L’étendard de l’unité et le glaive de la diversité — Athanase Coquerel fils
7 mai 2021

Athanase Josué Coquerel, fils du pasteur parisien Athanase Laurent Charles Coquerel, et tout aussi célèbre que son père, est probablement le chef de file du parti libéral au synode de 1872. Son parcours personnel témoigne aussi de l’évolution qui s’opère avec la deuxième génération de protestants libéraux : là où son père faisait encore preuve de prudence (son libéralisme se manifestait davantage dans ses méthodes que dans ses conclusions dogmatiques1), le fils est plus conflictuel et nhésite pas à faire scandale. Son opposition à une confession de foi est de principe, sans concession aucune ; il déclare notamment qu’« il n’y a de sincère et suffisante que la confession de foi qu’on se fait à soi-même. Que chacun se fasse la sienne. » Cet individualisme assumé pose problème tout au long de son ministère : de 1850 à 1864, il prêche en tant que simple prédicateur laïque, avant que le consistoire parisien ne le prive de chaire. Sorti par la porte, il rentre par la fenêtre : il loue des salles à Paris, est invité à prêcher en province et à l’étranger, tout en continuant à affirmer son attachement à l’Église officielle — même à son corps défendant. Il décèdera trois ans après le synode, après avoir refusé des funérailles en église.

Le pasteur Bersier reproduit le discours d’Athanase Coquerel (Histoire du synode général…, t. I, huitième séance, pp. 151-167) à partir de la version qu’il en a lui-même publiée ; il fait suite à celui d’Ernest Dhombres publié précédemment. Brillant orateur, Coquerel alterne avec humour et finesse les affirmations consensuelles et les provocations. Le paradoxe de l’unité dans la diversité, développé dans la dernière partie du discours et devenu de nos jours un lieu commun, était alors assez nouveau ; nos lecteurs familiers de l’Église protestante unie de France ou d’autres Églises libérales pourront mesurer comment cette proposition libérale fait aujourd’hui l’unanimité en leur sein.


Exorde : entre l’athéisme et le catholicisme

M. Coquerel — Messieurs, j’ai la ferme volonté de maintenir le débat à la hauteur où M. Pécaut l’a placé, c’est-à-dire en conservant ce qu’un étranger appelait hier à cette tribune cette bienséance chrétienne, qui a régné jusqu’ici dans nos discussions.

J’ai l’intention de ne froisser aucune susceptibilité, et je désavoue à l’avance toute parole qui pourrait blesser qui que ce soit d’entre vous.

Cependant, vous ne vous attendez pas à ce que je ne dise ici que des choses qui plaisent également à tous les membres de cette assemblée ; recherchant ensemble la vérité, nous sommes ici pour nous parler à cœur ouvert et pour nous dire franchement le fond de notre pensée. Êtes-vous disposés à m’écouter dans cet esprit ? (Oui ! oui ! parlez !)

Tout d’abord, je prononcerai un mot qui m’est douloureux à dire, mais que vous pourrez d’autant mieux entendre que je ne l’adresse pas à une seule fraction de cette assemblée, mais à toutes et à moi-même.

Il y a un an, nous avons tous éprouvé une douleur et une indignation inexprimables quand nous avons vu la guerre civile armer des Français contre des Français, en face de l’étranger campé sur une grande partie de notre territoire.

Prenons garde que cette année ce ne soit l’Église réformée qui offre un spectacle analogue, et qui vienne, au sein de la patrie éprouvée par d’affreux désastres, présenter au monde le scandaleux tableau des dissensions intérieures en face de l’ennemi extérieur.

Nous avons en effet, nous protestants, pour adversaire le catholicisme, qui jamais ne fut plus hardi à s’affirmer et dont jamais les prêtres n’ont été plus puissants qu’aujourd’hui, s’élevant, quand il leur plaît, au-dessus de la loi elle-même, et faisant peser sur toutes les consciences la pensée et la volonté d’un seul homme, d’un monarque absolu des esprits.

Un autre ennemi, pire encore, c’est l’athéisme, l’athéisme se produisant avec une énergie de négation qu’il n’a jamais affichée à ce point ; l’athéisme de la rue, l’athéisme pénétrant tous les rangs de la société, l’athéisme à tous les âges.

J’ai rencontré récemment un athée de dix ans. Au moment de l’entrée des troupes dans Paris, cet enfant, orphelin de père et de mère, et dont la sœur, son seul soutien, avait disparu, arrêta sur le quai le premier officier qu’il vit passer, et lui demanda un asile. Conduit dans un orphelinat dont je m’occupe, il y assista le soir, avec une vive surprise, au culte de famille. Entendant qu’on parlait de Dieu, qu’on priait Dieu, il dit aussitôt à son voisin : « Tu crois qu’il y a un Dieu ! Il n’y en a pas. » On l’entoura des soins affectueux, délicats, maternels qu’on donnerait à un enfant malade, et aujourd’hui, grâce au ciel, il assiste avec un recueillement de plus en plus marqué au culte de famille, dont il s’étonnait naguère : il sait qu’il y a un Dieu, et il le prie.

Voilà, Messieurs, où en est aujourd’hui notre plus grand ennemi, l’athéisme des carrefours, l’athéisme de l’enfance.

Entre l’athéisme et le catholicisme s’agite la foule, les masses flottantes, qui n’ont jamais été ni si nombreuses, ni si angoissées.

Ces milliers d’âmes réprouvent l’athéisme, qui mutile la nature humaine dans ce qu’elle a de meilleur et de plus élevé ; mais elles ne peuvent croire au dogme de l’infaillibilité papale et de l’immaculée Conception ; elles réprouvent le catholicisme à cause de l’énormité de ses entreprises contre la liberté humaine et à cause du scandale des soumissions de conscience dont nous avons été témoins. On prouve surabondamment que le pape n’est pas infaillible ; et, le jour où il a déclaré sa propre infaillibilité, on soumet sa conscience à ce qu’on avait soi-même démontré faux.

Soumettre les consciences ! les plier au joug d’un homme est chose qui nous scandalise souverainement. Ces termes ne sont pas protestants. Nous sommes tous d’accord sur ce point. Ni nous libéraux, ni même vous orthodoxes, nous n’accepterions jamais un pareil joug. (Assentiment général.)

Aussi, lorsqu’on viendrait vous demander d’affirmer et d’imposer à autrui ce que vous savez faux, vous vous y refuseriez tous. On vous demanderait de nous imposer ce mot du Symbole dit des apôtres : il est descendu aux enfers que vous répondriez : « Nous savons le contraire, nous le savons de lui-même, qui, sur la croix, au moment de mourir, donnait à une âme repentante un rendez-vous suprême, non dans l’enfer, mais au ciel. » Si on voulait vous faire admettre ce que vous savez faux, ni talent, ni génie, ni gloire, ni autorité au monde ne triompherait de vous. Vous mériteriez l’éloge si noble que faisait naguère des protestants M. Guizot, et qui est si digne du petit-fils d’un pasteur du désert. Comme il l’a dit : « Vous êtes essentiellement résistants ; on ne vous a pas domptés. »

Athanase Josué Coquerel, dit Athanase Coquerel fils (1820-1875)

Un glaive tiré du fourreau

Voyez cependant quelle situation on nous fait ici. On nous a lu votre déclaration de foi ; nous l’avons écoutée tous dans un silence respectueux, et quand M. Bois l’a expliquée, nous avons attendu à chaque mot de son discours qu’il voulût bien nous dire quel caractère vous donnez à ce document. S’il est seulement ce que sont les deux autres déclarations qu’on vous a lues et que j’ai signées, s’il est l’expression de votre foi, je le respecte profondément. Si ce n’est que votre drapeau, si c’est (j’emploie à dessein un mot ancien et mystique dont vous serez satisfaits) l’étendard de la croix tel que vous croyez devoir le déployer, je le salue, non pas à genoux, car je ne l’accepte pas pour le mien, mais debout, comme le symbole de la foi d’une partie de mes frères, et, peut-être, quoiqu’il soit permis d’en douter, de la majorité. Si, au contraire, cette confession de foi est, non un drapeau, mais un glaive tiré du fourreau pour trancher dans le vif et couper en deux notre Église, la situation est tout autre. Nous vous avons demandé ce qu’il en est, et vous avez tranquillement répondu : « Nous ne savons ; nous ne sommes pas d’accord là-dessus ; on s’en occupe !… » En attendant, l’épée de Damoclès demeure suspendue sur nos têtes, et l’on nous demande de délibérer tranquillement ! En d’autres termes, pour vous faire comprendre sans vous blesser la situation intolérable que vous nous faites, vous n’êtes pas, j’y consens, des ennemis qui veulent nous frapper ; vous êtes des chirurgiens qui déclarent que notre mère vénérée et bien-aimée, l’Église, est malade ; qu’elle est en danger, que des amputations sont peut-être devenues indispensables ; que vous allez peut-être couper, brûler, trancher plusieurs de ses membres. Vous apportez devant elle, devant nous ses fils, l’appareil nécessaire, les instruments de ces opérations projetées ; puis vous nous dites : soyez calmes, on ne sait encore si on s’en servira ; causons d’autre chose. (On rit.)

Cela est-il possible, et pouvez-vous l’exiger de nous ? Essayons cependant. Je disais à l’instant que tous, et même les plus orthodoxes, nous refusons de soumettre aux hommes nos consciences qui n’appartiennent qu’à Dieu. On le sait, et on nous en tient compte. Cette masse flottante, dont je parlais, nous en estime davantage. Pourquoi donc ne vient-elle pas à nous ? Il est vrai que tous les ans, quelques personnes sortent de ses rangs et passent dans les nôtres. Il est vrai, je vous rends ce témoignage, et vous pouvez me le rendre et le rendre à mes amis, il est vrai que tous les ans quelques familles passent au protestantisme, soit en se joignant aux orthodoxes, soit en prenant place parmi les libéraux. Les faits, les chiffres, les noms (et il en est de très connus) seraient faciles à produire. Mais pourquoi n’entamons-nous pas plus puissamment cette multitude ?

Je vais vous en donner deux raisons qui me frappent.

D’abord, un homme, un parti, une Église, n’ont qu’une certaine somme de forces, de vie, de temps à dépenser. Nous ne faisons pas ce que nous devrions pour notre pays si douloureusement éprouvé ; nous n’avons pas assez de forces vitales à mettre au service de Dieu et des hommes, parce que nous dépensons trop de notre énergie, de notre cœur, dans nos misérables querelles. (Approbation sur tous les bancs.)

Qu’est-ce qu’un doctrinaire ?

Et voici une autre cause du peu de bien que nous faisons.

Nous ne savons pas, comme le charpentier de Nazareth, toucher la multitude ; nous n’avons pas en nous la grande fibre populaire.

Rappelez-vous comment, sur les bords du lac de Galilée, il traînait après lui les foules avides de l’entendre. Et quand la multitude rassemblée se pressait autour de lui, il était, rappelez-vous le mot de l’Évangile, ému de compassion en la regardant, et il voyait en elle des brebis qui n’ont pas de berger. Ah ! si nous avions pour la foule cette compassion si tendre et si haute, cette pitié sans mépris, cet immense amour, nous saurions lui parler sa langue, nous saurions gagner les âmes, et elles accourraient de toutes parts pour nous demander le pain de vie.

M. Guizot, avec toute l’autorité de son grand talent, nous a donné un conseil. Il faut être libéral, a-t-il dit, et il a réclamé ce titre pour lui-même. Je suis toujours heureux de voir que ce nom de libéral est si beau, que nos adversaires eux-mêmes y prétendent. Mais il a ajouté aussitôt : il ne faut pas être radical.

À ce conseil permettez-moi de répondre par un autre, en employant un mot qui d’ailleurs n’a rien de désobligeant pour personne, un terme philosophique qui a désigné un groupe d’hommes influents et honorables quoique, à mes yeux, ils fussent dans l’erreur : Messieurs, si vous voulez servir notre pays et notre Église, ne soyez pas des doctrinaires. (Murmures à droite.)
M. Guizot — J’attendais ce mot. (On rit.)
M. Coquerel — Je ne veux pas répliquer : Habemus confitentem2. Je me réjouis seulement de ce que la pensée de M. Guizot réponde si exactement à la mienne.

Qu’est-ce qu’un doctrinaire ? C’est un esprit philosophique qui juge tout d’après un système préconçu et invariable, qui fait de la théorie à outrance, et gouverne d’après des abstractions sans assez tenir compte des faits.

Rien n’est moins populaire en France que le doctrinarisme. Le tort grave de cette méthode systématique, c’est qu’en s’occupant des théories plus que des faits, elle ne peut manquer tôt ou tard de se heurter contre la réalité. Un proverbe anglais prétend que rien n’est obstiné comme un fait. J’ajoute : rien, excepté le doctrinarisme. Mais quand il se choque contre les faits, il s’y brise. Car les faits, c’est le réel, c’est la vie, c’est la force des choses, c’est la volonté de Dieu, et contre les faits la théorie n’a jamais prévalu. Le doctrinarisme ne tenant pas compte des faits mène aux abîmes, et pour nous, aujourd’hui, l’abîme béant, c’est le schisme. (Rumeurs à droite.)

Messieurs, vous vous récriez : je ne parle ici de l’erreur des doctrinaires qu’à propos des affaires de notre Église. Si je voulais faire de l’histoire, il y aurait bien plus à dire. (Assentiment de divers côtés.)

Les libéraux protestent de leur existence

Or, il est trois faits dont je vous supplie de tenir compte.

D’abord notre existence :

Vous prétendez voter une confession de foi que vous déclarez l’expression de la foi de l’Église réformée de France. Mais, cette confession, nous ne pouvons l’adopter comme symbole de notre foi et cependant nous sommes dans l’Église. Il est vrai que vous nous déniez le droit d’y être. Vous me rappelez certain curé de Normandie que j’ai connu et qui disait un jour en chaire. « Catholique veut dire universel ; donc tout le monde est catholique ; il n’y a pas de protestants, ou, s’il y en a, il ne devrait pas y en avoir. » (Hilarité prolongée.)

Vous nous dites : « Il n’y a qu’une foi dans l’Eglise réformée de France, c’est la foi orthodoxe. Quant au parti libéral, il n’existe pas, ou, s’il existe, il ne devrait pas exister. » (Mouvements et rires.)

Messieurs, nous existons et vous ne pouvez pas faire que nous n’existions pas.

Il y a toujours eu des libéraux dans l’Eglise. Vous citerai-je les noms de Rabaud Saint-Étienne, qui réorganisa l’Église réformée de Paris en 1787 ; de Jean Fabre, le forçat pour la foi, honnête criminel ; des savants pasteurs Daillé et Blondel ; d’Amirault3 et de l’École scientifique de Saumur ; de l’illustre érudit Casaubon ; du jurisconsulte Charles du Moulin, et enfin du plus éclairé des réformateurs, Zwingle4 ? Ces hommes, dont nous sommes tous fiers, ont été les hétérodoxes de leur temps (dénégations) ; les synodes d’alors ne les ont pas exclus.

Je sais ce que vous me répondrez : « Plût au ciel, me direz-vous, que vos hérésies ne fussent pas plus graves que les leurs ! » Je réponds que l’hérésie du moment paraît toujours la plus grave : ce que vous nous dites, on le leur a dit et vos successeurs le rediront aux nôtres.

Il y a toujours eu deux courants d’idées dans l’Église. Il y a toujours eu une gauche et une droite. (Interruptions à droite.) Et de même que les hétérodoxes des temps passés paraissent au moins excusables aux orthodoxes d’aujourd’hui, de même au siècle prochain on dira d’hommes tels que MM. Pécaut et Gaufrès qu’on sentait dans leurs discours une sève chaleureuse, une grande élévation de piété. (Assentiment.)

À droite — Nous ne contestons pas leur piété.

M. Coquerel — C’est parce qu’on la conteste que j’ai insisté. Je ne puis naturellement vous convier à cette époque pour vérifier le fait, mais j’ai la conviction qu’il s’accomplira.

L’orthodoxie est une étrangère pour moi. Je ne l’ai pas abandonnée : je ne l’ai jamais connue. Le libéralisme, voilà ma tradition.

J’affirme que depuis soixante-dix ans, que notre Église a été réorganisée, nous y avons toujours conservé notre place.

Nous avons donc un passé dans l’Église, une tradition. Pour moi, j’ai été baptisé par un pasteur libéral ; élevé comme libéral, j’ai été reçu membre de l’Église comme libéral et comme libéral aussi j’ai été consacré au saint ministère par 68 pasteurs dont quelques-uns orthodoxes, et j’ai pris un seul engagement : prêcher l’Évangile selon ma conscience.

L’orthodoxie est une étrangère pour moi. Je ne l’ai pas abandonnée : je ne l’ai jamais connue. Le libéralisme, voilà ma tradition. Et de même que j’ai entendu avec une profonde émotion M. Guizot proclamer à cette tribune qu’il est de vieille race huguenote et descendant des pasteurs du désert, de même je suis fier d’être par un côté de ma famille de vieille souche huguenote et, en outre, de vieille race libérale.

En 1806, à Rouen, un membre du Consistoire publia des écrits contre le dogme de la Trinité. Le Consistoire s’en émut, et le blâma. Il envoya aussitôt sa démission pour rester libre. On la lui rendit, dans une lettre officielle que j’ai publiée, et où l’on reconnaissait sa liberté et son droit. C’était mon arrière-grand-oncle, et je l’ai connu dans l’extrême vieillesse. Je puis presque dire que j’étais libéral avant de naître ; mon droit dans ma propre famille est plus vieux que moi.

Les libéraux protestent de leur foi

Après le fait de notre existence, il en est un second dont je vous demande de tenir compte : notre foi.

On a mille fois prédit que le libéralisme se détruira lui-même. On a dit : « tant de négations accumulées le tueront. » Messieurs, vous êtes obligés de reconnaître que nous sommes croyants. Oui, nous croyons. Oui, je crois autant que vous, non pas les mêmes choses peut-être ; non pas sans doute une aussi longue liste de dogmes, mais certainement avec une foi aussi intense, aussi vivante que la vôtre.

On nous a attribué, Messieurs, je ne sais quelle religion sans prière : je le déclare solennellement ici, c’est nous méconnaître !

Vous avez cru que pour être rationalistes, on n’a ni zèle, ni charité. Nos œuvres subsistent à côté des vôtres, ont traversé les mêmes crises et sont loin d’être moins florissantes.

Enfin, vous nous opposez l’uniformité de votre foi ; et nous nous honorons de croire à la loi de la diversité. Dieu la veut.

On nous a déclaré qu’il ne s’agit plus ici de deux tendances divergentes mais de deux croyances radicalement opposées. C’est une assertion plausible, tant qu’on ne met en face l’un de l’autre que les deux extrêmes ; mais c’est là un procédé artificiel toujours possible en toute assemblée et toujours fallacieux. Il n’y a pas seulement deux opinions extrêmes ; il existe entre les deux une série d’opinions graduées, qui remplissent, sans solution de continuité, l’intervalle tout entier ou, comme disait Pascal, tout l’entredeux.

Nous nous honorons de croire à la loi de la diversité. Dieu la veut.

Vous n’êtes pas plus d’accord que nous. Vous le savez bien. La diversité, c’est la loi de la vie, la loi de la durée, la loi du progrès. Dieu, je le répète, la veut et c’est en vain que Pie IX et le catholicisme, en vain que vous-mêmes et ce synode tenteraient de s’y opposer.

Les préceptes mêmes de Jésus-Christ vous imposent cette diversité, en vous interdisant tout triage. Ne vous souviendrait-il plus de la parabole du grand filet, de la parabole du bon grain et de l’ivraie ?

Eh bien ! ce que vous voulez faire, c’est précisément un triage des membres de l’Église, de l’ivraie et du bon grain. Jésus ne vous prescrit-il pas d’attendre au jour de la moisson, qu’il remet à la fin du monde ?

Alors Dieu enverra ses moissonneurs, et ces moissonneurs, est-il dit, seront les anges.

Vous êtes, sans doute, de très pieux orthodoxes, mais vous ne prétendez pas être des anges. (On rit.)

La variété dans l’Évangile : les contradictions de l’Écriture

La variété est dans l’Évangile. Le Nouveau Testament nous en fournit des preuves nombreuses.

Si vous voulez l’uniformité, imitez Rome, bien plus habile que vous à maintenir l’unité ; interdisez les livres saints au peuple. Tout au moins arrachez de l’Évangile l’épître aux Galates, qui nous apprend que Paul a résisté à Pierre en face, parce qu’il méritait d’être repris ; et cela, sur la plus grosse question qu’on pût traiter alors : pour devenir chrétien, pour être sauvé, faut-il accepter le mosaïsme ? le christianisme est-il une secte juive ?

Ôtez du Nouveau Testament ou saint Paul, ou saint Jacques, car l’un dit que ce qui sauve, c’est la foi, non les œuvres, et l’autre, que ce sont les œuvres, non la foi ; ce que chacun prouve par les mêmes exemples. (Protestations à droite.)

Je cherche à quelle doctrine vous tenez le plus, comme la plus précise et la plus nettement définie. Est-ce la divinité de Jésus-Christ ? L’Évangile en donne trois théories distinctes ; la plus ancienne, c’est qu’il fut divin et plein de Dieu depuis son baptême, l’esprit de Dieu étant alors descendu sur lui pour toujours. La seconde, enseignée par saint Matthieu et saint Luc seuls, c’est que le Saint-Esprit fut son père ; ni saint Marc, ni saint Paul, ni l’Évangile et les épîtres de Jean n’en offrent la moindre trace. En revanche, certaines épîtres de Paul et l’Évangile de Jean le déclarent préexistant, divin de toute éternité, ayant créé le monde, le Verbe incarné.

Le dogme de la résurrection de Jésus est-il plus important encore ? Le Nouveau Testament en offre deux conceptions fort différentes, l’une dans les Évangiles, l’autre chez saint Paul, qui attachait à ce fait la plus haute importance, mais qui le comprenait tout autrement que les évangélistes. (Dénégations à droite.)

Je rends grâces à Dieu de cette riche diversité que je trouve dans l’Écriture, et qui, loin d’être un tort, est à mes yeux une gloire et une puissance.

La diversité est de droit divin ; c’est l’ordre. Pour nous les libéraux, notre tâche est de représenter le principe de la liberté de conscience en France, dans la variété indispensable des doctrines. Aussi donnons-nous ce que nous réclamons. Je suis fier d’en citer pour exemple le consistoire et le synode particulier de Nîmes, qui m’ont envoyé ici. Le consistoire de Nîmes a toujours eu une forte majorité libérale, mais il donne généreusement à la petite minorité orthodoxe deux pasteurs. Et il ne choisit pas des orthodoxes insignifiants ou douteux. Jugez-en par le mérite et les opinions de M. Babut, que vous avez entendu inaugurer le Synode par un sermon sur les pharisiens disant à Jésus : « Ton témoignage n’est pas véritable. »

Je rends grâces à Dieu de cette riche diversité que je trouve dans l’Écriture, et qui, loin d’être un tort, est à mes yeux une gloire et une puissance.

M. Babut déclare n’être pas strictement orthodoxe et n’avoir pas appliqué aux libéraux ce mot de pharisiens.

Les libéraux protestent de leur nombre

M. Coquerel l’en félicite. Il continue :

Un troisième fait reste à signaler, et je vous prie encore de le reconnaître : notre nombre.

On n’a cessé de nous dire ici que le parti libéral est représenté en trop grand nombre au synode. J’affirme le contraire. Et, tenez, je vais, non vous proposer, mais vous indiquer un moyen très sûr de vous rendre compte de l’état des esprits dans notre Église.

Appelons nos électeurs à faire un nouveau choix de délégués, et j’affirme, maintenant que la question de schisme est posée, et l’épée de Damoclès suspendue sur la tête de l’Église, j’affirme qu’elle enverra ici, pour empêcher le schisme, une forte majorité libérale. (Dénégations à droite.)

Et savez-vous pourquoi ? Parce que l’Église ne veut pas du schisme.

L’Église en effet, Messieurs, aime son unité, cette unité qui n’est possible que dans la diversité. Elle respecte sa tradition ; elle se sent relativement peu nombreuse en face de ses ennemis, qui attendent avec impatience nos désunions pour se réjouir de notre décadence prochaine.

Messieurs, si contre la volonté de l’Église, vous prononciez le schisme, savez-vous par qui, dès l’abord, vous seriez approuvés et félicités ? Par les catholiques et le clergé. (Rumeurs.)

Oui, Messieurs, par les catholiques, qui vous approuveraient de proclamer votre attachement au principe de l’autorité. (Rumeurs et dénégations.)

Vous le niez ?… J’écrirais sur cette tribune l’article qui paraîtra le lendemain du schisme dans des journaux comme L’Univers, pour vous louer…

À gauche. — C’est très-vrai !

M. Coquerel. — Et à bon droit, car vous auriez fait là un acte de demi-catholicisme.

De plus, Messieurs, l’Église ne veut pas de schisme, à cause des déchirements impossibles au sein des petites Églises.

Vous pourriez couper en deux quelques grandes Églises, mais non les plus petites, qui sont très pauvres, qui n’ont qu’un pasteur et un temple. Et celles-là sont le plus grand nombre.

Aussi, en protestant contre la pensée du schisme, nous sommes ici, mes amis et moi, les organes, non seulement de la totalité des Églises libérales, mais d’un nombre considérable d’Églises orthodoxes. (Oui ! Non !)

Péroraison : Les orthodoxes pris en otages

On nous a proposé une séparation à l’amiable. Messieurs, le divorce n’existe pas en France ; mais, s’il existait, il faudrait, pour l’obtenir, le consentement des deux parties.

Or, vous n’aurez jamais le nôtre : Ne comptez pas sur nous pour vous aider dans cette entreprise.

Il ne vous restera donc qu’un seul parti à prendre : ou renoncer au schisme, ou nous persécuter, nous chasser ! (Sensation.)

Je ne veux pas terminer ce discours sur un mot aussi douloureux. Vous vous rappellerez, Messieurs, quel est notre devoir vis-à-vis de notre siècle. Vous vous rappellerez la patrie blessée au cœur ; vous vous rappellerez les Prussiens, vous vous rappellerez la Commune, l’Église romaine. (Rumeurs.)

Dieu vous convie à régénérer la France, Dieu vous convie tous par ma voix, quelque peu digne qu’elle soit d’un si grand honneur, à faire la conquête spirituelle de notre patrie. Zwingle a dit : Christiani hominis est non de dogmati magnifice loqui, sed cum Deo, ardua semper et magna facere. « Le devoir du chrétien n’est pas de parler superbement de dogme, mais de travailler toujours avec Dieu à des choses difficiles et grandes. »

Or, elle est grande et difficile l’œuvre qui consiste à régénérer, à libéraliser, à rendre chrétienne la France : et vous êtes petits et faibles pour l’accomplir. Mais vous êtes plus nombreux que les premiers chrétiens dans la chambre haute de Jérusalem. Si nous avions le feu sacré comme ils l’avaient, nous pourrions être, nous serions le peu de levain qui fait fermenter toute la pâte. (Vif assentiment à gauche.)


Illustration de couverture : la chambre haute du temple de l’Oratoire du Louvre, Paris.

  1. Les informations biographiques sur ces deux pasteurs sont issues de la page « Pasteurs Athanase Coquerel père et fils », Oratoire du Louvre.[]
  2. C’est-à-dire : « l’accusé plaide coupable. »[]
  3. Moïse Amyraut (1596-1664), un des chefs de file de l’académie de Saumur.[]
  4. Huldrych Zwingli, réformateur de Zurich.[]

Arthur Laisis

Linguiste, professeur de lettres, étudiant en théologie à la faculté Jean Calvin et lecteur dans les Églises réformées évangéliques de Lituanie. Principaux centres d'intérêts : ecclésiologie, christologie, histoire de la Réforme en Europe continentale. Responsable de la relecture des articles du site.

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