La longue diatribe d’Athanase Coquerel fils en fait le chef de file naturel du parti libéral. Face à lui, le modérateur du synode, Charles Bastie, intervient pour partager ses interrogations et conclure la huitième séance du synode général. Il ébauche ainsi une réponse orthodoxe, qui sera amplifiée dans les séances suivantes.
Charles Bastie (1811-1878) a été pasteur à Saint-Denis-lès-Rebais (Brie), puis à Saint-Quentin (Picardie) et à Bergerac (Périgord), position qu’il occupe à partir de 1850. Il est considéré comme un évangélique modéré, capable de soutenir occasionnellement des libéraux (comme le pasteur Pierre Goy, par exemple) et donc particulièrement apte à occuper les fonctions de modérateur du synode général. Dans cette brève réponse (Bersier, Histoire du synode général…, t. 1, pp. 167-173), il choisit d’affronter les libéraux avec leurs propres armes, en invoquant la liberté de conscience des fidèles, qui exige une prédication fidèle à la foi de l’Église.
M. Bastie, modérateur du Synode (M. Louis Vernes, vice-président, occupe le fauteuil). — Je suis peu habitué aux luttes et à l’improvisation de la tribune ; je demande l’attention bienveillante de l’assemblée et je m’efforcerai ici comme dans mes fonctions de président, de ne pas sortir de mon rôle de modérateur. (Parlez ! parlez !)
Qu’est-ce qu’une religion ?
Quel est le point central du débat, quelle est la pensée qui pèse sur nos cœurs à tous ? C’est celle-ci : Pouvons-nous rester unis ? (Très bien ! Voilà la question.) M. Pécaut s’est fait, au milieu de nous, le défenseur, je ne dirai pas d’une nouvelle religion, mais d’une nouvelle conception de la société religieuse. Je trouve dans le journal Le Temps un article anonyme qui résume si bien la pensée de M. Pécaut, que je lui demande la permission de le citer. (On rit ; l’explication de ces rires est dans le fait que M. Pécaut est l’auteur du compte rendu du Synode qui paraît dans Le Temps.) Selon cet article, le principe d’union d’une société religieuse doit être cherché, non dans les croyances, mais dans une communauté d’aspirations, de souvenirs et d’idées morales. Je dis que cette idée nouvelle est chimérique. Elle est opposée à la nature même de notre être. Est-ce que nos sentiments ne sont pas déterminés par nos idées ? Est-ce que nos facultés n’agissent pas l’une sur l’autre ? Comment voulez-vous donc avoir les mêmes sentiments avec des croyances religieuses radicalement contradictoires ? Un pasteur libéral m’écrivait : « Vos doctrines sont antihumanitaires et antichrétiennes, mais nous sommes de la même religion. » Je lui ai répondu : « Votre erreur est grande ; si vous tenez mes doctrines pour ce que vous dites, vous ne pouvez pas me tendre la main d’association. » Non, Messieurs, ce principe supérieur d’union est un non-sens. Je ne connais aucun exemple d’une société qui se soit formée et qui ait vécu sans avoir des vues communes. En revanche, je connais le plus bel exemple d’union que la terre ait jamais vu : celui de l’Église primitive. Ils n’étaient qu’un cœur et qu’une âme1. Mais aussi ils persévéraient tous dans la doctrine des apôtres2 ; les païens eux-mêmes rendaient témoignage au principe de leur union ; ils l’attribuaient à la doctrine de leur maître. « Les insensés, disait d’eux Lucien, leur législateur leur a persuadé qu’ils étaient tous frères ! » La charité inouïe qui excite l’admiration du monde antique venait d’une persuasion commune de la foi à une même vérité.
Autrefois et jusqu’à aujourd’hui, comment définissait-on une religion ? C’était « un ensemble de croyances et de pratiques » ; vous avez changé tout cela. Le côté objectif de la religion n’existe plus pour vous, il n’y a plus que le sentiment individuel.
De quelle diversité parle-t-on ?
J’ai été surpris tout à l’heure d’une assertion de M. Coquerel. Il s’est mis à défendre devant nous le droit et la nécessité des diversités. Mais, grand Dieu ! qui le nie au milieu de nous ? Est-ce que nous voulons enfermer les esprits dans le même moule ? Est-ce que vous ne conservez pas votre droit d’appréciation ? On dirait que nous voulons arrêter la science. On semble nous confondre avec ces partisans de l’autorité à qui Victor Hugo disait, dans son langage incisif et pittoresque : « Si le cerveau de l’humanité était ouvert devant vous comme un livre, vous y feriez des ratures. » Eh ! Messieurs, ces ratures pourraient n’être pas toujours regrettables ; mais nous ne reconnaissons à personne le droit de les faire. Ceux qui se chargeraient de ce soin pourraient ressembler un peu trop à ces moines du Moyen Âge qui effaçaient sur les parchemins les chefs-d’œuvre de l’antiquité classique pour y substituer leurs niaiseries. Ne parlez donc pas de la liberté de la pensée. Personne, vous le savez bien, ne veut l’entraver ici. Que l’on étudie, que l’on affirme ce qu’on voudra dans le monde, mais de grâce qu’on ne vienne pas soutenir le pour et le contre dans l’Église. (Très bien !)
Sans doute, dans l’Église même, il y a place pour différentes conceptions théologiques. Ainsi, tout à l’heure, vous parliez de deux idées de la résurrection, mais est-ce que vous prétendez que saint Paul ne fut pas d’accord avec les apôtres sur le fait matériel de la résurrection ? (Dénégations à gauche.) Relisez donc le chapitre 15 de la première épître aux Corinthiens, relisez-en les premiers versets. Quand saint Paul déclare que Jésus a été enseveli et qu’il est ressuscité le troisième jour3, ne parle-t-il pas de son corps ? Serait-ce l’esprit de Jésus qui serait resté enseveli pendant deux jours dans le tombeau ?
Eh ! Messieurs, si Christ n’était pas ressuscité des morts, nous ne serions pas ici4. (Très bien.) Vous confondez l’idée avec le sentiment quand vous nous reprochez d’être exclusifs. Le sentiment a beau être fraternel, les idées s’excluent. Il est dit que la charité croit tout, qu’elle supporte tout5. S’ensuit-il que nous devions accepter les plus monstrueuses erreurs ?
Vous avez parlé de catastrophes politiques qu’on n’a pas su éviter et vous nous avez fait entrevoir des conséquences religieuses non moins funestes. L’analogie est trompeuse. Il y a des situations politiques où l’on ne sait s’il faut résister ou s’il faut céder. Rien n’est plus difficile que de décider jusqu’à quel point les concessions peuvent être poussées ; le génie même peut s’y tromper. Je n’ai pas à justifier l’homme d’État illustre qui siège parmi nous ; je n’ai jamais partagé ses vues politiques. Lorsque M. Guizot était au pouvoir, j’étais, moi chétif, dans l’opposition. Mais, il s’agit ici de tout autre chose.
Dans les questions religieuses, il n’est nul besoin d’être un homme de génie pour savoir s’il faut ou non céder. Le plus humble, le plus ignorant peut savoir quelle est la vérité qu’il ne lui est pas permis de sacrifier. Il n’y a qu’un seul fondement qui puisse être posé, dit saint Paul6. Voulez-vous bâtir sur ce fondement ? Nous serons avec vous. Hélas ! parmi ceux qui sont unanimes à bâtir sur ce fondement que de diversités, que de conflits douloureux ! Mais que sera-ce si le fondement lui-même n’existe plus ! On nous dit : « Il y a de la diversité partout. » Je le nie. Si je crois que Jésus-Christ est ressuscité, je ne puis admettre qu’on vienne dans la même chaire dire qu’il n’est pas ressuscité.
M. Pécaut nous a dit que l’union est possible et désirable. Il semble regretter que nos pères aient quitté l’Église romaine. (M. Pécaut fait un signe de dénégation.) Pardon ! je vous ai fort bien entendu ; vous avez dit que si nos pères ne s’étaient pas séparés, ils auraient agi plus réellement sur la France. Est-ce vrai ? Est-ce que tous les historiens ne reconnaissent pas que la Réforme a exercé sur l’Église catholique même une profonde influence ? Pour moi, je crois que nous gagnerions tous à nous séparer. Est-ce que l’Angleterre ne doit pas sa vie religieuse à la rivalité de ses Églises ? Est-ce que M. de Rémusat n’a pas montré que, sans le méthodisme, l’Église anglicane s’endormait dans l’indifférence? En France, est-ce que nos frères dissidents ne nous ont pas fait du bien ? Pourquoi redouter cette émulation ? Nous y gagnerions, j’ose l’affirmer, la paix et la liberté. Actuellement notre Église est une école de scepticisme. Nos paysans ne savent plus à qui entendre. Un pasteur dit ceci, un autre le contraire, comment voulez-vous que nos troupeaux sachent ce qu’enseigne leur Église ?
La liberté de conscience opposée aux libéraux
Trouvez-vous l’état actuel satisfaisant ? Non ; l’Église est profondément troublée ; il s’agit de lui donner la paix, la tranquillité, la liberté. La liberté, Messieurs ! Vous vous qualifiez comme ses représentants par excellence. Et vous ne vous apercevez pas que vous lui portez une atteinte mortelle en blessant la conscience religieuse des masses protestantes ! Vous prétendez prêcher suivant vos opinions personnelles sans tenir compte des croyances générales de l’Église. Eh bien ! Messieurs, souffrez que je le dise : vous n’en avez pas le droit.
Non : vous n’avez pas le droit de tromper l’attente du fidèle qui, en venant dans nos temples, croit y trouver l’enseignement dont il a été nourri, la vérité religieuse que supposent tous les actes de notre culte.
Vous n’avez pas le droit d’offrir aux âmes altérées de justice, de paix, de consolation, au lieu des sources qui jaillissent jusque dans la vie éternelle, des citernes crevassées qui ne contiennent point d’eau.
Vous n’avez pas le droit de laisser ignorer aux consciences oppressées par le péché, qu’un grand sacrifice a été accompli pour en ôter le fardeau.
Vous n’avez pas le droit d’étendre le voile épais de vos doutes entre les âmes qui cherchent l’espérance et les magnifiques perspectives que le Sauveur dévoile aux yeux de la foi.
Ne vous y trompez pas. C’est au nom de la liberté, de la liberté des consciences que je repousse vos théories. Je demande formellement que les âmes ne soient pas opprimées et qu’on leur donne la certitude de trouver dans notre Église la satisfaction de leurs besoins.
Pour atteindre ce but, il ne faut pas donner aux fidèles des enseignements raffinés. Notre culte est déjà trop dépouillé de ce qui attire les masses, trop sévère, trop difficile à comprendre pour des intelligences bornées, ignorantes, et vous iriez leur proposer un christianisme quintessencié, des aspirations vers l’idéal, l’idéal qu’elles ne conçoivent même pas ! Venez nous accuser après cela de ne pas tenir compte de la réalité !
On me dit : Qu’allez-vous faire de votre profession de foi ? Je réponds sans hésiter : Nous dirons : c’est la foi de l’Église, car c’est celle qu’elle enseigne dans ses sacrements et dans ses liturgies que vous récitez tous. Si vous ne la partagez plus, vos consciences seules vous diront ce que vous avez à faire. Soyez tranquilles. Nous ne sommes pas de ceux qui en appellent au bras séculier ; nous n’appellerons pas les gendarmes. (Rires à gauche.) Vous riez, Messieurs ! et vous avez raison, je ne connais pas un seul exemple d’un pasteur libéral qui ait été destitué de force. En revanche, je connais un pasteur qui en a appelé aux gendarmes pour prendre possession de sa chaire dans une église qui ne voulait pas de lui ; ce pasteur n’était pas un orthodoxe. (Applaudissements à droite.) Vous obéirez, Messieurs, à votre conscience, mais vous ne nous empêcherez pas d’obéir à la nôtre. Or, la nôtre nous ordonne de confesser notre foi au Fils de Dieu. Il a dit lui-même : « Celui qui me confessera devant les hommes, je le confesserai devant mon Père qui est aux cieux7. » (Applaudissements à droite.)
Illustration : Georges Darnet (1859-1936), Bords de l’Isle Dordogne, Périgord, huile sur toile (Périgueux, collection privée).
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