La confession de foi du souverain éthiopien Galāwdēwos (1555)
2 février 2023

Au cours du XVe siècle, la puissance maritime portugaise rechercha une alliance politique et militaire avec le royaume du prêtre Jean. Derrière ce personnage se cachait en réalité le souverain du royaume chrétien d’Éthiopie, dont la figure fascina longtemps l’Europe médiévale. En effet, bien avant l’arrivée des Portugais en Abyssinie, les Européens avaient connaissance de l’existence d’un royaume chrétien qu’ils situaient, de manière imprécise, entre l’Afrique et la Chine et dont le souverain passait pour être à la fois roi et prêtre. Ces informations, où la légende ne se distinguait guère de la réalité, témoignaient pourtant que l’existence du royaume chrétien d’Éthiopie n’était pas totalement inconnue des savants et lettrés européens. En effet, l’Éthiopie, sous le règne d’Ēzānā (vers 325-370), s’était convertie dès le IVe siècle au christianisme à la suite, selon un récit rapporté par Rufin d’Aquilée (Histoire ecclésiastique, I, 9), de l’œuvre de deux missionnaires d’origine syrienne, Frumence et Édèse. Frumence fut ensuite confirmé comme évêque par Athanase d’Alexandrie (mort en 373) ; Frumence devint ainsi le premier évêque d’Éthiopie et prit le nom éthiopien d’Abbā Salāmā. En vertu de cette antique tradition, l’Église d’Éthiopie resta subordonnée au patriarcat copte d’Alexandrie qui, jusqu’en 1951, désignait un moine égyptien pour le créer évêque métropolitain (abuna) d’Éthiopie. Reconnaissant seulement les trois premiers conciles œcuméniques (Nicée en 325, Constantinople en 381 et Éphèse en 431), l’Église d’Éthiopie partage la foi, en particulier en matière christologique, de l’Église copte, dont Cyrille d’Alexandrie (mort en 444) représente le docteur le plus vénéré ; ainsi, le nom officiel de l’Église d’Éthiopie est celui d’ « Église Tewāḥedo », terme guèze (éthiopien classique) qui signifie « unité, union », référence à l’union hypostatique des deux natures en Christ formulée par Cyrille. Après la scission entraînée par le concile de Chalcédoine en 451, l’Éthiopie resta longtemps éloignée, voire isolée, du christianisme chalcédonien, notamment byzantin et romain. Ce n’est qu’à partir du XVe siècle, sous l’impulsion de la couronne portugaise, que l’Éthiopie et l’Europe nouèrent de nouveau des relations, aussi mouvementées fussent-elles.

En effet, le Portugal, sous le roi João II (r. 1481-1495), se mit en quête du fameux prêtre Jean pour prendre à revers les musulmans dans la mer Rouge, afin d’assurer la sécurité de leur commerce sur la route des Indes. En 1486, le roi du Portugal dépêcha une ambassade conduite par Pêro da Covilhã qui, quatre ans plus tard, atteignit l’Éthiopie, où il fut retenu jusqu’à la fin de sa vie. À la demande de la reine éthiopienne Ellēni, qui assurait la régence de son fils mineur Lebna Dengel (r. 1508-1540), une nouvelle ambassade de sept personnes gagna l’Éthiopie dans les années 1520. Parmi ces personnes figurait Francisco Álvares, chapelain de la cour royale portugaise, qui fut le premier Européen à laisser un récit écrit sur l’Éthiopie, publié en 1540, la célèbre Verdadeira Informação das Terras do Preste João das Índias. Une autre délégation portugaise fut envoyée en 1526, affermissant davantage les liens entre les deux couronnes.

Les relations lusitano-éthiopiennes furent encore renforcées à l’occasion des troubles qui secouèrent le royaume d’Éthiopie par la suite. Depuis son sultanat de l’Adal, un nouveau chef musulman, Aḥmad b. Ibrāhīm, surnommé Grañ (le « gaucher »), lança des attaques massives contre le royaume chrétien d’Éthiopie entre 1525 et 1527. Ses armées mirent le pays à feu et à sang, massacrant ceux qui refusaient de se convertir à l’islam et détruisant une partie gigantesque du patrimoine artistique, architectural et littéraire de l’Éthiopie chrétienne. Grañ parvint ainsi à occuper la quasi-totalité du pays après ses offensives. C’est alors que le roi Lebna Dengel se décida à demander l’aide de la couronne portugaise. Mais c’est son successeur, Galāwdēwos (Claude en français ; r. 1540-1559), qui accueillit le contingent militaire portugais que Lebna Dengel avait tant espéré. Arrivées de Goa, sur la côte indienne, en juillet 1541 et sous le commandement de Cristóvão de Gama, fils du navigateur Vasco de Gama, les troupes portugaises firent reculer les musulmans et finirent par tuer Grañ, provoquant ainsi la débandade de ses troupes. Même si les pertes furent nombreuses — Cristóvão de Gama fut même capturé puis décapité — l’Éthiopie chrétienne était sauvée.

Si les premiers missionnaires portugais étaient généralement franciscains, tel Francisco Álvares, les missionnaires européens qui arrivèrent en Éthiopie après le jihad du Grañ furent plutôt des jésuites qui, à la différence de leurs prédécesseurs, se montrèrent autrement plus zélés à l’idée de convertir le souverain éthiopien à la foi catholique romaine. En février 1555, les jésuites Gonçalo Rodrigues et Fulgêncio Freire, accompagnés de Diogo Dias, militaire qui avait participé à la guerre contre les musulmans aux côtés de Cristóvão de Gama, partirent de Goa et arrivèrent en mai à la cours du roi Galāwdēwos, auquel ils remirent des lettres du roi portugais João III (r. 1521-1557). Gonçalo Rodrigues et Fulgêncio Freire venaient avec des objectifs qu’Ignace de Loyola (1491-1556) avaient clairement définis dans deux lettres adressées en 1554 et 1555 à João Nunes Barreto, futur patriarche de l’Église catholique d’Éthiopie ; ainsi, les principes sur lesquels Gonçalo Rodrigues et Fulgêncio Freire fondaient leur mission étaient les mêmes qui motivaient la plupart des autres missionnaires jésuites présents à cette époque-là en Éthiopie. Premièrement, selon Ignace de Loyola, les missionnaires devaient parvenir à nouer une alliance politique, dont le corollaire était une alliance ecclésiastique et, in fine, la soumission au siège de Rome. Ainsi la conversion du roi au catholicisme était un préalable à toute tentative d’alliance politique ; en outre, la conversion du souverain ouvrirait la voie à la conversion du peuple en entier. Deuxièmement, les missionnaires avaient pour objectif de réformer les rites éthiopiens sur le modèle romain, en exhortant à l’abandon de plusieurs « abus », notamment certaines prescriptions vétérotestamentaires qui étaient appliquées en Éthiopie, tels l’observance du sabbat, la circoncision et l’interdit sur la consommation de viande de porc ; l’administration des sacrements et la célébration des offices devaient être aussi rendues plus conformes à l’usage romain. En outre, les missionnaires devaient réformer le clergé éthiopien, usant des mêmes méthodes éprouvées dans l’Église catholique romaine dans le contexte de la Contre-Réforme. Enfin, troisièmement, les missionnaires se donnaient pour tâche de latiniser l’Église éthiopienne, surtout dans sa liturgie, afin de faire de l’Éthiopie un royaume véritablement catholique ; cette latinisation s’accompagnerait d’un véritable projet de civilisation, avec l’ouverture d’écoles, la construction de routes, l’inauguration d’hôpitaux…

Francisco Álvares en quête du prêtre Jean. Verdadeira Informação das Terras do Preste João das Índias, gravure, 1540.

Confronté aux pressions de Gonçalo Rodrigues et Fulgêncio Freire, et plus généralement des missionnaires latins actifs sur son territoire, Galāwdēwos se montra ferme. C’est ainsi que Gonçalo Rodrigues raconte la réaction de Galāwdēwos à la présence des missionnaires portugais, dans une lettre écrite en 1556 à son retour d’Éthiopie :

Dans l’année, le roi [João III] comptait lui envoyer un personnage de sa maison, avec un certain nombre de religieux de vie sainte et de doctrine éprouvée. Le roi [Galāwdēwos] se montra confus et hésitant à ce sujet et ne nous donna aucune réponse. Ainsi nous nous séparâmes de lui et nous retournâmes à nos tentes1. Après deux ou trois jours, le roi partit pour rendre visite à une de ses aïeules qui se trouvait à huit ou dix jours de là. Nous restâmes dans un camp, fort désemparés, sans installation, sans nouvelles de lui et sans qu’il nous fît faire un compliment. […] Après un mois, le roi revint. Un Portugais me fit savoir que le roi n’avait pas besoin des pères [missionnaires jésuites], et qu’il voulait encore moins prêter obédience à la sainte Église romaine. Les gens m’affirmaient que la plupart des Grands préféraient être sujets des musulmans plutôt que de changer leurs coutumes et prendre les nôtres.

H. Pennec, Des Jésuites au Royaume du Prêtre Jean, Paris, 2003, p. 87-88.

Comme on le voit, Galāwdēwos n’était nullement disposé à se soumettre à Rome et à accepter quelconque réforme de l’Église d’Éthiopie. C’est très certainement dans le contexte de cette mission, qui fut un cuisant échec pour les Portugais, que Galāwdēwos rédigea, ou fit rédiger, une confession de foi dans laquelle il résuma les croyances fondamentales des chrétiens d’Éthiopie, tout en justifiant l’orthodoxie de certaines pratiques jugées déviantes par les catholiques, notamment la circoncision et la prohibition de consommation de porc. Ce texte, connu sous le titre de Confessio Claudii depuis les travaux de l’éthiopisant Hiob Ludolf (1624-1704), est un précieux témoin des relations entre catholiques européens et chrétiens éthiopiens, dans un contexte de rivalité toujours plus prononcée. Il présente, en outre, les raisons qu’invoque le roi en faveur de l’observance du sabbat, de la circoncision et de l’interdiction de consommation de porc, autant de prescriptions auxquelles s’astreignent, toujours aujourd’hui, les Éthiopiens les plus pieux.

La traduction que nous proposons s’appuie sur le texte guèze édité par O. Raineri, Lettere tra i pontefici romani e i principi etiopici (secc. XII-XX). Versioni e integrazioni, Rome, 2005, pp. 87-89.


Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, un seul Dieu.

Ceci est ma foi, la foi de mes pères, les rois israélites2, et la foi de mon troupeau qui est dans l’enclos de mon royaume.

Nous croyons en un seul Dieu, et en son Fils unique Jésus-Christ, qui est son Verbe et sa puissance. Il est son conseil et sa sagesse. Il était avec lui avant que le monde ne fût créé. Lors des derniers jours, il vint à nous, sans se dépouiller du trône de sa divinité. Il devint homme par le Saint-Esprit et par Marie, la sainte Vierge. Il fut baptisé dans le Jourdain dans la trentième année, il devint un homme parfait et il fut pendu au bois de la croix aux jours de Ponce Pilate. Il souffrit, mourut, fut enseveli et ressuscita au troisième jour et, quarante jours plus tard, il monta en gloire aux cieux et il s’assit à la droite de son Père. Il reviendra en gloire pour juger les vivants et les morts, et son règne n’aura pas de fin.

Nous croyons au Saint-Esprit, le Seigneur vivifiant, qui procède du Père.

Nous croyons en un seul baptême de rémission des péchés et nous espérons en la résurrection des morts à la vie, qui continuera pour l’éternité, amen.

Nous marchons sur le sentier royal, droit et véritable, et nous ne dévions ni à droite ni à gauche de la doctrine de nos pères, des douze apôtres, de Paul, la fontaine de sagesse, des soixante-douze disciples, des trois cent dix-huit hommes orthodoxes qui se sont réunis à Nicée, des cent cinquante de Constantinople, et des deux cents d’Éphèse3. C’est ce que je proclame et j’enseigne, moi Galāwdēwos (Claude), roi d’Éthiopie, Aṣnāf Sagad de mon nom de règne, fils de Wanād Sagad, fils de Nā’od.

Voici la raison pour laquelle nous célébrons le premier jour de la semaine, le sabbat. Nous ne le fêtons pas à la manière des juifs, qui crucifièrent le Christ, lorsqu’ils dirent : Que son sang soit sur nous et nos enfants4. Car les juifs ne puisent pas d’eau, n’allument pas de feu, ne cuisinent pas de plat, ne cuisent pas de pain et ne vont pas d’une maison à l’autre.

Mais nous fêtons le sabbat comme un jour où nous apportons l’offrande (eucharistique) et où nous faisons un repas comme nos pères les apôtres nous l’ont ordonné dans la Didascalie5. Nous ne le fêtons pas comme le premier jour de la semaine6, qui est le jour nouveau au sujet duquel David dit : C’est le jour que le Seigneur a fait, réjouissons-nous et soyons dans l’allégresse7. Car c’est en ce jour que Notre-Seigneur Jésus ressuscita des morts ; c’est en ce jour que descendit le Saint-Esprit sur les apôtres dans la chambre haute à Sion8 ; c’est en ce jour qu’il s’incarna dans le sein de la sainte Marie, la toujours Vierge ; c’est en ce jour qu’il viendra de nouveau récompenser les justes et punir les pécheurs.

Au sujet du rite de la circoncision, nous ne circoncisons pas à la manière des juifs, car nous connaissons la parole de la doctrine de Paul, la fontaine de sagesse, qui dit : Ce n’est ni la circoncision qui importe, ni l’incirconcision qui prévaut, mais seulement la nouvelle création, qui est la foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ9. Il dit encore aux Corinthiens : Que celui qui a reçu la circoncision ne reçoive pas le prépuce10. Nous possédons tous les livres de la doctrine de Paul, qui nous instruisent au sujet de la circoncision et du prépuce. Mais la circoncision que nous avons est pratiquée comme une coutume du pays, comme la scarification au visage en Éthiopie et en Nubie ou la coupure à l’oreille en Inde. Ce que nous faisons n’est pas fait en vue d’observer la loi de l’Ancien Testament mais en accord avec la coutume populaire.

En ce qui concerne la consommation de porc, nous ne la prohibons pas afin d’observer les prescriptions de l’Ancien Testament, comme le font les juifs. Nous ne détestons pas l’homme qui mange de la viande de porc et nous ne le condamnons pas comme impur. Nous ne contraignons pas non plus celui qui n’en mange pas à en manger, comme l’a dit notre père Paul aux Romains: Celui qui mange ne doit pas mépriser celui qui mange, le Seigneur les recevra tous ; le Royaume du Seigneur n’est ni dans le manger ni dans le boire ; toute chose est pure pour les purs ; mais il est mal pour l’homme de manger en créant le scandale11. Matthieu l’évangéliste dit : Rien ne peut contaminer l’homme si ce n’est ce qui sort de sa bouche ; mais tout ce qui entre dans le ventre finit dans les latrines, puis est jeté et déversé12. Toute nourriture rend pur. En disant ces mots, il a détruit tout l’édifice de l’erreur des juifs, qu’ils avaient apprise du livre de l’Ancien Testament.

Pour ce qui est de ma propre foi et de la foi des prêtres et docteurs qui enseignent sur mon ordre dans mon domaine royal, qu’ils ne s’écartent jamais de la voie de l’Évangile ni de la doctrine de Paul, que ce soit à droite ou à gauche. Dans le livre appelé Tārik13, il y a un passage dans notre exemplaire qui dit : « L’empereur Constantin ordonna, durant les jours de son règne, que tous les juifs baptisés mangeassent de la viande du porc le jour de la résurrection de Notre-Seigneur Jésus-Christ. » Mais tout homme, selon ce qui lui semble bon, est libre de s’abstenir de manger de la viande d’animal. Il y en a qui aiment le poisson, d’autres qui aiment manger de la viande de poulet, tandis que certains s’abstiennent de manger de la viande d’agneau : chacun fait ce que bon lui semble, suivant son plaisir et sa volonté. Au sujet de la consommation de viande d’animal, il n’y a ni loi ni prescription dans le livre du Nouveau Testament. Toute chose est pure pour les purs. Et Paul dit : Que celui qui croit mange de tout14.

J’ai désiré écrire tout cela afin que tu connaisses ma piété et ma foi. Écrit en l’an 1555 de la naissance de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le 23 de senē15, dans le pays de Damot.


Illustration de couverture : Fresque dans une église éthiopienne à Gondar.

  1. Jusqu’au XVIIIe siècle, la cour royale éthiopienne (le katamā) était un campement itinérant, qui suivait le roi au gré de ses missions militaires.[]
  2. Depuis le XIIIe siècle et l’installation de la dynastie dite « salomonide », les rois éthiopiens se considèrent être les descendants de Ménélik Ier, fils présumé de Salomon et la reine de Saba selon une tradition rapportée par la geste nationale éthiopienne, la Gloire des rois (Kebra Nagaśt).[]
  3. Référence aux trois premiers conciles œcuméniques : Nicée (325), Constantinople (381) et Éphèse (431).[]
  4. Matthieu 27,25.[]
  5. Il s’agit de la Didascalie éthiopienne, qui reprend l’essentiel des Constitutions apostoliques.[]
  6. C’est-à-dire le dimanche.[]
  7. Psaume 118,24.[]
  8. Actes 1,13 ; 2,1-2.[]
  9. Citation combinée de Galates 5,6 et Galates 6,15.[]
  10. Citation inconnue ; à rapprocher de 1 Corinthiens 7,18.[]
  11. Citation combinée de Romains 14,3, 17, 20.[]
  12. Matthieu 15,17.[]
  13. Version éthiopienne de l’Histoire universelle d’Al-Makīn, écrivain copte du XIIIe siècle.[]
  14. Romains 14,2.[]
  15. Correspond au 30 juin dans le calendrier grégorien.[]

Damien Labadie

Philologue, orientaliste et historien des religions (chargé de recherche au CNRS - CIHAM). J'ai enseigné à l'Institut catholique de Paris, à l’institut al Mowafaqa de Rabat (Maroc), à l’université de Strasbourg et à l’École française de Rome. J’interviens également régulièrement à la Faculté Jean Calvin (Aix-en-Provence) pour des cours de patristique. Vous pouvez me retrouver sur http://damienlabadie.blogspot.com.

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