Vous êtes des néo-protestants ! — Auguste Pernessin
28 octobre 2020

Le synode général (national) de l’Église réformée de France, tenu au cours de l’été 1872 au temple du Saint-Esprit à Paris, est le premier à se réunir officiellement depuis le XVIIe siècle ; c’est dire son importance. Il a lieu dans une atmosphère assez tendue et est marqué par une polarisation très forte entre évangéliques et libéraux. Après les formalités des premiers jours, c’est autour de la question de l’adoption d’une déclaration de foi (et de son contenu éventuel) que se cristallisent les oppositions. Au dixième jour du synode, face aux libéraux qui sont hostiles à l’idée même d’une telle déclaration, le négociant marseillais Auguste Pernessin, se faisant le coryphée du parti évangélique, livre un plaidoyer vibrant pour la foi orthodoxe et répond en passant à quelques objections libérales. Nous devons le texte à l’Histoire du synode général de l’Église réformée du pasteur Eugène Bersier (t. 1, Paris : Sandoz et Fischbacher, 1872, pp. 201-206).


C’est en qualité de laïc que je prends ici la parole ; voici vingt-cinq ans que je suis dans le commerce ; je n’ai pas la prétention de faire un discours. Dans les tragédies grecques vous vous souvenez qu’il y a un chœur exprimant les pensées du peuple et qui est particulièrement ennuyeux pour les élèves de nos lycées. C’est ce rôle ingrat, mais honorable, que je viens remplir ici. (On rit.)

Je dois d’abord rectifier une erreur. M. Clamageran1 a prétendu que l’Église de Genève n’avait pas de profession de foi. Or, l’Église de Genève admet l’inspiration et l’autorité des saintes Écritures et y voit la seule règle infaillible de la vérité religieuse. C’est la base même sur laquelle elle repose.

Je dois ensuite vous dire que notre déclaration de foi étant une œuvre de bonne foi, nous ne voulons rien y laisser subsister d’équivoque. En adoptant le Symbole des apôtres, nous avons soin de faire ressortir le sens clair, évangélique, dans lequel nous interprétons les deux expressions : résurrection de la chair et descendu aux enfers2; si le Synode voulait expliquer ces mots en remplaçant chair par corps et enfers par tombeau, je crois qu’il exprimerait notre conviction à tous.

Quant à moi, je partage les croyances de la droite de cette assemblée et je dirai à nos frères qui ont signé le manifeste de la gauche, qu’ils sont des néo-chrétiens et des néo-protestants3. Il est évident à mes yeux que leur christianisme n’est pas celui de l’Église primitive. Toute la prédication de saint Paul se réduit au témoignage rendu à Jésus-Christ “livré pour nos offenses et ressuscité pour notre justification”. C’est cette foi qui a soutenu les martyrs des premiers siècles et ceux de la Réformation.

Vous dites que la religion c’est le sentiment, mais combien d’hommes en dehors de nos croyances qui ont des sentiments chrétiens et qui font des œuvres chrétiennes ! Il y en a dans la franc-maçonnerie, parmi les spirites et les adeptes d’autres cultes.

En conclurez-vous qu’il faille laisser monter dans vos chaires un homme qui mettrait le triangle maçonnique à la place de la croix ou qui ferait parler des tables ? Vous êtes des néo-protestants. Jusqu’en 18644, on appelait protestant un homme qui exerçait son libre examen sous l’autorité des saintes Écritures ; certes ce n’était pas la science qui manquait à nos pères. Aujourd’hui vous avez substitué la raison individuelle à l’autorité de la Bible ; vous êtes des néo-protestants. Vous avez le droit de l’être, mais en créant une nouvelle Église ; lancez sur l’Océan votre navire, mais sachez que nous ne voulons en être ni les passagers ni les pilotes ; nous resterons dans la barque des apôtres, car c’est elle qui triomphera des tempêtes. Notre foi, c’est celle du peuple protestant ; on a parlé de notre faible majorité ; j’affirme sans craindre d’être démenti que plus de quatre-vingts d’entre nous sur cent huit croient ce que nous proclamons dans notre déclaration ; seulement plusieurs d’entre eux craignent de nous désunir, mais au fond du cœur ils le croient ; tous les pasteurs le croient, car c’est le fond de nos liturgies, et comment les réciteraient-ils s’ils n’y croyaient pas ! Comment auraient-ils la prétention de relever la conscience publique s’ils ne respectaient pas leur propre conscience ? (Applaudissements à droite.) Qu’on me cite l’exemple d’un troupeau qui ait protesté contre les liturgies ! Le peuple est avec nous. Pour vous, Messieurs, vous formez un brillant état-major, mais vous me rappelez ce colonel espagnol qui tout récemment marchait sur Madrid d’un pas triomphant et qui, en se retournant, s’aperçoit que son régiment l’a laissé seul. (Rires.) Quoi ! nous affirmons tous notre foi politique, et nous n’affirmerions pas notre foi religieuse ! Supposons qu’à Marseille certains hommes viennent me demander de former avec eux une association politique. Je commencerais par leur demander quel est leur programme ; s’ils me répondaient : “Oh ! nous voulons relever l’instinct politique, nous avons de hautes aspirations, nous poursuivons l’idéal,” je leur répondrais : Tout cela est fort bon, mais êtes-vous pour la monarchie ou pour la république ? Si vous êtes républicains, je suis des vôtres, mais encore faut-il nous entendre. Comment voulez-vous fonder la république ? Par la libre discussion, par le vote ou par la violence ? Sur tous ces points il me faudrait des réponses précises. Eh bien, en religion il en est de même, et je ne vois pas pourquoi l’Église serait la seule association qui ne saurait ni ce qu’elle veut, ni où elle va.

On a dit que les confessions de foi immobilisaient les Églises, qu’elles figeaient leur vie ; d’après M. Clamageran ce serait Calvin qui aurait fait avorter l’œuvre de la Réformation. Ah ! qu’il relise cette grande vie que le zèle de Dieu dévorait, qu’il relise ses lettres ardentes adressées aux confesseurs et aux martyrs ! Non, qu’on ne vienne plus soutenir au milieu de nous de pareilles assertions.

On nous a dit : “Êtes-vous sûrs d’exprimer la vérité tout entière ? Vous allez lier les générations qui vous suivront.” Mais quand avons-nous prétendu être infaillibles ? Nous confessons la foi évangélique ; si nous nous trompons, un autre Synode plus éclairé corrigera nos erreurs.

On nous a dit : “En déterminant la foi, vous allez rendre vos jeunes pasteurs hypocrites.” Faut-il donc accuser d’hypocrisie les pasteurs des grandes Églises qui ont des confessions de foi ? Eh bien, pour moi, je l’avoue, je serais heureux d’arrêter sur le seuil de l’Église ceux qui ne partagent pas sa foi, de leur faire comprendre que le ministère est une vocation et non pas une carrière ; mieux vaudrait pour eux, s’ils ne croient pas, s’occuper d’épiceries ou de drainage.

On nous a dit : “Vous allez faire un schisme.” Je n’en sais rien, mais si ce mal arrivait, la faute en serait non pas à nous, mais à ceux qui ont démoli les croyances de notre Église. Oui, je le crois, il vaudrait mieux que la séparation se fît ; si elle a lieu, la minorité aura tous ses droits reconnus par le gouvernement. Je serai le premier à les défendre.

M. Coquerel5 nous a placés en face des jugements du monde, il nous a dit : “Craignez les jugements des catholiques, craignez ceux-ci, craignez ceux-là.” Pour moi, je lui réponds : “Craignons Dieu et n’ayons pas d’autre crainte.” (Très bien !) Je crois que nos rapports seront plus faciles quand nous serons séparés. C’est ce qui arrive à la suite d’un mariage malheureux ; lorsqu’on s’est quitté, on oublie ses défauts mutuels, pour ne se rappeler plus que ses qualités. Nous y gagnerions tous de pouvoir agir en toute liberté, de pouvoir évangéliser les foules sans user nos forces dans des luttes intestines. Je crois que le temps est venu de sortir du temple et de la sacristie et de parler une langue que les foules comprennent.

M. Coquerel nous a dit que les discours théologiques ne convertissaient pas ; j’en tombe d’accord avec lui, mais qu’il le sache bien, le langage de son école ne convertit pas non plus. Ce n’est pas en parlant d’aspirations, d’idéal indéfini, d’effluves divines qu’on réveille les consciences. J’ai entendu un sermon de Pâques divisé en trois points : 1° Résurrection des nations ; 2° résurrection des idées ; 3° résurrection de la nature au printemps. Ce n’est pas là ce qui convertit les âmes. (Rires et applaudissements.)

Nous n’agirons sur les masses qu’en leur présentant le vrai Christ ; voilà pourquoi je vote avec mes frères de la droite, moi qui à l’Assemblée nationale irais m’asseoir sur les bancs de la gauche. Ne nous y trompons pas, ce qui fait la force du catholicisme, c’est que, au milieu de toutes ses erreurs, il a conservé Jésus-Christ ; Jésus-Christ, dans cette Église, c’est surtout le crucifix, mais combien d’hommes qui, lorsque la mort arrive, sont heureux de baiser l’image de Celui qui est mort pour eux ! L’heure est solennelle, je vous supplie de vous mettre en face de votre tâche ; délibérez pendant le jour, priez pendant la nuit. Nous ne sommes pas venus ici pour apprendre par quel art subtil on réunit les contradictoires, on mêle l’eau et le feu, nous y sommes venus pour rendre témoignage à la vérité qui nous sauve. Que sommes-nous ? Des mourants qui auront bientôt leur compte à rendre. Les gladiateurs antiques quand ils descendaient dans le cirque, s’écriaient : Ave Cæsar, morituri te salutant6! Eh bien, dans cette occasion où Dieu nous appelle à un si grand devoir, dirigeons vers le Chef crucifié de l’Église nos regards et nos cœurs et disons-lui : Te, Jesu, morituri salutant7. (Vifs applaudissements à droite.)


Dans les semaines à venir, nous évoquerons ici d’autres moments forts de ce synode, qui fut décisif pour toute l’histoire ultérieure du protestantisme réformé français.

Illustration : Cesare Maccari, Cicéron dénonce Catilina, fresque, 1882-1888 (Rome, palais Madame).

  1. Jean-Jules Clamageran, docteur en droit, délégué de Paris. En 1861, il fonde une Union protestante libérale dans le but de fédérer les partisans du libéralisme.[]
  2. Ces deux affirmations étaient celles qui posaient alors le plus de difficultés aux libéraux ; on se souviendra d’ailleurs que l’interprétation de la descente aux enfers était déjà un des motifs du conflit entre Sébastien Castellion et l’Église de Genève.[]
  3. Les termes de néo-protestant et néo-protestantisme, qui renvoient globalement à ce que nous appellerions aujourd’hui le libéralisme ou le modernisme, seront ensuite popularisés par Ernst Troeltsch — qui n’en est pas l’inventeur, contrairement à ce qui est parfois affirmé. Le mot permet de marquer la rupture théologique avec l’époque de la Réforme et du confessionnalisme, introduite par l’acceptation de la modernité. Le terme a été récemment utilisé dans un tout autre sens par le sociologue Régis Debray pour désigner les communautés charismatiques.[]
  4. L’année 1864 voit éclater un conflit ouvert entre évangéliques et libéraux, lorsque le pasteur Athanase Josué Coquerel (“A. Coquerel fils”) se voit enlever le ministère qu’on lui avait temporairement accordé ; il prêchera dès lors dans des salles paroissiales en marge du culte officiel. La conférence pastorale de Paris, à majorité évangélique, déclare que les doctrines professées par les libéraux extrémistes sont « entièrement destructrices de la religion chrétienne et de l’Église réformée ». On trouvera le détail de cette histoire sur le site de la paroisse de l’Oratoire du Louvre, navire-amiral du protestantisme libéral français.[]
  5. Il s’agit d’Athanase Coquerel fils, délégué de Paris, cf. note précédente.[]
  6. Salut, César, ceux qui vont mourir te saluent !”[]
  7. “Jésus, ceux qui vont mourir te saluent.”[]

Arthur Laisis

Linguiste, professeur de lettres, étudiant en théologie à la faculté Jean Calvin et lecteur dans les Églises réformées évangéliques de Lituanie. Principaux centres d'intérêts : ecclésiologie, christologie, histoire de la Réforme en Europe continentale. Responsable de la relecture des articles du site.

4 Commentaires

  1. ERIC KAYAYAN

    Quel beau discours de la part de ce négociant marseillais; il n’a pas perdu une once d’actualité. Merci pour ce partage.

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  2. Alain Houisse

    Excellent; Hélas, le peuple protestant était majoritairement “évangélique”, mais les facultés étaient aux mains de libéraux, d’autant certains professeurs de la faculté de Strasbourg (faculté libérale, sous influence de la théologie allemande,s’il en était)avaient choisi ou allaient choisir la France.

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    • Etienne Omnès

      Pourtant en 1872 les évangéliques l’ont emporté. C’est l’union de 1938 qui a été une erreur. Du moins est ce ce que j’ai compris.

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      • Arthur Laisis

        Il y avait aussi de bons éléments à la faculté de Montauban, représentés au synode. Je publie aujourd’hui (https://parlafoi.fr/?p=19343) un discours du pasteur Bois qui y enseigna l’hébreu puis la morale et la rhétorique. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’Église réformée de Montauban est restée ensuite fidèle en 1938.

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