Deux tendances ou deux religions ? — Charles Bois
10 novembre 2020

Le lecteur fidèle se souviendra de Charles Bois dont nous avons publié dans l’article précédent un discours en défense de l’autorité du premier synode général des Églises réformées. Une fois cette question tranchée, c’est la question de la confession ou déclaration de foi de l’Église qui est dans tous les esprits ; le pasteur Bois, qui est l’auteur de la déclaration qui sera adoptée, plaide sa nécessité. Les libéraux l’attaquent aussi sur son éventuel caractère obligatoire, qui pourrait les exclure de l’Église ou les conduire à la quitter. Cette question, que Bois tâche ici d’éviter, sera promise à une longue postérité.

Le discours de Bois a beaucoup d’affinités avec celui, trois jours plus tard, d’Auguste Pernessin que nous avons publié précédemment ; Bois est un peu moins virulent, mais pointe déjà la radicale incompatibilité entre la foi chrétienne et le libéralisme.

Comme pour les autres discours du synode, nous reproduisons le discours du pasteur Bois et l’échange qui le suit d’après l’édition du pasteur Bersier (Histoire du synode général…, t. I, septième séance, pp. 118-122 et 137-138). Des écrits de Charles Bois ont été publiés sous le titre Religieux et surnaturel par les éditions Ampelos.


C’est avec une bien grande émotion que j’occupe de nouveau cette tribune ; nous avons eu jusqu’ici des débats animés, mais nous touchons à la question des questions, à celle d’où dépendent, selon moi, la vie de nos âmes, la dignité de nos consciences, et l’existence même de notre Église. C’est notre devoir de l’aborder avec la plus grande franchise et la plus grande modération. Je ne ferai point une démonstration, je me bornerai à un exposé aussi clair que possible des raisons qui nous amènent à vous proposer cette déclaration de foi.

Tout d’abord, nous croyons qu’il n’y a pas d’Église sans une foi commune. On ne naît pas chrétien, on le devient. L’Église est la patrie des âmes ; on ne lui appartient pas par l’effet d’un simple accident de naissance ; l’Église réformée en particulier a toujours demandé de ses catéchumènes1 un engagement solennel. Certes, l’union est notre ardent désir à tous, je dirai même que nous en avons la passion ; mais il ne peut pas y avoir d’union sans une foi commune, je ne dis pas une foi uniforme, mais l’acceptation de certaines vérités ; si vous mettez ensemble dans le même cadre des âmes animées de convictions diamétralement opposées, vous les condamnez à la discorde la plus douloureuse parce qu’elle les atteint dans ce qu’il y a de plus délicat.

Nous estimons en second lieu que cette foi, l’Église doit l’affirmer ; le silence ne lui est pas permis ; il faut que l’on sache sur quels principes elle est fondée. Qu’est-ce donc quand cette Église a été comme la nôtre longtemps condamnée au silence, et quand pour la première fois en ce siècle elle a le droit de parler !

Ce n’est pas que nous ayons la prétention d’affirmer tout ce que ce Synode aura à dire à l’Église et au monde, mais nous avons du moins une parole à adresser à nos frères, car ils s’attendent à nous ; ce n’est pas non plus que nous prétendions affirmer toute notre foi, et en rédiger la confession systématique, mais il y a un minimum qui doit être affirmé ; M. Thiers a parlé des libertés nécessaires. Or il y a aussi des affirmations nécessaires. Nous n’avons d’ailleurs rien à innover, nous avons à exprimer ce que croit cette Église ; il ne s’agit pas de copier le passé, de reproduire cette Confession de foi de la Rochelle, si belle pourtant et si calomniée et où à côté des idées du seizième siècle, se trouvent tant de passages d’une admirable largeur. Avec elle nous affirmons les deux grands principes sur lesquels repose le protestantisme : l’autorité des Écritures et le salut par la foi en Jésus-Christ ; nous affirmons les faits chrétiens qui pénètrent toutes nos liturgies, qui sont rappelés par nos sacrements et acceptés par le peuple protestant.

Nous ne prétendons point être infaillibles dans l’exposition de notre foi ; nous ne faisons à aucun titre l’œuvre d’un concile ; ce qu’un Synode fait, un autre Synode peut l’améliorer. Eh bien ! au moment d’accomplir notre œuvre, il faut bien le reconnaître, nous qui avons tous du sang huguenot dans les veines et qui nous sentons unis par tant de liens, nous nous trouvons en face d’un fait qu’il est impossible d’éluder. Voici longtemps qu’on parle de deux tendances. Hélas ! ce ne sont plus des tendances, ce sont des points de vue diamétralement opposés. Jugez-en vous-mêmes ; d’un côté, une révélation surnaturelle, de l’autre une simple manifestation de la conscience humaine ; d’un côté, Jésus-Christ, fils unique de Dieu, parfaitement saint, maître infaillible de la vérité religieuse, qui est mort pour nous sauver et qui est ressuscité ; de l’autre Jésus de Nazareth, c’est-à-dire, un homme, le meilleur de tous si vous voulez, mais qui a partagé les idées et même les erreurs de son temps, qui a eu ses faiblesses et ses égarements, qui est mort, bien mort et resté dans le tombeau… De bonne foi, peut-on parler simplement ici de deux tendances ? Non ! il faut le dire avec les initiateurs de ce mouvement nouveau, ce n’est pas une nuance qu’ils ont trouvée, c’est une révolution qu’ils ont accomplie, ils en ont la conscience, ils l’ont souvent dit avec enthousiasme, ils ont fondé, je ne dis pas une Église, mais une religion nouvelle, et, chose prodigieuse, jusqu’ici inconnue, une religion sans dogme, sans surnaturel, sans prière, j’entends sans prière à laquelle Dieu réponde, car je n’appelle pas de ce nom ce qui ne serait qu’un simple exercice de l’âme se repliant sur elle-même… C’est donc une religion nouvelle qu’on nous apporte, et la question qui nous occupe peut se résumer ainsi : l’Église réformée de France veut-elle changer de religion (Vive approbation à droite et au centre ; longs applaudissements), ou bien veut-elle donner droit de cité à la religion nouvelle avec faculté de remplacer l’autre ? Eh bien ! nous tous qui voyons dans le christianisme non pas le plus sublime effort de la conscience humaine, mais une révélation divine, nous nous croyons obligés de dire au nom de cette Église qu’elle entend conserver et confesser sa foi.

Ils ont fondé une religion nouvelle, une religion sans dogme, sans surnaturel, sans prière […]. L’Église réformée de France veut-elle changer de religion ?

En terminant, je ferai deux observations. Dans notre déclaration de foi nous nous sommes exprimés ainsi : “L’Église maintient à la base de son enseignement […] les grands faits chrétiens exprimés dans ses liturgies, notamment dans le Symbole des apôtres.” Or, il y a dans le Symbole deux expressions : “la descente aux enfers” et “la résurrection de la chair” sur lesquelles on connaît assez, après toutes les explications loyales qui en ont été données, notre véritable opinion. Je demande qu’on ne vienne pas recommencer sur ces points une lutte qui serait une vraie logomachie. En second lieu, on me demande si notre profession de foi doit devenir obligatoire. Je prie qu’on veuille bien remettre cette question à plus tard. (Protestations à gauche.)

M. Colani2 — Les deux questions se tiennent.

M. Bois — Pardon ! moi qui vous parle, je n’ai pas encore sur la question de l’obligation une opinion arrêtée. Aujourd’hui, ce qu’il s’agit de traiter, c’est la question de savoir si cette Église veut exprimer sa foi ; c’est sur ce point unique que je vous demande de concentrer le débat. (Vive approbation à droite.)

* * *

(Suspension de séance, suivie d’un long discours apologétique du pasteur libéral Félix Pécaut, reproduit en intégralité par Bersier, qui fera l’objet de notre prochain article.)

* * *

M. de Clausonne3 — Il me semble qu’avant de continuer la discussion, il y a une question préalable à résoudre. M. Bois a déposé une déclaration de foi4 que beaucoup dans cette assemblée signeront volontiers, mais il s’agit de savoir si ce sera une foi obligatoire. Il est évident que si vous dites : C’est la foi de notre Église, plus tard, vous aurez le droit d’exiger qu’on lui donne son adhésion.

À gauche — C’est évident !

M. Bois — Je ne puis pas répondre à la question. Je déclare simplement que, sur le point de l’obligation, ma conviction n’est pas formée. Tout ce que je puis dire, c’est que nous n’avons voulu tendre un piège à personne ; il nous paraît seulement impossible que notre Église, en son premier Synode, n’exprime pas sa foi.

M. Guizot — Il ne faut pas mêler deux questions qui doivent rester divisées : une question de principe, et la question des conséquences de ce principe. Aujourd’hui, nous voulons simplement affirmer la foi de l’Église.

M. Penchinat5 — Il y a des questions de forme qui emportent les questions de fond. Il y a là une habileté de tactique. (Vives protestations à droite et au centre.) Je dis qu’il y a là une question d’honnêteté (nouvelles protestations) ; je dis d’honnêteté pour moi, je ne veux blesser personne. Je demande qu’on discute la question de savoir si cette confession sera obligatoire. (Oui ! oui ! à gauche.)

M. Roberty6 — Messieurs, la meilleure preuve que ces questions peuvent être divisées, c’est que moi, qui accepte la profession de foi de M. Bois, je suis tout à fait opposé à l’idée de la rendre obligatoire.

* * *

(La suite du discours de Roberty répond au discours de F. Pécaut ; nous la reproduirons également dans notre prochain article.)


Illustration : portrait de Charles Bois.

  1. La “réception des catéchumènes”, équivalent réformé de la confirmation catholique et luthérienne, figure dans les recueils liturgiques du temps.[]
  2. Timothée Colani, libéral, industriel et ancien professeur de théologie, originaire de Royan.[]
  3. Gustave, baron Fornier de Clausonne, libéral, magistrat, président honoraire de la Cour d’appel de Nîmes.[]
  4. C’est celle qui sera adoptée ensuite :

    « Au moment où elle reprend la suite de ses Synodes interrompus depuis tant d’années, l’Église réformée de France éprouve, avant toutes choses, le besoin de rendre grâces à Dieu et de témoigner son amour à Jésus-Christ, son divin Chef, qui l’a soutenue et consolée durant le cours de ses épreuves. Elle déclare, par l’organe de ses représentants, qu’elle reste fidèle aux principes de foi et de liberté sur lesquels elle a été fondée. Avec ses pères et ses martyrs dans la Confession de la Rochelle, avec toutes les Églises de la Réformation dans leurs divers symboles, elle proclame l’autorité souveraine des Saintes Écritures en matière de foi, et le salut par la foi en Jésus-Christ, fils unique de Dieu, mort pour nos offenses et ressuscité pour notre justification. Elle conserve donc et elle maintient, à la base de son enseignement, de son culte et de sa discipline, les grands faits chrétiens représentés dans ses sacrements, célébrés dans ses solennités religieuses et exprimés dans ses liturgies, notamment dans la Confession des péchés, dans le Symbole des apôtres et dans la liturgie de la Sainte Cène. »[]

  5. Léon Penchinat, libéral, avocat nîmois.[]
  6. Émile Roberty, orthodoxe, plus modéré que certains de ses confrères, pasteur et président du consistoire de Rouen.[]

Arthur Laisis

Linguiste, professeur de lettres, étudiant en théologie à la faculté Jean Calvin et lecteur dans les Églises réformées évangéliques de Lituanie. Principaux centres d'intérêts : ecclésiologie, christologie, histoire de la Réforme en Europe continentale. Responsable de la relecture des articles du site.

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