Je veux mon interprétation à moi — Jean-Jules Clamageran
4 septembre 2021

Après le discours, somme toute assez nettement partisan, du modérateur du synode, Charles Bastie (cf. l’extrait précédent), la parole est aux libéraux. Alors que Bastie défendait le bien-fondé d’une possibilité d’une confession de foi au nom de la liberté de conscience, Clamageran invoque le principe du libre examen, qu’il fait remonter à la Réforme, et dont il propose une apologie radicale. Sa compréhension de la liberté chrétienne est déjà celle des libéraux d’aujourd’hui.

Jean-Jules Clamageran (1827-1903), fils d’un négociant installé en Louisiane, est un juriste et un militant républicain. Après le synode, il sera sénateur et brièvement ministre. Il représente au synode les laïcs de Paris.

Les positions de Clamageran, sa compréhension de la Réforme et de la liberté du chrétien sont tout à fait contraires à celle de Par la foi ; nous reproduisons son discours pour son intérêt historique : il est important que les chrétiens orthodoxes (évangéliques) soient familiers de la rhétorique libérale, et sachent combien cette théologie est datée. Le discours a été transmis par le pasteur Bersier (Histoire du synode général, I, pp. 175-190), nous ajoutons comme de coutume des intertitres.


Principe dogmatique et principe libéral

M. Clamageran. — Messieurs, au point où le débat est parvenu, la question se trouve parfaitement précisée. Comme le disait M. le modérateur, avec une franchise à laquelle je rends hommage, il y a en présence, non pas deux religions, mais deux conceptions différentes de la société religieuse : d’une part le régime des confessions de foi obligatoires, faites au nom de l’Église et liant tous ses membres ; d’autre part, le régime des confessions de foi spontanées, individuelles ou collectives, mais ne s’imposant jamais à personne ; et d’une part un principe d’autorité qui a pour conséquence la séparation ou l’exclusion ; d’autre part, un principe de liberté qui est en même temps un principe de rapprochement et d’union.

Ces principes, je me hâte de le dire, ne sont absolus ni d’un côté, ni de l’autre. Vous ne voulez pas la séparation à outrance, vous tolérez des divergences, même graves, en dehors de ce que vous appelez les points fondamentaux, et nous, nous ne demandons pas une liberté quelconque, nous voulons la liberté d’être chrétiens à notre manière, nous prétendons formuler personnellement notre christianisme, en un mot, nous réclamons la liberté protestante : rien de plus, rien de moins. Mais le principe de l’autorité dogmatique prédomine chez vous, et chez nous le principe libéral. Vous subordonnez l’union des fidèles à l’unité de croyance, et nous, l’unité des croyances à l’union des fidèles.

On pourrait caractériser cette double conception en disant que, pour les orthodoxes, la foi de l’Église est un à priori, pour les libéraux une résultante. Ni pour les uns, ni pour les autres, le christianisme n’est quelque chose d’indéfinissable, où l’on puisse trouver tout ce qu’on veut. Seulement, nous croyons, nous libéraux, qu’il n’appartient pas à la majorité de tracer à l’avance le cercle où peut se mouvoir l’idée chrétienne. Selon nous, ce qui est essentiellement chrétien, ce qui est essentiellement protestant, c’est ce qui est cru, ce qui est senti, ce qui est admis par l’universalité de ceux qui se disent chrétiens protestants. Tel serait, à coup sûr, le point de vue d’un historien impartial qui voudrait décrire l’état actuel du protestantisme, et nos adversaires eux-mêmes se plaçaient hier à ce point de vue, quand ils reconnaissaient la légitimité et l’utilité des diverses communions chrétiennes.

Il reste maintenant à voir quel est, des deux systèmes en présence, le plus favorable au développement de la vie religieuse, le plus salutaire pour les âmes, le plus propre à assurer la paix et le plus conforme aux intérêts des Églises réformées de France.

De l’efficacité du libéralisme

On a traité avec quelque dédain le système libéral. On admet qu’il ne manque pas d’élévation, qu’il a quelque chose de noble et d’attrayant; mais c’est, dit-on, une pure chimère, une utopie, un rêve. Ma réponse sera bien simple : cette prétendue chimère a existé en fait et elle existe encore sous nos yeux. Genève a aboli toute confession de foi en 1725. Voilà donc près de cent cinquante ans qu’elle vit sous le régime de la liberté dogmatique. (Interruption.)
Une voix. — L’Église de Genève a à sa base une déclaration de foi !
M. Clamageran. — A-t-elle cessé depuis lors d’être un des foyers principaux de la vie religieuse en Europe, la capitale du protestantisme de langue française, la Rome des réformés ? Non, elle est restée digne de son passé, et aujourd’hui encore c’est dans son sein qu’une partie notable de notre jeunesse se prépare au saint ministère.

Notre propre Église nous fournit un second exemple. La confession de foi de La Rochelle est tombée depuis longtemps en désuétude. Elle n’a pas été remplacée. Le régime libéral n’étant pas consacré d’une manière expresse par la loi, quelques consistoires ont pu s’arroger l’autorité dogmatique. D’autres, au contraire, ont respecté les consciences et fait place aux minorités. À Paris, quinze cents électeurs représentant une population de quinze à vingt mille âmes, sont privés des temples et des pasteurs auxquels ils ont droit, par l’intolérance d’une majorité orthodoxe; mais, à Nîmes, cette grande métropole des huguenots, et partout où les libéraux l’emportent, le système que nos adversaires traitent de chimérique est appliqué sincèrement, loyalement. Il ne dépend pas de nous que l’application de nos principes se généralise davantage. Telle qu’elle est, bien que partielle et incomplète, elle a un tel caractère de réalité, que nos adversaires la dénoncent comme un état insupportable de désordre et d’anarchie.

Le régime libéral se retrouve à l’origine même de la Réforme.

Un dernier fait que je désire signaler à l’attention du synode d’une manière particulière est celui-ci : le régime libéral se retrouve à l’origine même de la Réforme. La Réforme a commencé à se répandre en France en 1521, et notre première confession de foi ne date que de 1559. Entre ces deux dates, il y a un espace de trente-huit années pendant lesquelles le protestantisme grandit. Il grandit malgré les persécutions les plus atroces, et il envahit si bien la société, qu’il semble un moment que la France tout entière va devenir protestante. Son influence se fait sentir partout : d’abord parmi les artisans, puis au sein de la bourgeoisie, et enfin elle pénètre la noblesse, elle ébranle le clergé.

Cette influence est visible aux États généraux d’Orléans en 1560 et 1561. Animés de l’esprit nouveau, les nobles demandaient alors ce qui passe aujourd’hui encore pour une doctrine révolutionnaire, ce qui apparaît à bien des gens comme une utopie dangereuse : l’instruction gratuite et obligatoire.

Ces progrès merveilleux, dont le souvenir nous émeut à présent plus que jamais, se sont accomplis, ne l’oublions pas, en l’absence de toute confession de foi, en l’absence de toute autorité dogmatique. (Dénégations à droite.)
Une voix. — C’est une grande erreur !

Évangile et liberté

M. Clamageran. — Si l’on veut se rendre compte de l’état des esprits à cette époque, il ne faut consulter ni les historiens catholiques, ni les historiens calvinistes, mais des observateurs sagaces, désintéressés des querelles théologiques.

Les dépêches secrètes des ambassadeurs vénitiens, publiées il y a une trentaine d’années, sont, sous ce rapport, des documents précieux. Elles ont été écrites par des hommes politiques d’une haute capacité, s’efforçant de renseigner aussi exactement que possible ce terrible Conseil des Dix qui veillait aux destinées de la République vénitienne et qui cherchait sans cesse de quel côté il pourrait se ménager des alliances. Une de ces dépêches, après avoir montré l’importance croissante des réformés, résume ainsi leurs doctrines : Il tutto sta in due punti di che fanno professione tutti gli autori di nuove dottrine : uno è d’insegnare la verità dell’ Evangelio, volendo ognuno interpretarlo ; l’altro di predicare la libertà christiana. « Le tout consiste en deux points sur lesquels s’accordent tous les auteurs des nouvelles doctrines : l’un est d’enseigner la vérité de l’Évangile, chacun se réservant de l’interpréter à sa manière; l’autre de prêcher la liberté chrétienne ».

Vous le voyez, Messieurs, la devise de l’Union protestante libérale qu’on a trouvée si vague, dont nos adversaires se sont tant moqués, est plus ancienne qu’on ne l’a cru.
À gauche. — Très bien !
M. Clamageran. — Nos pères de 1521 à 1538 ont eu pour cri de ralliement, comme nous qui sommes restés fidèles non à la lettre mais à l’esprit de leurs croyances, l’Évangile et la liberté.

Qu’entendait-on par « la vérité de l’Évangile ? » Bien des choses, sans doute ; mais ce qui attirait les masses, on peut l’affirmer, ce n’était pas l’élément miraculeux, car, sous ce rapport, le catholicisme leur donnait pleine satisfaction ; c’était le fond même de la religion ; on se précipitait vers l’Évangile pour y puiser ces vérités sublimes que le prophète de Nazareth révélait à ses disciples, ces paroles d’amour, cette morale divine que renferment les paraboles et le sermon sur la montagne.

Les confessions nuisent à la Réformation

En 1559, on rédige la première confession de foi. Au bout de quelques années, elle devient publique, elle prend un caractère officiel et obligatoire. Et alors tout change de face. Au dehors et au dedans, les progrès de la Réforme sont arrêtés. Un historien qui ne vous sera pas suspect, M. de Félice, constate que vers 1570, les protestants « avaient bien perdu de la foi naïve et fervente, de la conduite austère et sainte des premières années. En se subordonnant à l’esprit de parti, la religion s’était abaissée ; on tenait davantage peut-être à sa secte, on appartenait moins au christianisme. »

D’où vient cette décadence, d’où vient ce brusque temps d’arrêt ? La guerre civile ne suffit pas pour l’expliquer. Il y a une cause plus vraie, plus profonde. La Réformation, par les confessions de foi, s’était fermé les portes du siècle. Les idées nouvelles s’étaient pour ainsi dire figées dans une formule rigide. Des dogmes sombres et absolus, tels que celui de la prédestination, tenaient à distance les esprits généreux, les cœurs honnêtes que la simplicité de l’Évangile aurait gagnés. Avec une énergie égale à celle que nos pères ont déployée, et avec des aspirations plus larges, le protestantisme aurait réalisé la conquête spirituelle de la France. Je ne pardonne pas, je l’avoue, aux confessions de foi de nous avoir ainsi dérobé l’avenir. C’est pour ce motif surtout que je les déteste. Le génie fort, mais étroit, de Calvin, a fait de la Réforme une sorte de forteresse ; il n’en a pas fait une puissance expansive et féconde.

L’hypocrisie du confessionnalisme : Hobbes et Hegel

Je n’ai pas épuisé mes griefs contre les confessions de foi. Non seulement elles rétrécissent le champ de la vérité, mais elles ne servent même pas à écarter l’erreur. Au contraire, elles l’appellent et l’abritent. Elles sont comme des tentes où l’esprit se repose, et ce repos est funeste. Les exemples abondent. J’en citerai deux qui me paraissent décisifs.

Vous savez que le philosophe anglais Hobbes a été tout à la fois le théoricien le plus inflexible de l’autorité absolue et le plus logique, le plus radical des écrivains matérialistes. Eh bien ! ce Hobbes (né en 1588 et mort en 1679), se trouvant malade à l’âge de soixante et onze ans, après avoir publié ses principaux ouvrages, reçut les sacrements selon le rite de l’Église anglicane. Il avait donc adhéré à la confession des trente-neuf articles, confession de foi très orthodoxe, et il trouvait moyen d’allier le matérialisme à l’orthodoxie. Ce que faisait le maître, les disciples le firent à leur tour. La cour de Charles II, le Stuart restauré, était remplie de matérialistes qui se posaient en défenseurs de la foi de l’Église, soutenaient le trône et l’autel et persécutaient les puritains. Le hobbism, nous dit Macaulay, faisait partie intégrante du caractère du gentilhomme à la mode.

L’Allemagne nous offre un exemple plus curieux encore. Il ne s’agit pas ici d’une confession de foi impuissante en face de l’hypocrisie, recouvrant de son manteau l’immoralité grossière ; il s’agit d’une confession de foi abritant des erreurs monstrueuses, mais sincères. Je veux parler de l’hégélianisme. Que la doctrine hégélienne ait pu, par certains côtés, séduire des esprits élevés, qu’elle ne mérite pas d’être confondue avec les tristes théories qui mettent l’homme au rang des brutes, je m’empresse de le reconnaître. Il n’est pas moins vrai que cette doctrine, niant la personnalité divine et la personnalité humaine, justifiant comme bons tous les faits accomplis, divinisant en quelque sorte le succès, portait de graves atteintes à la morale et à la religion. Le terrible mot de M. de Bismarck : la force prime le droit, ce mot, qui fait reculer de plusieurs siècles la civilisation humaine, est sorti des entrailles mêmes du panthéisme germanique. Or, Hegel se prétendait orthodoxe, et la plupart de ses disciples ont eu la même prétention. Ni la confession de foi d’Augsbourg, ni aucune autre, ne les ont jamais gênés.

Hegel se prétendait orthodoxe, et la plupart de ses disciples ont eu la même prétention. Ni la confession de foi d’Augsbourg, ni aucune autre, ne les ont jamais gênés.

Les formules dogmatiques ne préservent pas les âmes du mensonge et de l’erreur. Elles les endorment. Elles étouffent la personnalité religieuse. Logiquement elles dérivent du catholicisme et y ramènent. Elles sont contraires à la véritable méthode protestante.

Le libre examen, ou la méthode protestante

Cette méthode, quelle est-elle ? C’est le libre examen appliqué à l’Évangile. Il ne s’agit pas d’aligner des dogmes comme le font les catholiques, et quelquefois les philosophes, puis de les signer et de les réciter. Il s’agit de tout autre chose. Il s’agit d’ouvrir un livre que nous considérons tous comme la source principale de la vérité religieuse, — je dis la source principale car on ne conteste pas que Dieu se révèle autre part que dans la Bible ; il se révèle dans la nature, dans l’histoire, dans la conscience.

Ce livre est souvent obscur, inégal, confus, mais il s’en échappe des traits de vive lumière. (…) On n’y trouve pas un code tout préparé, un credo fait à l’avance.

Ce livre est souvent obscur, inégal, confus, mais il s’en échappe des traits de vive lumière. En le lisant, chacun cherche à s’assimiler la nourriture spirituelle dont il a besoin ; toutes les facultés se tendent pour discerner et saisir la vérité ; la raison, l’imagination, le cœur, la conscience, s’exaltent et se confondent dans une même aspiration. On n’y trouve pas un code tout préparé, un credo fait à l’avance. On y trouve des paraboles, des discours, des faits qui tour à tour vous étonnent, vous émeuvent, vous ravissent, vous troublent ou vous rassérènent. Il faut choisir, ne fût-ce que pour distinguer les choses essentielles des choses secondaires ; il faut réfléchir, se replier sur soi-même, se recueillir, en un mot examiner. De là une foi personnelle, intime, qui est nôtre, parce qu’elle est le fruit de notre travail, qui est vivante et vivifiante, parce qu’elle est libre.

Je ne veux pas d’une interprétation banale que me dictent vos professions de foi, je veux mon interprétation à moi, celle que j’ai puisée moi-même dans mon for intérieur, sous l’œil de Dieu. Je ne veux pas d’intermédiaire factice, je veux me mettre en contact direct avec l’Évangile et par l’Évangile avec la personne du Christ. Tel doit être le langage du vrai protestant, telle est la méthode protestante qui répugne, par sa nature même, à toute espèce d’autorité dogmatique.

Jean-Jules Clamageran (1827-1903)

Les dangers politiques du confessionnalisme

Et puis, de deux choses l’une : votre profession de foi sera variable ou invariable. Vous n’oserez pas la déclarer invariable, car ce serait proclamer votre infaillibilité. Vous direz, comme M. de Gasparin en 1848 : « Un synode la formulera d’une manière, un autre d’une manière différente ; ces expressions successives de la vérité répondront aux besoins de l’époque. » Mais alors je me demande comment elle pourra être changée, sans que la loyauté des membres de l’Église soit atteinte; car enfin, si on veut la changer, c’est qu’on n’y croit plus ; et comment, si on n’y croit plus, a-t-on pu rester dans l’Église ? Entre l’adhésion nouvelle et l’adhésion ancienne, il s’écoulera toujours un certain intervalle marqué par une foi chancelante, par une incrédulité latente, c’est-à-dire par une sorte d’hypocrisie. Le progrès se fera quand même, je le sais bien, parce qu’il est inévitable et providentiel ; mais il se fera comme au sein de l’Église anglicane, sous le couvert de vieilles formules qu’on répétera du bout des lèvres sans y croire. Mieux vaut, à tous les points de vue, le progrès réalisé par les professions de foi facultatives et libres.

Vous voulez agir sur les âmes, propager vos idées, imprégner de vos croyances l’esprit des masses, vous avez raison. Et nous aussi, nous le voulons. Ce que nous ne voulons pas, c’est que, pour une œuvre pareille, on recoure à l’autorité. Il faut agir par voie de persuasion, et par cette voie seule. Il faut que les professions de foi, individuelles ou collectives, n’aient d’autre force que la force inhérente à la vérité. Autrement vous courberez les consciences, et en les courbant, vous les dégraderez. Oh ! il est bien facile de courber les hommes. « Le premier imbécile venu, disait Cavour, peut gouverner avec l’état de siège. » Ce qui est vrai en politique est vrai, à plus forte raison, en matière religieuse. Au nom de l’Évangile, au nom de la conscience humaine, au nom du Christ qui n’a jamais eu d’autre prestige que la sainteté de sa vie et le charme de sa parole, je proteste contre les procédés autoritaires mis au service de la religion, je proteste contre toute doctrine imposée sous peine d’exclusion. (Vive approbation à gauche.)

L’autorité dogmatique, remarquez-le bien, est un dissolvant pour le protestantisme. Le catholicisme, du haut de son infaillibilité, ne cherche pas à exclure ; il veut au contraire retenir ceux qui sont nés dans son sein. Il leur demande une soumission aveugle, et par la soumission, il aboutit à l’unité, unité misérable, car la soumission n’est pas la foi ; unité mensongère, car elle est faussée dans sa source, mais cependant imposante et redoutable.

Chez nous, au contraire, les dissidences ne peuvent être supprimées. Si elles ne sont pas tolérées, elles enfantent les sectes, les sectes contre lesquelles saint Paul s’élève avec tant d’énergie et unes si haute raison, selon nous ; car elles rétrécissent les esprits, elles les compriment dans les étroites limites d’une petite chapelle. Bien loin de se diviser, il faut s’unir pour se pénétrer mutuellement. Si l’on se divise, où s’arrêtera-t-on sur cette pente funeste du schisme ? On se bornera d’abord à exclure les radicaux de l’extrême gauche ; mais ceux-ci une fois exclus, la gauche et le centre seront à découvert ; les membres les plus modérés seront menacés à leur tour, et notre pauvre Église réformée ira se rapetissant sans cesse, se dispersant, se subdivisant à l’infini, jusqu’à ce qu’elle tombe en poussière, ou qu’elle se rassemble de nouveau ; et alors que de temps perdu, que de forces gaspillées en vain, quel déploiement inutile de police, d’inquisition, de mesures vexatoires et odieuses, que de luttes et de souffrances pour retourner au point de départ, c’est-à-dire à la liberté dans l’union !

On nous dit que nous sacrifions l’unité de la foi à l’union des fidèles, et qu’il n’y a pas d’Église sans une foi commune. Non, il n’y a pas d’Église sans une foi commune ; mais à travers les diversités qui sont naturelles, qui sont nécessaires, qui sont légitimes, il y a un mouvement des esprits qui les porte, par l’effet seul de la libre discussion, sur des points où ils se rencontrent. L’esprit humain tend à l’unité dans les hauteurs.

Est-il vrai que les conceptions religieuses, à mesure qu’elles se spiritualisent, perdent de leur empire sur les masses ? Est-il vrai qu’elles deviennent inaccessibles au peuple des campagnes ? Non, elles peuvent toujours être traduites dans un langage simple et populaire. Et pour nous autres protestants, cette traduction est bien facile, car nous la trouvons dans l’Évangile. Ce sont les paroles mêmes du Christ qui nous la donnent.

Le libéralisme, quintessence de la religion ?

Que de controverses théologiques ont été soulevées par la question de la justification ! Dès le premier siècle de l’ère chrétienne, Paul et Jacques sont en opposition sur ce point. À l’époque de la Réforme, la lutte recommence et se prolonge jusqu’à nos jours. Sommes-nous justifiés par la foi ou par les œuvres ? Que faut-il entendre par la foi, que faut-il entendre par les œuvres ? Ce sont là des problèmes délicats, et les intelligences les plus ouvertes, les plus fermes, peuvent hésiter entre les solutions diverses qu’on propose. Mais il y a un point de vue supérieur qui concilie les dissentiments, qui écarte les subtilités de la dogmatique, qui nous transporte au centre même et sur les plus hautes cimes de la religion. Au début du sermon sur la montagne, Jésus dit : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés. » Et plus loin : « Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu. » Quelle simplicité dans ces paroles et quelle profondeur ! Les âmes naïves peuvent les comprendre, et les plus grands génies se complaisent à les méditer. On a qualifié ironiquement les doctrines libérales en les appelant quintessenciées. Mais il me semble que la quintessence suprême de la religion, elle est là. Ce n’est pas nous qui avons, inventé ces choses sublimes et touchantes, si éthérées en apparence, en réalité si pleines de sève. Les « béatitudes » de l’Évangile nous saisissent et nous consolent. Elles nous rapprochent aussi les uns des autres, malgré nos divergences, parce qu’elles nous élèvent. (Sensation.)
Ah ! si on s’appliquait moins à chercher ce qui divise que ce qui unit, comme on verrait diminuer les écarts, que de prétendus abîmes se combleraient ! Je prends, par exemple, le dogme de la résurrection du Christ. « Nous croyons, disait il y a quelques jours M. Bois, que le Christ est ressuscité, qu’il est monté au ciel ; vous, vous croyez qu’il est resté dans le tombeau. Comment pouvons-nous entrer en communion avec vous ? Vous appartenez à une Église qui n’a rien de commun avec la nôtre. » Je réponds qu’il y aurait, en effet, un abîme entre les orthodoxes et nous, si nous disions que le Christ est resté dans le tombeau ; nous serions alors non des chrétiens, mais des matérialistes. Telle n’est point notre pensée. Nous affirmons comme vous que le Christ a vaincu la mort, qu’il est monté dans une sphère supérieure de l’existence, qu’il vit éternellement au sein de Dieu. Ce que nous rejetons, c’est la résurrection corporelle, la résurrection en chair et en os. Vous vous appuyez sur un fait matériel, et nous sur un fait spirituel. Voilà toute la différence. Nous arrivons par des voies qui ne sont pas vôtres à une affirmation qui nous est commune.

On insiste et on prétend que notre foi est purement philosophique, purement rationnelle. On nous demande à quoi nous sert le Christ pour démontrer l’immortalité. Eh bien ! ici encore nous sommes chrétiens, chrétiens à notre manière, mais profondément chrétiens. Nous ne dédaignons pas la raison, nous pensons qu’il ne faut dédaigner aucune des facultés que Dieu a données à l’homme. Nous croyons à la vie future par raison, mais nous y croyons plus vivement par l’Évangile. Le Christ nous révèle l’homme dans toute sa grandeur morale, l’homme sanctifié par le dévouement, par l’amour, par le sacrifice. Par lui, nous sentons ce qu’il y a de divin en nous. Excités par son exemple, pénétrés de son esprit, nous comprenons que nous aussi nous avons une vocation céleste, et à certains moments, quand les passions vulgaires se taisent, quand la voix de la conscience se fait entendre claire et nette, quand elle s’impose à nous, nous éprouvons une sorte de rénovation intérieure qui nous pousse vers le bien ; nous sommes prêts alors à suivre celui qu’un grand apôtre a appelé notre frère aîné, nous ne désespérons pas de lui ressembler, je dirais presque de l’égaler. L’idée du mal, l’idée de la mort disparaît en présence de l’être humain transfiguré. Le Christ nous communique la confiance en Dieu, il nous donne le relèvement, il nous ouvre la vie éternelle.
En dehors de toute formule dogmatique, il y a des principes vitaux qui subsistent et se développent sous l’influence de l’Évangile par la puissance irrésistible qui est en eux, par leur harmonie secrète avec les aspirations de l’âme humaine. Ils n’ont pas besoin d’être édictés par une autorité quelconque. Ils s’imposent d’eux-mêmes. On les déshonorerait en les fixant sur les pages d’une confession de foi obligatoire.

On n’est que trop disposé à confondre la religion avec l’autorité. (…) La religion et la liberté sont au fond une seule et même chose.

Je n’ajoute plus qu’un mot, Messieurs. À vrai dire une confession de foi est un manque de foi. (Très bien ! à gauche.) Oui, c’est un manque de foi, car si on croyait au triomphe de la vérité par la persuasion, on ne craindrait pas ses adversaires, on ne chercherait pas à les exclure. On saurait que, tôt ou tard, sans violence, sans proscription, sans mesure réglementaire, qui puissent froisser qui que ce soit, l’erreur se dissipera et la vraie doctrine prendra sa place. Nous sommes plus fiers que vous, et si nous tenons à rester avec vous dans l’Église que nos pères nous ont transmise, c’est que nous sommes bien convaincus du succès final de nos idées. Le soin avec lequel vous cherchez à nous écarter trahit en vous une défaillance. Cette défaillance, hélas ! compromet, plus que toutes les hérésies possibles et imaginables, la cause de la religion. On n’est que trop disposé à confondre la religion avec l’autorité. Ce qu’il importe de mettre en lumière, c’est que les croyances religieuses peuvent et doivent braver la libre critique, la libre recherche, la libre discussion ; c’est que la religion et la liberté sont au fond une seule et même chose. L’avenir du protestantisme réside, selon moi, dans l’union de ces deux principes. Affirmer cette union avec une sainte audace, la réaliser avec énergie, tel est notre devoir, tel est aussi le vœu, j’en ai la ferme assurance, de notre peuple protestant, qui a horreur du schisme et qui entend garder intacte, au sein de l’Église réformée, la foi spontanée, la foi personnelle, la foi libre, seule digne des esprits émancipés et des cœurs généreux. (Applaudissements prolongés à gauche.)


Illusttration de couverture : Vittore Carpaccio, Le départ des ambassadeurs anglais, huile sur toile, 1495 (Venise, galeries de l’Académie).

Arthur Laisis

Linguiste, professeur de lettres, étudiant en théologie à la faculté Jean Calvin et lecteur dans les Églises réformées évangéliques de Lituanie. Principaux centres d'intérêts : ecclésiologie, christologie, histoire de la Réforme en Europe continentale. Responsable de la relecture des articles du site.

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