La foi, la raison et Oppenheimer (2/2)
26 septembre 2023

Alors que le dernier film du producteur états-unien Christopher Nolan fait actuellement le buzz au cinéma, voici une traduction d’un article du philosophe catholique Kody W. Cooper où il discute la philosophie du film. J’ai rajouté des notes de bas de page de ma propre main quand j’ai trouvé utile d’expliquer des choses et des choix de traduction. Vous pouvez retrouver ici la première partie de cet essai sur Oppenheimer.


Dans la première partie de cet essai consacré au film récent Oppenheimer, nous avons étudié le dilemme éthique auquel Oppenheimer fut confronté quand son équipe s’apprêtait à achever la fabrication de la bombe atomique. Nous nous sommes aussi confrontés à son argument selon lequel larguer la bombe atomique déclencherait la création d’un gouvernement mondial, ce qui aurait pour effet d’instaurer la paix dans le monde de façon durable. C’est un raisonnement douteux, à la fois sur le plan éthique et politique. Il est cependant possible qu’il ait tout simplement manqué de clairvoyance dans sa réflexion à cause de sa vision erronée de la nature et de la grâce. Cette mauvaise compréhension découle du fait qu’il conçoit la recherche scientifique comme une initiative agnostique, sans soumission à la foi en Dieu. 

Le scientifique qui ne comprend pas que sa vocation s’inscrit sous l’égide de la providence et de la grâce de Dieu a du mal à saisir pleinement la signification de ce qu’il observe au microscope. En réalité, comme l’a bien exprimé Kepler, le chercheur découvre « l’esprit et la trace de Dieu » dans la Création, et non pas simplement une « matière » sans Dieu et sans but, que l’homme peut manipuler à sa guise. Le pape Pie XII, qui vivait à la même époque qu’Oppenheimer, avait particulièrement bien saisi cette vérité. 

Bien évidemment, quand on fait allusion au vénérable serviteur de Dieu Pie XII dans un tel contexte politique, on ne peut ignorer les nombreuses critiques à son encontre pour son attitude soi-disant trop passive lors de la Seconde Guerre mondiale qui lui a souvent valu le titre de « pape d’Hitler ». 

Bien l’occasion ne soit pas appropriée pour trancher ce débat historique, on peut au moins faire remarquer que, si l’on en croit le verdict le plus récent des « Pius Wars1», ses détracteurs ont souvent ignoré des preuves dérangeantes (contredisant leurs accusations) et tenu des propos diffamatoires à son égard. L’étude la plus à jour, qui a bénéficié d’un accès élargi aux archives du Vatican, a démontré que Pie XII s’était opposé au racisme des nazis, qu’il a lutté contre leur tyrannie, et a sauvé la vie de milliers de Juifs. 

En 1948, dans son discours remarquable à l’Académie pontificale des sciences, le pape Pie XII a exposé une perspective chrétienne de la science. C’était le cadre idéal pour une telle présentation au vu de l’estime que l’Église accorde aux sciences naturelles comme en témoigne l’histoire de l’Académie. L’Académie pontificale des sciences puise ses origines dans l’Académie des Lyncéens créée sous le pontificat de Clément VIII en 1603. Il s’agit de l’une des premières académies des sciences créées spécifiquement dans le but d’étudier scientifiquement le monde naturel, et dont Galilée finit par devenir membre. Elle fut rétablie par Pie IX au XIXe siècle, puis reconstituée et renommée par Pie XI en 1936. 

Lors de ce discours, Pie XII a qualifié notre époque d’« ère atomique » marquée par la création de la bombe : « l’arme la plus terrible que l’esprit humain ait imaginée jusqu’à ce jour ». Après avoir donné un bref survol historique des découvertes qui ont permis de mieux comprendre le monde atomique et culminé avec la capacité de l’homme à exploiter l’énergie de l’atome, le pape fait l’éloge de la vocation scientifique : « Admirables conquêtes de l’intelligence humaine qui scrute et recherche les lois de la nature, entraînant ainsi l’humanité vers de nouvelles voies ! Pourrait-il y avoir conception plus noble ? » 

Cependant, il a ensuite insisté sur le fait que la recherche scientifique était un projet qui devait être entrepris sous la souveraineté de Dieu. En refusant de reconnaître que Dieu est à l’origine de l’ordre qu’il étudie, le scientifique agnostique manque d’humilité. En d’autres termes, lorsque l’homme voit la science comme une initiative autonome sans Dieu, le scientifique risque de se prendre lui-même pour un dieu. L’histoire d’Oppenheimer en est le parfait exemple. 

Le cœur humain – Oppenheimer le savait trop bien – est sans cesse agité. Le film ne mentionne pas qu’il aimait citer des vers de George Herbert et qu’il connaissait le poème « The Pulley ». Ce poème raconte comment Dieu fait des dons de toute sorte à l’homme, y compris l’honneur, le plaisir et la sagesse, mais qu’il lui refuse le repos : 

Mais garde-les avec un mécontentement inquiet ; 
Laisse-le être riche et las, de sorte qu’au moins,  
Si la bonté ne le guide pas, la fatigue  
Puisse le pousser vers mon sein. 

Il semble toutefois que la lassitude qu’éprouvait Oppenheimer ne l’ait jamais poussé à trouver refuge auprès de son Créateur. L’agnostique qu’il était n’a jamais renoué avec la foi de ses ancêtres hébreux. Quand son ami Isidor Rabi apprit qu’Oppenheimer s’était mis sérieusement au sanskrit pour réussir à lire la Bhagavad-Gita, les Écritures hindoues, il fut perplexe : « Pourquoi pas le Talmud ? » Il n’eut manifestement pas non plus foi au « Dieu en trois personnes » de John Donne, de qui il s’est pourtant inspiré pour donner le nom de Trinity au site d’essai de la bombe. Il va aussi de soi que les phrases : Niels Bohr est son « Dieu » et « Oppie » son « prophète » ne sont pas à prendre au sens littéral. Ce sont plutôt des métaphores ironiques qui servent à exprimer la véritable foi d’Oppenheimer. À vrai dire, Bohr n’est intervenu que tardivement dans le projet Manhattan pour donner conseil à Oppenheimer d’égal à égal, et non pas en tant que dieu à son prophète. 

Oppenheimer plaçait sa foi dans la science, une foi baconienne2 en l’homme et sa capacité à conquérir et à maîtriser la nature pour accroître son savoir et son pouvoir par la méthode scientifique. Comme Oppenheimer l’a expliqué lors d’une conférence à devant l’American Philosophical Society en 1945, la foi des scientifiques se fonde sur « le fait de reconnaître sans réserve générale la valeur de la connaissance, du pouvoir de la science et du progrès »3. C’était l’objectif vers lequel son cœur inquiet était dirigé. Comme l’a observé son ami Freeman Dyson : « Cette inquiétude l’a poussé vers sa réalisation suprême, l’accomplissement de la mission de Los Alamos… » 

Mettons de côté l’argument politique naïf « pour la paix dans le monde » d’Oppenheimer pour nous concentrer sur son argument « de la connaissance ». Oppenheimer croyait que le secret scientifique de Los Alamos devait être révélé au monde au nom du pouvoir scientifique et du progrès. Tout comme Prométhée donna le feu aux hommes, Oppenheimer, au nom de la science, leur a offert le feu atomique (qui pouvait être utilisé à des fins pacifiques comme pour produire de l’énergie). Cependant, si ce constat s’avère correct, il souligne bien les dangers qui surgissent lorsqu’on déconnecte la raison de la foi : les idoles exigent de nous toujours plus de sacrifices quand bien même elles nous promettent quelque chose de bon. 

Comme le raconte le film, lorsque le test de la première bombe nucléaire à Los Alamos fut un succès, Oppenheimer avait en tête (une paraphrase de) un vers du dieu Vishnou dans la Gita : « Maintenant, je suis devenu la Mort, le destructeur des mondes. » Il y a un débat sur ce qu’il voulait vraiment dire ici. Selon moi, Oppenheimer pensait à lui-même (littéralement, symboliquement et par synecdoque) à ce moment-là, peut-être à son grand dam. Son libre choix de se diriger vers la créature plutôt que vers le Créateur pour donner du repos à son cœur agité est la condition nécessaire pour devenir un tel « dieu ». D’après le témoignage du voisin d’Oppenheimer à St. John, Oppenheimer prenait plaisir à cela. Elle assista à la fête d’« Oppie » à l’occasion de l’anniversaire du largage de la bombe atomique par les Etats-Unis sur Hiroshima. Elle remarqua qu’« il aimait ouvertement la bombe et son rôle de Seigneur dans sa création ». On pourrait dire les choses autrement avec une synecdoque : la Science, ou peut-être plus précisément le nouveau scientifique, était devenu un dieu redoutable, comme il en va pour toute idole.  

Le film dépeint pourtant très bien (et avec finesse) Oppenheimer comme un homme rongé par le remords. Suite aux bombardements, Oppenheimer ressentit presque immédiatement de la culpabilité vis-à-vis des « pauvres gens » : les dizaines de milliers de civils japonais, d’hommes, de femmes et d’enfants incinérés sur le coup ou décédés plus tard suites à l’empoisonnement par irradiation. Peut-être que sa conscience finit par le convaincre que le prix à payer à la science en termes de morts violentes et radioactives était bien trop élevé. Bien qu’Oppenheimer en personne ne reconnût jamais cela avec de tels termes, il confessa lors d’une interview télévisée en 1965 (qui n’apparaît pas dans le film) que lui et ses collègues physiciens avaient « connu le péché », l’orgueil, en pensant savoir ce qui était le mieux pour l’homme et le monde. 

On compte parmi les victimes « sacrificielles » de la bombe larguée sur Nagasaki le 9 août 1945 à 11h02, deux prêtres catholiques, les pères Saburo Nishida et Fusayoshi Tamaya, et environ trente de leurs paroissiens réunis pour la confession dans la cathédrale d’Urakami, à environ 500 mètres de l’épicentre de Fat Man. Ils moururent tous sur le coup. Une statue de Marie aussi connue sous le nom de Vierge de Nagasaki (被爆マリア像 hibaku Maria-zō), avec son visage carbonisé et ses yeux brûlés, demeure un témoin durable et troublant des horreurs de ce jour funeste. 

Comme les pères Nishida et Tamaya auraient pu l’expliquer à Oppenheimer, la conviction du péché dans la conscience crée chez le pénitent un besoin objectif de confession et de repentance. Il n’est donc pas surprenant qu’Oppenheimer, lors de sa première entrevue avec le président Truman, peu de temps après les bombardements sur le Japon, lui ait dit : « J’ai du sang sur les mains. » Mais Truman ne lui donna pas le pardon qu’il recherchait (il ne le pouvait pas).

C’est ainsi qu’Oppenheimer s’imposa cette pénitence : consacrer les prochaines années de sa vie à plaider en faveur du contrôle international des armes nucléaires. De plus, quand il réalisa que l’idéologie marxiste des Soviétiques les empêchait de coopérer avec l’Occident, il exprima ses réserves quant au développement de l’arsenal nucléaire américain et s’opposa à la création de la bombe à hydrogène. (Le film laisse aussi entendre qu’il a choisi de subir le tribunal fantoche comme une manière d’expier ses fautes.) Son argument en faveur d’une retenue nucléaire n’était pas déraisonnable. Les États-Unis ne devraient pas tester la bombe H de peur de déclencher une course aux armements car la Russie serait alors contrainte d’en faire de même. Peut-être y avait-il l’opportunité de mettre en place un traité d’interdiction complète des essais de la bombe H qui s’appliquerait de lui-même étant donné que tout essai de ce type serait facilement détectable. D’un autre côté, il semblerait qu’Oppenheimer n’ait pas bien apprécié tout le poids moral de l’argument dans le sens contraire selon lequel, une fois le secret nucléaire connu de tous, quand on fait face à un ennemi fourbe et fermement résolu à répandre la tyrannie communiste dans le monde, s’armer de bombes nucléaires et mener une politique de dissuasion est une stratégie à la fois habile et prudente. Comme le soutiendraient plus tard les néoréalistes4, lorsque les puissances nucléaires disposent d’arsenaux capables de riposter en seconde frappe à une éventuelle attaque nucléaire, cela a en réalité pour effet de stabiliser la situation. En effet, cela rend le coût de l’utilisation des armes nucléaires trop élevé pour être envisagé de façon rationnelle. 

En fin de compte, l’opposition d’Oppenheimer aux armes nucléaires fut comprise ou présentée par ses opposants comme un manque de loyauté envers son propre pays au lieu d’un simple désaccord. Ce qu’ils utilisèrent pour orchestrer sa chute politique. Suite à cela, les États-Unis et l’Union soviétique se mirent à créer des milliers de bombes à hydrogène, des milliers de fois plus puissantes que les bombes larguées sur Hiroshima et Nagasaki.  

Oppenheimer s’achève sur un ton sinistre avec un gros plan sur le protagoniste. Il se tient seul, avec un visage de marbre sous son chapeau en feutre, en train de méditer sur ce qu’il a déchaîné sur le monde. Ce qu’on peut en retenir, c’est peut-être que méditer dans la solitude, c’est en quoi consiste le destin du scientifique qui fait de la science son dieu. 


Illustration : Ruslan Melenco, Nuclear Explosion, huile sur toile, 2021.

  1. Expression anglaise qui désigne la controverse autour de la prise de position de Pie XII sur l’Holocauste lors de la Seconde Guerre mondiale.[]
  2. En référence à Francis Bacon et à son fameux livre La nouvelle Atlantide qui pose les fondements de la science moderne.[]
  3. Traduction personnelle.[]
  4. Un courant au sein de l’étude des relations internationales.[]

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

sur le même sujet

Malebranche contre les stoïciens

Malebranche contre les stoïciens

Extrait d’un opuscule de Leibniz : De l’origine radicale des choses. Selon moi la plus belle présentation sur le plan littéraire de l’argument cosmologique de la contingence

0 commentaires

Trackbacks/Pingbacks

  1. La foi, la raison et Oppenheimer (1/2) – Par la foi - […] Lire la suite […]

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *