Le Contra Mendacium de saint Augustin
19 mai 2021

J’ai entrepris de lire de manière suivie les œuvres de saint Augustin et proposerai sur le blog des recensions de chacune des œuvres lues, si Dieu le permet.


Contexte et sujet

Dans le De Mendacio, écrit vers 395, Augustin étudie de manière systématique le mensonge en distinguant 8 types de mensonges. Il répond aux questions comme « peut-on mentir pour sauver son honneur ? », »peut-on mentir pour sauver sa vie ou celle d’un autre ? », « peut-on mentir pour empêcher une personne de pécher ? », etc.

Qu’est-ce qui a bien pu, plus de 20 ans plus tard (nous avons tous ces détails biographiques grâce à ses Rétractations), le pousser à écrire à nouveau sur ce sujet dans le Contra Mendacium ? Deux choses, principalement.

Premièrement, nous dit-il dans les Rétractations (I, in fine), il n’était tout d’abord pas satisfait de son De Mendacio, le trouvant trop difficile à comprendre et quelque peu obscur ; il demanda même à ce qu’on le détruise pour qu’il ne fût pas inclus dans ses opuscules. Mais, quelque temps plus tard, il le retrouva intact. Il en entreprit alors la révision et le publia. Cette révision se situe après la rédaction du Contra Mendacium qui donc en un sens suit et en un sens précède le De Mendacio. Une raison que l’évêque mentionne pour conserver ce livre est que le De Mendacio est une étude plus complète, tandis que Contra Mendacium concerne un sujet plus particulier comme nous le verrons. Et je suis bien heureux qu’Augustin ait pensé ainsi, trouvant son étude systématique bien plus utile pour l’Église à toute époque que celui que je m’apprête à commenter et qui se penche sur une situation particulière à l’Église antique, de laquelle on peut néanmoins dégager quelques leçons, dont une en particulier que je relèverai.

La deuxième raison, donc, qui le pousse à écrire à nouveau sur le mensonge est précisément cette situation particulière que je mentionne. En effet, un évêque espagnol, Consentius, écrivit à Augustin pour le questionner sur la meilleure manière d’agir contre la secte des Priscillianistes. Ces derniers enseignaient entre autre que l’âme humaine n’était pas une créature mais une partie de Dieu, ce qu’on ne peut penser sans blasphémer puisque cela détruit la simplicité de Dieu, mais le rend aussi passible, sujet au péché, voire à la damnation. Voulant élever l’âme jusqu’à Dieu, on rabaisse Dieu jusqu’à l’homme par une sorte de mouvement inverse de celui de la Rédemption dans laquelle Dieu s’est fait homme pour nous faire Dieu par la vision et la fruition de son essence, adoptées par la foi en Jésus-Christ. Mais une erreur particulière des Priscillianistes était leur doctrine du mensonge et de l’hypocrisie en matière de religion. Consentius, en effet, avait pu mettre la main sur un opuscule de l’évêque priscillianiste Dictinius dans lequel non seulement il approuvait ce mensonge, mais l’appuyait par des témoignages des Écritures. Ainsi, les Priscillanistes se faisaient-ils passer pour de bons chrétiens catholiques, louaient publiquement les évêques catholiques, vantaient la saine doctrine, mais en secret se retrouvaient et professaient 1001 erreurs.

Contenu

Consentius demanda donc à Augustin s’il ne fallait pas les prendre à leur piège en demandant à quelques catholiques de se faire passer pour des Priscillianistes afin de les débusquer, de les identifier pour qu’ils n’égarent plus d’autres personnes au sein de l’Église. Augustin répondit alors dans son Contre le Mensonge en expliquant à Consentius, après avoir loué son zèle, son savoir et sa capacité à écrire si bien, combien il serait destructeur pour la foi d’utiliser le mensonge pour détruire l’hérésie.

Il utilise pour cela divers arguments ; je suis admiratif de sa capacité à suivre le raisonnement jusque dans ses conclusions les plus absurdes pour en manifester la fausseté, à anticiper les objections et à les parer efficacement et à synthétiser des principes éthiques profonds et complexes. Je relève ici quelques-uns de ces arguments :

  1. Nous ne pouvons pas faire un mal pour qu’il en arrive un bien. C’est explicitement contraire à la parole de l’apôtre (Rom 3.7,8).
  2. Dieu dit qu’il jugera tous ceux qui mentent, sans exception d’intention (Ps 5.7).
  3. Si l’on peut mentir pour identifier les Priscillianistes, pourquoi ne pourrait-on pas aussi commettre l’adultère avec l’une d’entre eux si elle s’engage à livrer les noms ensuite ? La fin ne justifie pas les moyens. Nous ne pouvons pas mentir pour débusquer l’hérésie, nous ne pouvons pas voler pour donner aux pauvres, nous ne pouvons pas fausser un testament pour qu’un fils inique n’hérite pas, etc.
  4. Qu’on ne se trompe pas sur le fait que le mensonge soit moins grave que l’adultère ou le vol. Il n’est pas question ici de savoir quel péché est plus grave mais de savoir si c’est un péché de mentir en pareille situation.
  5. Les Priscillianistes, lorsqu’ils trompent, disent des choses vraies. Tandis que le catholique, en les trompant ainsi, proférera des blasphèmes.
  6. Les Priscillianistes, lorsqu’ils professent leurs hérésies, pensent qu’il s’agit de la vérité. Le catholique qui voudra jouer ce jeu dira des blasphèmes en sachant qu’il s’agit de blasphèmes.
  7. On ne peut pas séparer ce que l’on dit de la bouche et ce que l’on pense dans l’esprit. « Mais aucun de nos membres n’opère un acte qui ne soit d’abord conçu dans le cœur ; ou plutôt, nos membres ne produisent au dehors que ce qui a été enfanté au dedans par la pensée et le consentement. C’est pourquoi l’esprit n’est excusable d’aucune de nos actions, bien qu’on dise qu’il n’y ait eu aucune part, car ces actions n’auraient pas eu lieu s’il n’en avait décidé l’accomplissement. » (17. VII.). Ici, Augustin s’oppose sans le mentionner à un raisonnement similaire à celui des Manichéens : puisque notre corps est mauvais, nous pouvons faire dans le corps des choses qui ne toucheront pas la pureté de notre âme puisqu’elle n’approuve pas ce que fais le corps. Je peux ainsi dire une chose et penser l’inverse (cf. la restriction mentale des casuistes Jésuites1…). Et il ne serait en effet pas étonnant que les Priscillianistes aient eu un tel raisonnement. Eux qui élevaient l’âme à la divinité auraient-ils pu le faire sans, en même temps, rabaisser le corps ?
  8. Il montre, en poussant à l’absurde une telle manœuvre, combien cela conduirait à briser toute confiance entre les hommes, ne sachant plus qui est qui et qui croit quoi, sur un sujet aussi fondamental à la société humaine que la religion.

Augustin examine encore divers textes bibliques où telle personne semble avoir menti. Il montre soit qu’il ne s’agit pas d’un mensonge, soit qu’il s’agit d’un mensonge mais qui ne nous est pas proposé pour être imité.

Il conclut en exhortant Consentius à utiliser tout son savoir et son talent pour écrire des livres contre les Priscillianistes et tenter ainsi de les convaincre par une réfutation publique et non par des manœuvres malhonnêtes. Il rappelle combien d’hérétiques ont déjà été gagné par un débat honnête, même parmi ces sectateurs et l’enjoint à poursuivre le combat.

Réflexion

Cette suggestion de se compromettre pour un bien, à savoir pour gagner des hérétiques, ne manque pas d’évoquer pour moi la situation similaire qu’ont connu les huguenots tentés de se faire papistes en apparence pour le bien de la préservation de leur vie et de leur famille. La réponse de Calvin est sensiblement la même que celle d’Augustin, voici comment Pierre-Sovann Chauny la résume dans un récent article :

Il faut souligner que Calvin donne une vraie raison théologique de combattre cette attitude, cette tentation de la compromission ! Le Réformateur énonce très clairement dans ses pamphlets qu’il assimile le nicodémisme à une forme de manichéisme. Pour quelle raison ? En ce sens que le manichéisme est une doctrine qui incrimine la matière comme la cause des problèmes de l’être humain. Quel rapport avec l’attitude des nicodémites ? L’idée diffuse chez eux que Dieu ne prend en compte que les âmes, qui pourraient supposément rester pures même au milieu d’une cérémonie idolâtre, et que ce qui advient du corps n’importe pas, de telle sorte qu’il est possible d’assister à une messe sans pécher. Calvin réplique dès lors que l’âme et le corps sont également importants pour Dieu, qu’ils sont tous deux promis à la résurrection et qu’il n’est pas convenable de séparer ainsi ce que Dieu a uni. Dieu mérite qu’on lui rende un culte entier non seulement avec l’âme mais aussi avec le corps. Ce qu’on fait de son corps importe. On ne peut pas simplement dire : tout ce qui compte, c’est mon intention. Car ce que Dieu mérite, c’est un culte entier, qui nous implique corps et âme et non l’âme seulement. Calvin, dans une lettre écrite à Luther, s’interroge dès lors ainsi : « Quelle sorte de religion cela peut-il être, qui gît submergée sous l’idolâtrie de surface ? » Autrement dit, comment peut-on croire rendre un culte intérieur à Dieu lorsque nos actes montrent que nous avons cédé à l’idolâtrie ?

En cela, Augustin, tout comme Calvin, nous interpelle sur l’accord entre notre paraître et notre foi. En effet, c’est celui qui renie le Christ « devant les hommes », et non uniquement dans sa pensée, qui sera renié par lui. C’est encore celui qui « professe de la bouche » qui parvient à la justice, selon Paul et non uniquement celui qui croit du cœur.

Édition

C’est dans la Bibliothèque Augustinienne que j’ai lu cet opuscule, introduit par Gustave Combes. Je recommande cette magnifique édition en tout point, s’il valait encore qu’on la recommande.

Illustration en couverture : Saint Augustin dans son cabinet de travail, Botticelli, 1480, détail.


  1. La restriction mentale est une doctrine jésuite selon laquelle on peut dire une chose de sa bouche et, par exemple, compléter la suite dans son esprit afin de ne rien dire de faux de sa bouche tout en laissant entendre une fausseté à celui qui nous écoute. Ainsi, si l’on nous pose une question dont la réponse nous serait désavantageuse, on peut dire « je ne sais pas » de la bouche et poursuivre par « vous le dire » dans son esprit. Ou, si l’on nous demande si l’on a vu passer telle personne en tel lieu, on pourrait répondre « je ne l’ai pas vu passer par là » tout en désignant secrètement par « là » un autre lieu.

    Le cardinal Newman, avant sa défection à Rome, usait d’un procédé similaire pour soutenir des doctrines papistes tout en prétendant adhérer aux 39 articles de l’Église d’Angleterre. Voir l’extrait en question ici.

    C’est ainsi que lorsque les pasteurs réformés devaient prêter serment aux Canons de Dordrecht, la formule de serment précisait « Ainsi Dieu me veuille aider, et m’être propice, comme je jure devant lui ce que dessus, sans aucune ambiguïté, ni échappatoire, ni rétention mentale. »[]

Maxime Georgel

Maxime est interne en médecine générale à Lille. Fondateur du site Parlafoi.fr, il se passionne pour la théologie systématique, l'histoire du dogme et la philosophie réaliste. Il affirme être marié à la meilleure épouse du monde. Ils vivent ensemble sur Lille avec leurs trois enfants, sont membres de l'Église de la Trinité (trinitelille.fr) et sont moniteurs de la méthode Billings.

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *