Alors que le dernier film du producteur états-unien Christopher Nolan fait actuellement le buzz au cinéma, voici une traduction d’un article du philosophe catholique Kody W. Cooper où il discute la philosophie du film. J’ai rajouté des notes de bas de page de ma propre main quand j’ai trouvé utile d’expliquer des choses et des choix de traduction.
Le nouveau film Oppenheimer sorti récemment vient de faire un grand buzz à Hollywood et s’est clairement hissé en tête de liste pour le prix du meilleur film à la cérémonie des Oscars. Le film suit de prêt la biographie American Prometheus lauréate du prix Pulitzer (à laquelle cet essai est redevable et qu’il cite pour combler les lacunes). Il raconte l’histoire de Julius Robert Oppenheimer, à la tête de l’équipe qui a créé la première bombe atomique, et des auditions de la Commission de l’énergie atomique (CEA) en 1954, au cours desquelles il a été accusé d’être un sympathisant des communistes et s’est vu retirer son habilitation de sécurité. Le principal antagoniste du film est Lewis Strauss, interprété par Robert Downey Junior1 qui mériterait la place de meilleur second rôle. Strauss est un homme politique qui complote contre Oppenheimer en usant de la calomnie et réussit à présenter les sympathies passées d’Oppenheimer envers le communisme comme un risque pour la sécurité nationale des États-Unis, cachant ainsi des cadavres dans le placard.
Le film soulève un grand nombre de questions sur la morale et la politique qu’il n’est possible de toutes aborder ici. Les « grands » hommes peuvent-ils être « bons » ? Pourquoi les grands hommes sont-ils si souvent des mauvais maris et des mauvais pères ? (Malheureusement, les aventures extraconjugales d’Oppenheimer sont dépeintes avec une sexualité gratuite, ce qui est étonnant de la part d’un film de Christopher Nolan). Jusqu’où les indiscrétions passées d’un homme peuvent le rattraper ? Était-ce déplacé d’évincer d’Oppenheimer sous prétexte de ses affiliations lointaines avec le communisme pour protéger l’Amérique ? Il se trouve que plusieurs espions communistes ont bien été démasqués et condamnés pour espionnage nucléaire. Notamment des agents qui avaient infiltré le projet Manhattan et transmis des secrets aux Soviétiques. Ou bien cette initiative était-elle fondamentalement erronée parce qu’incompatible avec la liberté d’expression et qu’allant dans le sens d’une « militarisation » illégale de la loi contre les ennemis politiques, des chasses aux sorcières partisanes et d’une « culture de l’hystérie » ? Il faut bien sûr reconnaître que le procès d’Oppenheimer devant un simulacre de tribunal fut l’un des pires excès du maccarthysme.
Qui plus est, le film aborde bien évidemment la question la plus importante au cœur de l’héritage d’Oppenheimer, maintenant débattue depuis déjà soixante-dix-huit ans : Les États-Unis ont-ils eu raison de larguer des bombes nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki ? Dans cet essai en deux parties, je montrerai que l’histoire d’Oppenheimer (et celle de la bombe) est une étude de cas des dangers que constituent la science et la raison lorsqu’elles sont découplées de la foi et de la vraie religion et que celles-ci ne sont pas leur garde-fou.
Oppenheimer, interprété par Cillian Murphy avec une interprétation digne d’un Oscar, n’était pas un Américain comme les autres : son succès a largement dépassé le succès de l’Américain typique. Il est né à New York en 1904 d’un homme d’affaires autodidacte issu de la première vague d’immigration juive et d’une artiste juive. Il suivit son éducation au sein de l’Ethical Culture Society : une communauté juive laïque attachée aux valeurs progressistes et à la justice sociale. Dès son plus jeune âge, il fut évident qu’il était précoce. Il acquit une éducation libérale avec une maîtrise des langues anciennes et modernes et une connaissance approfondie de la littérature et de la poésie occidentales. Mais son vrai don fut la physique théorique. À vingt-cinq ans, il avait déjà accompli toutes ces prouesses : il était diplômé de Harvard, doté d’un doctorat à Göttingen, s’était taillé une solide réputation dans ce domaine et était sur le point de créer l’un des meilleurs programmes universitaires de physique au monde à l’Université de Berkeley.
Oppenheimer dépeint très bien le grand drame de la physique théorique dans les années 1920-1930. C’était une période excitante pour les physiciens : ils venaient d’assister à une véritable révolution scientifique au cours des dernières années. Des physiciens comme Niels Bohr avaient démontré que la mécanique classique ne parvenait pas à expliquer les phénomènes observés au niveau quantique. Mais le film ne fait qu’une brève allusion à cette foi quasi-religieuse d’Oppenheimer en cette nouvelle science.
Lorsqu’un ami interrogea le jeune Oppenheimer au sujet de ses propres croyances religieuses, en particulier sur le fait de savoir s’il croyait en Dieu, il lui fit cette réponse : « Je crois en la deuxième loi de la thermodynamique, au principe d’Hamilton, à Bertrand Russell2… ». Plus tard, Oppenheimer était bien connu pour avoir dit que Bohr était « son Dieu ». À Berkeley, ses étudiants prenaient La Théorie atomique et la description des phénomènes de Bohr pour la Bible, Bohr pour Dieu et Oppenheimer pour son prophète.
Suite à la publication des scientifiques allemands Otto Hahn et Fritz Strassman où ils présentèrent les résultats de leurs expériences sur la fission atomique en 1938, Oppenheimer comprit immédiatement qu’il était possible de créer une bombe atomique. Il fut finalement recruté par le général Leslie Groves (interprété à merveille par Matt Damon) pour diriger le très secret projet Manhattan à Los Alamos — à la fois une ville et une base militaire au milieu du désert — construit en 1942 au Nouveau Mexique. Cet endroit servit à héberger des centaines de scientifiques et leurs familles pour leur permettre de travailler à plein temps à la création d’une bombe atomique. Tout au long de ces années, Oppenheimer et son équipe étaient conscients des enjeux moraux de leur projet : si les nazis obtenaient une bombe avant eux, cela mettrait en péril la survie même de l’Occident.
Cependant, il restait encore plusieurs mois avant que la bombe soit prête à être testée lorsque les nazis capitulèrent en mai 1945. Ce retournement de situation plongea Oppenheimer et bon nombre de ses collègues scientifiques avec des tendances libérales dans un profond désarroi moral. La bombe était-elle vraiment nécessaire pour vaincre le Japon ? Après tout, personne ne croyait que le Japon avait un programme secret de fabrication de la bombe. Le cas échéant, le bombardement du Japon pourrait peut-être servir de dissuasion nucléaire vis-à-vis des Russes (c’est-à-dire de les empêcher d’entrer au Japon et d’agresser l’Europe) ?
Ce dernier argument n’avait apparemment pas beaucoup de poids moral au yeux d’Oppenheimer. En effet, pendant qu’Oppenheimer comme de nombreux libéraux américains du New Deal prenait peu à peu conscience de la véritable nature de la Russie de Staline, il fut favorable à l’expérience de l’URSS visant à combiner le socialisme au pouvoir. De plus, les Soviétiques étaient toujours, au moins en apparence, nos alliés à l’été 1945. Oppenheimer était même favorable à l’idée de partager avec la Russie des informations sur la bombe atomique et de négocier un accord soviéto-américain sur le contrôle international de l’énergie nucléaire.
À ce moment-là, Oppenheimer ne disposait que de peu d’informations sur le Japon. Nous ne pouvons pas savoir son avis s’il avait été informé qu’il était possible ou probable que le Japon se rende suite à une négociation sans invasion. En parallèle, il eut l’occasion d’entendre l’avis du ministre de la guerre Henry Stimson qui défendait que la bombe permettrait de sauver la vie de centaines de milliers de soldats américains lors d’une invasion nécessaire pour vaincre le Japon, ce qui réussit à l’émouvoir. (En prenant du recul, on pourrait rendre encore plus convaincant l’argument de Stimson qui justifie la bombe comme un « moindre mal » en prenant en compte de nouvelles variables dans le calcul : tous les Japonais potentiellement sauvés non seulement de la mort lors d’une longue guerre conventionnelle, mais aussi de la capture, de l’esclavage et de l’envoi dans des camps de travail soviétiques par l’armée russe).
Nous savons cependant que pour le Oppenheimer encore à Los Alamos, cette question ne réduisait pas à un simple calcul de vies à sauver. Il présenta un autre argument que ses collègues politiquement libéraux trouvèrent concluant : Leur découverte scientifique devait être dévoilée au monde entier pour que la révélation d’une bombe d’un tel pouvoir destructeur déclenche et coïncide avec une révolution de la souveraineté politique. Les États-nations cèderaient alors leur souveraineté aux Nations unies qui, en retour, contrôleraient les armes nucléaires et seraient donc légitimes pour punir les « transgresseurs nucléaires » et empêcheraient même les conflits. En résumé, Oppenheimer pensait que le largage de la bombe au Japon mettrait fin à toute guerre.
Serait-ce possible que l’argument d’Oppenheimer ait été en réalité un propos calculé pour flatter les sensibilités libérales de ses auditeurs et les inciter à mener leur travail à bien ? Dans le film, l’un de ses collègues souligne qu’Oppenheimer pouvait convaincre n’importe qui de n’importe quoi, y compris lui-même. Quoi qu’il en soit, il semble qu’il se soit à l’époque convaincu lui-même du bien-fondé de son argument.
Les failles de son raisonnement sont évidentes. Premièrement, il aurait été tout à fait possible d’atteindre cet objectif par une démonstration non létale des effets destructeurs de la bombe. C’est exactement ce qu’avait préconisé un groupe de scientifiques impliqué dans le projet dans le rapport Franck soutenu par la faction de Leo Szilard. Il est tout simplement immoral de d’affirmer que la mort de civils japonais innocents par le feu atomique puisse être un moyen légitime de parvenir un gouvernement mondial.
La deuxième critique qu’on peut faire à Oppenheimer, c’est que son pronostic dépolitisé était extrêmement naïf. S’il avait raison de dire que la révolution atomique avait changé à tout jamais la relation de l’homme à la nature, il avait tort de croire que la révolution atomique changerait profondément la nature humaine. La thèse de la plasticité de l’être humain et de sa perfectibilité est une hypothèse de l’anthropologie philosophique moderne que l’on peut retracer depuis Jean-Jacques Rousseau jusqu’au mouvement progressiste américain (dont l’Ethical Culture Society fut l’avant-garde et le berceau). On est bien loin de la rigueur de la physique théorique qui permet de déduire des théorèmes. Et ce n’est pas tout, cette thèse est simplement fausse. L’amour des siens et la volonté de se battre (à juste titre ou non) pour les protéger est une caractéristique immuable de la nature humaine qui fonde la particularité, le patriotisme et la soif de pouvoir. On ne peut donc sur terre éradiquer du cœur de l’homme le risque de faire éclater une guerre, la corruption et la tyrannie, cela vaut également pour les dirigeants d’un gouvernement mondial dotés de l’arme nucléaire. Suggérer le contraire reviendrait à verser dans un utopisme forcené et à rejeter un principe central de la foi chrétienne, à savoir le péché originel : la nature humaine ne peut être perfectionnée que par la grâce de Dieu. Ce qui a été, c’est ce qui sera.
Illustration : Ruslan Melenco, Nuclear Explosion, huile sur toile, 2021.
- L’acteur qui a joué le super-héros Iron Man.[↩]
- Un des philosophes et des mathématiciens les plus célèbres du XXème siècle, il est aussi connu pour son athéisme naturaliste qu’il défendit notamment dans son fameux débat à la radio sur la BBC face au prêtre catholique Frederick Coplestone et dans un de ses livres Pourquoi je ne suis pas chrétien.[↩]
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