Dès les premiers jours du synode de 1872, il est clair que les orthodoxes dominent numériquement. Aux yeux des libéraux, le synode « risque » donc de rédiger une déclaration de foi et de l’imposer à l’Église. Le parti libéral, par la bouche de Philippe Jalabert, doyen de la faculté de droit de Nancy, tente donc de questionner la légitimité et la représentativité des grands électeurs délégués par les consistoires, propose l’ordre du jour suivant :
L’assemblée, appelée à se prononcer sur son caractère et sur ses attributions, reconnaît que les bases électorales adoptées pour sa convocation ne peuvent donner la certitude que toutes les tendances du protestantisme français soient représentées dans son sein en raison de leur importance relative. Mais, sous cette réserve, elle se considère dans ses différentes fractions comme étant auprès du gouvernement l’organe autorisé des besoins, des vœux et des sentiments des différentes parties de l’Église ; — et comme appelée, à l’égard des communautés protestantes, à faire une œuvre d’union et de pacification sous les inspirations de Jésus-Christ, chef de l’Église invisible, dans la communion duquel elle veut travailler à l’avancement du règne de Dieu en toute vérité et charité.
Contester la manière dont a été élu le synode revient à renoncer à prendre toute décision, et le réduire à un simple rôle consultatif. Contre cette idée, le pasteur Charles Bois, professeur d’histoire à la faculté de théologie protestante de Montauban, entend défendre l’honneur et les attributions de l’entreprise synodale.
Comme pour les autres discours du synode, nous reproduisons l’échange entre MM. Jalabert et Bois tel qu’il est présenté par le pasteur Bersier (Histoire du synode général…, t. I, sixième séance, pp. 95-103).
M. Jalabert — Je suis obligé, Messieurs, de reconnaître, au moment où je vous apporte cet ordre du jour, que ma conviction personnelle n’a été en rien modifiée par les débats auxquels nous avons assisté. J’estime que ces débats étaient nécessaires. On a cherché vainement à me mettre en contradiction avec moi-même. J’affirme sur l’honneur que si la majorité était différente, j’aurais tenu le même langage, et fait valoir les mêmes arguments. On m’a dit : « Vous ne voulez donc pas de la liberté que le gouvernement vous offre ? » J’accepte la liberté, et selon moi un libéral, c’est celui qui veut la liberté des autres ; mais la liberté pour être vraie doit s’exercer dans des conditions de justice ; or j’estime que ces conditions n’existent pas ici. Tout le monde concède que le mode d’élection au Synode est insuffisant ; par conséquent, j’ai le droit de dire qu’il ne peut pas nous donner la certitude d’une représentation fidèle : je ne vais pas plus loin, je n’attaque pas l’autorité de cette assemblée. On nous dit que l’État ne pouvait faire autrement, qu’il a cédé à des nécessités, mais j’affirme qu’on a voulu ces nécessités. (Interruptions à droite et vives protestations.) J’ai dit et je répète que vous avez créé des nécessités volontaires. (Nouvelles protestations.) Eh ! ne savons-nous pas quels sont ceux qui ont provoqué le Synode ! (Protestations et interruption prolongée.) Nous ne sommes pas une représentation fidèle des Églises. Si le schisme se produisait, pourriez-vous répondre qu’il se produira dans la proportion de quarante-sept à soixante et un ? Vous réclamez les pouvoirs d’un Synode général. Tout Synode avait le droit d’exclure. Vous sentez-vous ce droit ? Est-ce que le ministre vous l’a reconnu ? Nullement. Il a seulement dit qu’en cas de rupture, la minorité aurait à sa protection les mêmes titres que la majorité. Est-ce que, si notre Église ne voulait plus du Synode, si elle préférait un autre régime, l’État aurait le droit de le lui imposer ? Pour moi, je suis partisan du régime synodal, mais il faut alors que le Synode soit vraiment la représentation de l’Église. On dit que nous rabaissons cette assemblée en en faisant une assemblée consultative. Mais n’est-ce rien que de travailler ensemble à l’union de l’Église ? La paix est le premier des biens. Nous avons à panser nos plaies, à nous rapprocher, à nous comprendre. N’est-ce rien que cela ? Dieu m’est témoin que je cherche tout ce qui unit, que j’évite tout ce qui divise ; j’ai une passion, celle de nous unir tous, sous l’inspiration de Jésus-Christ dans la communion de qui je veux vivre et je veux mourir. Je vous demande d’affirmer avec moi ces sentiments. (Applaudissements.)
M. Bois — Ai-je besoin de dire que c’est avec émotion que j’ai entendu les dernières paroles de M. Jalabert ? Ses sentiments, nous les partageons tous.
Nous voulons faire l’œuvre de Jésus-Christ, travailler à l’union. Et c’est précisément parce que ces sentiments sont les nôtres que nous regrettons de les voir précédés d’un ordre du jour que nous ne pouvons accepter, car on nous met ainsi dans une position étrange : nous aurons l’air, en repoussant l’ordre du jour, de repousser les sentiments, les désirs qui remplissent nos cœurs tout aussi bien que les vôtres.
J’ajouterai qu’il m’est pénible de me trouver en opposition avec un homme que je respecte, que je voudrais voir marcher avec nous, parce que je crois qu’au fond il nous appartient ; mais, qu’il me permette de le lui dire, sans vouloir le blesser, son ordre du jour manque de netteté, de franchise, il ne dit rien sur plusieurs des points que cette longue discussion a mis dans la plus vive lumière. Je vais essayer de le montrer.
1° Nous avons discuté tout au long sur la légalité de ce Synode qui était ici si vivement combattue. Pourquoi votre ordre du jour n’en dit-il rien ? En l’écoutant, je croyais que vous aviez abandonné le terrain de l’illégalité du Synode, et, tout heureux, j’en prenais acte, mais voici que notre honorable collègue en expliquant sa pensée l’aggrave, voici qu’il affirme que loin d’obéir à la loi, on a créé des nécessités légales. Eh bien ! je ne suis pas jurisconsulte, mais il vaut mieux quelquefois n’être pas un homme du métier, on y voit plus clair ; je vous demande : Que devait faire le gouvernement ? Ah ! je l’avoue, s’il ne voulait réunir qu’une assemblée consultative, il n’avait nul besoin de s’en tenir aux vieux textes, mais du moment qu’il voulait un Synode, il devait suivre un mode d’élection indiqué par la loi. Vous-même ne l’avez-vous pas clairement reconnu en 1848, ne l’avez-vous pas imprimé ? M. Jalabert a indiqué un autre mode électoral, fondé uniquement sur le chiffre de la population, mais ce mode-là qui aurait été révolutionnaire, n’était indiqué nulle part. M. Thiers disait l’autre jour à la Chambre : Je ne fais pas de coup d’État ; je n’ai pas les qualités nécessaires pour cela. » Eh bien ! remercions le gouvernement d’avoir refusé de faire ici un coup d’État, d’avoir scrupuleusement respecté la légalité. Pour moi, si je suis surpris d’une chose, c’est de le voir attaqué pour cela par des jurisconsultes. (Rires et applaudissements.)
2° Mon second motif pour ne pas voter votre ordre du jour est celui-ci : Vous dites : « Cette assemblée n’ayant pas la certitude que les diverses nuances du protestantisme français soient représentées dans son sein… » Il vous faut donc, pour qu’une assemblée quelconque exerce son mandat, qu’elle ait la certitude que les diverses nuances de la pensée d’un pays, d’une Église y soient représentées selon leur importance. Eh bien ! je vous défie d’avoir jamais cette certitude. Quelle est l’assemblée qui n’ait une minorité, et quelle est la minorité qui n’affirmera qu’elle seule exprime les vrais vœux du pays ? Vous rendez impossible tout gouvernement, car comment s’assurer de la représentation des nuances ? Supposons même que vous ayez été élus au suffrage universel. Est-ce que cela vous satisferait ? Et les minorités, qu’en feriez-vous ? Où seraient-elles représentées ? C’est pourtant là une grave question en matière de conscience religieuse. Donc, comme jamais vous n’atteindrez cet idéal, jamais vous n’aurez de gouvernement. L’État comme on vous l’a dit, a cherché à concilier, avec la légalité, la proportionnalité, il a fait ce qui lui était possible.
3° Je remarque ensuite que votre ordre du jour se contredit lui-même de la manière la plus fragrante. D’une part, vous avez la conscience de n’être pas le représentation exacte du protestantisme, d’autre part vous vous appelez l’organe autorisé des besoins, des vœux, etc. Il faut choisir, si vous êtes un organe autorisé, c’est que vous avez le sentiment de la solidité de votre mandat, sinon ,vous n’êtes pas un organe autorisé. Remarquez ensuite l’expression étrange, équivoque que vous employez. « Cette assemblée, avez-vous écrit, est auprès du gouvernement, dans les diverses fractions qui la composent, l’organe autorisé. » Qu’avez-vous voulu dire par là ? Permettez-moi de faire l’exégèse de ces mots, « les diverses fractions, » puisque je suis exégète. (On rit.)
Voulez-vous dire que chaque fraction de cette assemblée est auprès du gouvernement l’organe des besoins, des vœux ? Étrange situation ! Que répondra le gouvernement quand vous arriverez avec cinq ou six fractions exprimant leurs besoins, leurs vœux ? À qui voulez-vous qu’il entende ? Si cette assemblée a le droit de parler, c’est par sa majorité et seulement par sa majorité. Ceci m’amène à une réflexion. Vous avez dit avec éloquence que le mot de liberté ne suffisait pas, qu’il fallait les garanties de la liberté. Eh bien, je m’empare de cette pensée et je vous dis : « Vous qui vous lez que cette assemblée devienne purement consultative, où trouverez-vous les garanties de sa liberté ? » Vous formulerez des avis, et rien que des avis, mais qui décidera ? Le gouvernement. C’est donc lui qui sera le maître ! Quoi ! le plus simple Conseil presbytéral règle, ordonne et décide. Quoi ! chacun de nos Consistoires prend des décisions. Et nous, nous ne pourrions rien régler, rien ordonner, rien décider. Nous donnerons des avis, donc l’État fera ce qu’il lui plaira. Eh bien, encore une fois, que faites-vous de nos libertés ? (Longs applaudissements à droite.)
Vous n’avez cessé de nous dire que tant que nous sommes unis à l’État nous n’avons pas toutes nos libertés. Vous avez prononcé le nom de séparation de l’Église et de l’État (À gauche : Oui ! oui !) Eh bien, moi aussi je suis pour la séparation de l’Église et de l’État, et beaucoup d’entre nous le sont également. (Applaudissements au centre et dans une partie de la droite.) Mais, cette séparation dont vous parlez tant, qui est-ce qui en a parlé le premier ? Qui est-ce qui depuis trente ans la réalise ? Ceux que vous appelez des orthodoxes. (Longs applaudissements.) Tandis que vous la reléguez dans les brouillards de l’avenir, eux ils ont accepté, ils pratiquent ce régime. (Voix à gauche : Pratiquez-le, vous aussi.) Je l’accepterai quand l’État nous le donnera, mais d’ici là, il y a une chose que je ferai, c’est dans nos relations avec l’État de maintenir énergiquement les libertés, l’autonomie de l’Église.
M. Guizot1 — Très bien !
M. Bois — Non, je n’irai pas donner à son excellence le ministre des cultes des avis, et encore des avis, en lui demandant de résoudre les questions qui nous partagent. Vous n’avez cessé, et M. Larnac en particulier, de nous rappeler que partout nous rencontrions l’État devant nous, qu’il nous fallait prendre garde, que nous ne pouvions être assemblée souveraine… Eh bien, Messieurs, dans nos anciens Synodes, il y avait un personnage qui tenait lui aussi ce langage, qui répétait sans cesse : « Prenez garde ! l’État est là. Vous n’êtes pas une assemblée souveraine. » C’était… le commissaire du roi. (Longs applaudissements.) Oui, c’était lui ; mais en face de lui, le Synode humilié, souvent ulcéré, défendait par la bouche de son modérateur l’indépendance et la dignité de l’Église. (Nouveaux applaudissements.) Ne sentez-vous pas que, par votre attitude, vous affaiblissez cette dignité ? Pour moi, si j’étais minorité, je tiendrais le même langage, car ce qu’il y a de plus essentiel ce n’est pas que le Synode adopte telle ou telle décision, c’est qu’il existe, c’est qu’il soit libre, et je respecterais cette liberté même quand ses décisions ne me conviendraient pas. Affaiblir son autorité, c’est invalider toute son œuvre.
Vous voulez qu’il fasse une loi électorale ! Quoi de plus grave qu’une loi électorale ? Or, quelle autorité aura votre loi, si d’avance vous déclarez que vous n’êtes presque rien ? Pour ma part je crois que ce Synode représente vraiment l’Église. (Dénégations à gauche.) Vous le niez… Eh bien ! nommez-moi une Église, une seule, qui nie le surnaturel comme le font quelques-uns d’entre vous. Je crois que cette assemblée a le droit et le devoir de dire quelle est la foi de l’Église.
Nous le ferons dignement, dans un grand esprit de largeur. Nous ne voulons violenter aucune conscience, nous n’avons nulle idée d’excommunier personne, nous ne voulons point faire appel au bras séculier. Qu’on ne nous oppose plus ces fantômes ! Mais nous exprimerons notre foi. Croyez-vous que nous ayons cherché la responsabilité qui nous incombe ? Croyez-vous que ce soit avec joie que nous exercions ce redoutable mandat ? Croyez-vous qu’il ne nous serait pas facile de nous y soustraire ? Ah ! vous parlez du respect des consciences. Est-ce que ce ne sont pas nos consciences qui nous obligent de faire ici notre devoir ? Accordez-nous ce respect que vous réclamez pour vous-mêmes. Laissez-nous exprimer la foi qui est dans nos cœurs. Si ce Synode restait impuissant, silencieux, ce serait à désespérer de l’avenir ; il doit avoir le pouvoir d’accomplir son œuvre, et avec l’aide de Dieu il l’accomplira. (Longs applaudissements à droite et au centre.)
Illustration de couverture : Paul Frenzeny, Les Élections d’octobre. Mineurs de Pennsylvanie aux urnes, dessin de presse, 1872.
- François Guizot, orthodoxe, ancien ministre, consistoire de Paris. C’est une des figures les plus respectées et les plus influentes du synode de 1872.[↩]
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