jean 1.26 : « Nous avons tous reçu de sa plénitude, et grâce après grâce ».

Objection : Dieu n’habite pas en Christ selon la grâce habituelle, puisque le Christ EST Dieu. Il n’y a pas à ajouter une grâce pour obtenir ce qu’il a déjà. Réponse : Thomas dit : « Le Christ est vrai Dieu selon la personne et la nature divine ». Mais il a aussi une nature humaine, et c’est en celle-ci qu’il reçoit la grâce habituelle.

Article 2 : Y-a-t-il chez le Christ des vertus ?

La vertu, c’est l’habitus –le « pli » de l’âme – qui favorise chez l’homme le bien agir. Par exemple : la sagesse, la justice, le courage… Elles ne sont pas des œuvres morales, mais des dispositions de l’âme à bien agir.

A propos de cette parole du Psaume (1, 2)  » Il met son plaisir dans la loi du Seigneur », il est écrit dans la Glose : « Ce passage montre qu’il y avait dans le Christ une plénitude de bonté. » Mais, une qualité de l’âme ordonnée au bien, c’est la vertu. Il devait donc y avoir dans le Christ une plénitude de vertu

Thomas d’Aquin commence son raisonnement sur le point suivant : « Comme on l’a dit dans la deuxième Partie de même que la grâce se rapporte à l’essence de l’âme, ainsi la vertu se rapporte à ses puissances. » Quand Dieu habite en nous – dans notre être- cela transforme forcément ses puissances : nous qui étions incapables d’aimer Dieu, nous voilà rendus capable d’aimer Dieu.

Or on vient de dire que Christ a la grâce habituelle. Donc il a les vertus, qui sont les effets de la grâce habituelle.

Article 3 : Le Christ a-t-il eu la foi ?

Il est écrit (He 11, 1) : « La foi est une assurance de ce qu’on ne voit pas. » Or rien n’était caché au Christ, selon cette parole de S. Pierre (Jn 21, 17) : « Seigneur, tu connais toutes choses. » Le Christ ne pouvait donc pas avoir la foi.

Objection : Les bienheureux (chrétiens qui sont morts en ayant foi dans le Christ) ont cette perfection d’avoir eu la foi jusqu’au bout. Si Christ n’a pas eu la foi, alors cela veut dire que les bienheureux ont une perfection que le Christ n’a pas, ce qui est blasphématoire. Réponse : Cette foi dont on parle ici consiste en la certitude et la fermeté d’adhésion, ce qui est un sens impropre au mot foi. Le sens propre du mot foi reste « croire en ce qu’on ne voit pas ».
Ainsi donc Christ et les bienheureux n’ont pas également la foi parce que Christ voyait directement ce que les chrétiens ne peuvent pas voir directement avant la résurrection.
Mais le Christ et les bienheureux ont également la foi, dans le sens où ils sont également sûr et certains de ce que Christ a annoncé.

Article 4 : Le Christ avait-il l’espérance ? Non.

Il est écrit (Rm 8, 24)  » Voir ce qu’on espère, ce n’est plus espérer. » Il apparaît donc que l’espérance, comme la foi, a pour objet ce qu’on ne voit pas. Or le Christ, n’ayant pas eu la foi, ne devait pas avoir non plus l’espérance.

Thomas fait alors la distinction entre l’espérance comme vertu théologale – Attendre ce que l’on ne voit pas- et l’espérance en tant que « simple attente ». La question porte sur l’Espérance-grand E, celle dont fait mention l’apôtre Paul quand il parle de la Foi, l’Espérance et l’Amour. Cette Espérance-là n’est pas en Christ.

Objection : En Psaumes 30.2, qui fait parler le Christ, on trouve : « Seigneur, j’ai espéré en toi ». Réponse : Thomas dit : « La parole du Psaume ne s’applique pas à l’espérance, vertu théologale, mais à l’espérance que le Christ pouvait avoir de certaines choses non encore possédées, comme on vient de le dire. »

Article 5 : Le Christ a-t-il possédé les dons de l’Esprit ?

Traditionnellement, la théologie médiévale listait sept dons du saint esprit à l’Eglise sur la base de Esaïe 11.2: la crainte filiale, la piété filiale, le conseil, la force, la science et l’intelligence et enfin la sagesse. Cf cette infographie de la Croix pour plus de détails.

Il est écrit dans Isaïe (4, 1) : « sept femmes saisiront un homme », et la Glose applique ce texte aux sept dons du Saint-Esprit possédés par le Christ.     

Oui, je sais : la théologie médiévale était parfois fâchée avec l’exégèse.

Thomas explique ensuite que les vertus sont ajoutées aux puissance de l’âme par la grâce habituelle, afin que nous soyons plus efficacement mis en mouvement par Dieu. « Or il est manifeste que l’âme du Christ était mue de la manière la plus parfaite par le Saint-Esprit, car il est écrit en S. Luc (4, 1) : « Jésus, rempli de l’Esprit Saint, revint du Jourdain, et il fut poussé par l’Esprit dans le désert. » Il est donc évident que les dons se trouvaient dans le Christ sous un mode très excellents. »

Article 6 : Le Christ a-t-il eu le don de crainte ?

Nous lisons dans Isaïe (11, 3) : « L’Esprit de la crainte du Seigneur le comblera de sa plénitude. »

Christ n’avait pas à craindre d’être séparé de Dieu, ni d’être puni par lui à cause du péché. Dès lors que pouvait-il encore craindre ? C’est qu’il y a un autre aspect de la crainte que l’on oublie souvent : nous ne craignons que ce qui est supérieur à nous au point que si celui-ci nous veut du mal on ne peut pas l’éviter.

Christ n’avait pas à craindre de mal ou de châtiment de la part de son Père. Mais il reste le respect devant l’infinie grandeur du Dieu Souverain, et selon ce sens, Christ avait le don de crainte, plus que tout autre homme.

Article 7 : Le Christ a-t-il eu les charismes ?

Pour une fois il s’agit du même sens qu’aujourd’hui : les dons surnaturels comme la prophétie, le don des langues etc.

Augustin écrit que, comme dans la tête se trouvent les cinq, sens, de même dans le Christ, qui est tête de l’Église, se trouvent toutes les grâces.

Les charismes servent à « manifester la foi et l’enseignement spirituel ». C’est sous cet angle que l’on lit d’ailleurs toutes les manifestations surnaturelles décrites dans les Actes des Apôtres. Or, comme l’enseigne le catéchisme de Heidelberg, il est « notre Souverain Prophète et docteur c’est lui qui nous a pleinement révélé le conseil secret et la volonté de Dieu pour notre rédemption ».  Il est donc manifeste que le Christ a dû, comme premier et principal Docteur de la foi, posséder excellemment tous les charismes.

Article 8 : Le Christ a-t-il eu le charisme de prophétie ?

Il y a la prédiction du Deutéronome (18, 15) : « Dieu vous suscitera un prophète parmi vos frères », et ce que le Christ disait en parlant de lui-même (Mt 13, 57; Jn 4,44) : « Un prophète n’est sans honneur que dans sa patrie. »

L’enjeu de la question est le suivant : Christ pouvait-il vraiment être prophète s’il annonçait des choses non pas tant révélées à lui par Dieu, mais qu’il connaissait déjà –puisqu’il est Dieu?

Thomas d’Aquin part de la définition du prophète telle qu’elle est donnée par Augustin : « Celui qui annonce et qui voit ce qui est éloigné ». En un sens, il est vrai que Jésus a annoncé des choses qui étaient proches pour lui. Mais en un autre, il était lui aussi «un voyageur sur cette terre », et parmi les hommes, il a annoncé et fait voir des choses qui étaient éloignées de ses semblables. Il peut donc bien être considéré comme un prophète.

Article 9 : Le Christ a-t-il eu la plénitude de grâce ?

Il est écrit en Jean (1, 14) : « Nous l’avons vu plein de grâce et de vérité. »

Thomas d’Aquin distingue deux sens à « plénitude » :

  • La plénitude « quantitative » : celle qui se définit par l’intensité d’un caractère, comme quand on dit que le soleil est pleinement brillant pour dire qu’il est très intensément brillant.
  • La plénitude « dynamique » : l’objet a tout ce qu’il faut pour être ce qu’il est : l’exemple pris par Thomas est la locution « pleinement vivant » pour dire qu’on a tout ce qu’il faut pour être vivant.

Jésus a la plénitude des grâces selon les deux sens :

  • Par rapport à la plénitude quantitative, Jésus étant l’être humain le plus proche de Dieu (et pour cause) il est celui qui a le plus reçu de lui en quantité.
  • Par rapport à la plénitude dynamique, non seulement Christ a reçu de quoi alimenter sa propre nature, mais tous ceux des croyants qui le suivraient. Il est donc dans la plénitude de grâce de ce point de vue là aussi.

Article 10 : La plénitude de la grâce est-elle propre au Christ ?

On attribue au Christ la plénitude de la grâce en tant qu’il est le Fils unique du Père. Il est écrit en effet dans S. Jean (1, 14) :  » Nous l’avons vu comme Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité. » Mais une telle filiation est propre au Christ; la plénitude de grâce et de vérité doit donc aussi lui appartenir en propre.

Thomas fait la distinction suivante, en disant qu’on peut envisager la plénitude de grâce sous deux angles :

  • Soit du côté de la grâce elle-même : Christ est-il le seul à en avoir autant que ceci ?
  • Soit du côté du sujet qui la possède : Ce qu’à Christ peut-il être partagé ?

Personne ne peut avoir autant de grâce que Christ, elle lui est propre. Mais quant aux sujets qui la possèdent, c’est différent : Christ peut partager ses grâces avec qui il veut, si bien que cette plénitude n’est pas propre au Christ du côté du sujet qui la possède.

Article 11 : La grâce du Christ est-elle infinie ?

La grâce est quelque chose de créé dans l’âme. Mais tout ce qui est créé est fini, selon cette parole de la Sagesse (11, 21) : « Tu as tout disposé avec nombre, poids et mesure. » La grâce du Christ n’est donc pas infinie.

Thomas fait les distinctions suivantes dans les grâces qu’avait Christ :

  • La grâce d’union : celle qui unit la nature divine à la nature humaine. Celle-ci est aussi infinie que le Logos.
  • La grâce habituelle : le fait que Dieu vient vivre dans la nature humaine de Jésus, comme les autres croyants humains.
    • Considérée en tant qu’être : quoi est une grâce ? Quelque chose de crée dans l’âme et donc fini.
    • Considérée en tant que grâce : c’est un cadeau fini d’une puissance infinie.

Article 12 : La grâce du Christ a-t-elle pu s’accroître ?

Il est dit en S. Jean (1, 14) : « Nous l’avons vu comme le Fils unique du Père, plein de grâce et de vérité. » Mais on ne peut rien concevoir de plus grand que d’être le Fils unique du Père. C’est donc qu’il ne peut pas exister, et qu’on ne peut pas concevoir, une grâce plus grande que celle dont le Christ fut rempli.

Thomas d’Aquin décrit deux cas où « l’accroissement d’une forme » est impossible :

  • Parce que le sujet lui-même ne peut pas croître davantage dans cette caractéristique. Par exemple, l’eau liquide ne pourra jamais être plus chaude qu’à 100°C, au-delà ce n’est plus de l’eau liquide.
  • Parce que la forme elle-même ne peut pas « plus » que ce qu’elle est déjà. Par exemple, on ne peut pas imaginer que la température soit plus basse que zéro kelvin, parce que la matière elle-même ne peut pas plus immobile (et donc plus froide) que ce qu’elle serait déjà à cette température.

Et il est impossible que la grâce de Christ s’acroisse dans les deux cas :

  • Parce que la nature humaine ne peut pas être plus unie à Dieu que le genre d’union que Jésus a.
  • Parce qu’il ne peut pas y avoir de plus grands bienfait pour l’âme que de recevoir de Dieu ce que Jésus avait dans sa nature humaine.

Article 13 : Quel rapport la grâce habituelle du Christ a-t-elle avec l’union hypostatique ?

 Il est écrit dans Isaïe (42, 1) : « Voici mon serviteur, je le soutiendrai « ; et ensuite : « je lui ai donné mon Esprit », parole qui se réfère à la grâce habituelle. Il apparaît donc que chez le Christ l’assomption de la nature humaine dans l’unité de personne précède la grâce habituelle.

Thomas justifie cette conséquence de trois façons :

  • La grâce habituelle intervient au moment où les êtres humains sont conçus et existants. Or au moment de la conception de Jésus, il était déjà sous union hypostatique. Donc la grâce habituelle est conséquente à l’union hypostatique.
  • La grâce est causée par la présence de la divinité. Or en Jésus, la Divinité est présente à cause de l’union hypostatique. Donc la grâce habituelle est conséquente à l’union hypostatique.
  • La grâce habituelle nous prédispose à bien agir. Mais agir appartient aux hypostases. Or l’hypostase de Christ est unie à Dieu. Donc la grâce habituelle est conséquente à l’union hypostatique.

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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