Voici une traduction d’un article du philosophe catholique thomiste Edward Feser où il explique plusieurs influences psychologiques à l’origine de la révolution sexuelle, c’est-à-dire la succession des dérèglements contre nature dans le domaine de la sexualité qui ont lieu dans notre société depuis la fin du XXe siècle.
Quand quelqu’un affirme quelque chose ou présente un argument et que vous prétendez pouvoir le réfuter en pointant du doigt un supposé défaut personnel de sa part (comme un mauvais caractère ou une intention suspecte), vous avez commis une erreur de logique appelée l’attaque ad hominem. C’est une erreur parce que ce qui dont il est question dans ce cas précis, c’est de savoir si l’affirmation est vraie ou si l’argument est convaincant, et vous avez changé de sujet en parlant de quelque chose d’autre, à savoir de la personne qui a affirmé quelque chose ou présenté l’argument. Mais comme je l’ai expliqué il y a quelques années dans un article, toute critique d’une personne en train d’affirmer quelque chose ou de présenter un argument n’est pas ad hominem, car parfois, la personne est précisément le sujet en question. Par exemple, quand une personne qui commet souvent des erreurs ad hominem et persiste dans celles-ci malgré des corrections bienveillantes, il est tout à fait légitime d’en déduire qu’elle est irrationnelle ou peut-être même déficiente sur le plan moral à certains égards — par exemple, qu’elle est sous l’emprise du vice de la colère, qu’elle est obstinée ou qu’elle pèche par manque de charité envers ses opposants.
Ou encore qu’elle est sous l’emprise d’un péché de convoitise. J’ai fait remarquer dans un article récent que ceux qui critiquent la morale sexuelle traditionnelle avaient tendance à diaboliser ses défenseurs et à leur faire des procès d’intention au lieu d’examiner leurs arguments. Cette tendance est devenue de plus en plus généralisée et implacable au fur et à mesure du tournant de plus en plus radical que la révolution sexuelle a pris. (Lisez le blog de Rod Dreher pour vous mettre à jour avec les dernières évolutions.) Quand j’étais adolescent, les gens aux mœurs sexuelles plus frivoles avaient tendance à qualifier de prudes ou de rabat-joie ceux qui adoptaient des attitudes plus conservatrices. C’était l’attitude du frat boy qui prenait en pitié le nerd ou le rat de bibliothèque qui ne savait pas comment s’amuser. Ce qui est typique de nos jours, c’est d’adopter la mentalité du groupe de rock très bizarre Cotton Mather ou peut-être d’un mélange de Hugh Hefner et de Mao Zedong. On traite les opposants à la révolution sexuelle comme s’ils étaient des suppôts de Satan ou des ennemis du peuple – des intolérants, des gens haineux, des oppresseurs à traquer et à réduire au silence.
Comment expliquer ce changement étrange ? Bien évidemment, les révolutionnaires en question prétendraient que cela témoigne d’une compréhension plus profonde des valeurs morales. Mais cela reviendrait à supposer que la morale sexuelle traditionnelle est dans le faux, ce qui n’est pas le cas. Mais dans cet article, le but n’est pas de défendre la morale sexuelle traditionnelle, chose que j’ai faite déjà dans de nombreux autres endroits. La question que je pose est : à supposer que la morale sexuelle traditionnelle soit vraie, qu’est-ce qui explique ce changement étrange ?
On retrouve une sorte de syndrome de Stockholm parmi les croyants conservateurs d’un certain état d’esprit, qui considère que ces évolutions sont regrettables mais aussi des excès compréhensibles de la part d’âmes meurtries bien intentionnées à qui des défenseurs insensibles ont causé du tort dans leur zèle excessif. C’est selon moi du délire complet. Si c’était vraiment le cas, on pourrait s’attendre à ce que les cris des révolutionnaires diminuent suite à la généralisation de la rhétorique de la tolérance, de la compassion et de la coexistence respectueuse avec ceux qui rejettent la morale sexuelle traditionnelle parmi les conservateurs et les croyants. Au lieu de cela, les cris ont également augmenté, et ce de façon spectaculaire. Plus les conservateurs religieux lèchent leurs bottes, plus ils reçoivent en retour des coups de pied au cul.
Si on analyse la situation en prenant en compte les traditions de l’éthique de la loi naturelle et de la théologie chrétienne — de Platon et d’Aristote, de saint Paul et de saint Augustin, de saint Pierre Damien et saint Thomas d’Aquin, etc. —, on réalisera que quelque chose de bien plus sinistre est en train de se passer. Je soutiendrais qu’il y a au moins trois facteurs psychologiques qui expliquent la montée de l’extrémisme et de la méchanceté chez ceux qui ont des positions « progressistes » sur les questions touchant à la sexualité.
1. Les filles de la luxure : Dans la Somme théologique (IIa-IIae 153.5), Thomas d’Aquin identifie huit « filles de la luxure » ou effets néfastes pour l’intelligence et la volonté qui ont tendance à découler du vice sexuel. Les plus importantes sont ce qu’il appelle l’aveuglement de l’esprit et la haine de Dieu. Comme Thomas le remarque dans un autre contexte, « la luxure, qui recherche les plaisirs les plus puissants, ceux qui absorbent l’âme au maximum. » Le plaisir sexuel est semblable au plaisir de l’alcool car il est en soi parfaitement innocent, mais il est très facile d’en abuser. C’est pour cela que, même chez quelqu’un qui a des désirs sexuels a priori normaux, une préoccupation par les questions touchant à la sexualité peut souvent l’amener à se conduire stupidement de diverses manières : exagérer l’importance du sexe, le rechercher d’une manière préjudiciable à son bien-être personnel et à celui de ceux qui sont à sa charge, se trouver des excuses pour justifier leur folle quête, et ainsi de suite.
Chez quelqu’un qui a des désirs sexuels anormaux, l’effet est encore plus néfaste. En effet, ce qui détermine le bon usage d’une faculté humaine, c’est la fin ou le but vers lequel elle est naturellement orientée. Ainsi, une saine psychologie morale requiert une compréhension solide et intuitive de ce qui est naturel et ce qui est contraire à des buts naturels. Prendre du plaisir sexuel de façon répétée dans une activité qui est directement contraire à des buts naturels atténue la perception de la nature par notre intelligence, au point que l’idée même que certaines choses soient contraires à l’ordre naturel perdent son emprise sur l’esprit. C’est ainsi que l’intelligence perd prise sur la réalité morale.
Supposons que certaines personnes souffrent d’un problème psychologique étrange qui les conduit à prendre un intense plaisir à penser que 2 + 2 = 5. Assouvir de façon répétée le désir de contempler cette proposition mathématique rendrait une telle contemplation addictive. De plus, la seule idée qu’il existe une vérité arithmétique objective selon laquelle 2 + 2 = 4 perdrait ainsi son emprise sur une telle personne. Celle-ci pourrait penser à la place que 2 + 2 = 5 est objectivement vraie, ou elle pourrait rejeter en bloc l’idée qu’il existe des vérités objectives en ce qui concerne l’arithmétique. Dans tous les cas, son intelligence sera aveuglée. Cela est analogue à l’aveuglement de l’esprit qui peut être une conséquence d’un vice sexuel profondément enraciné.
Il est aussi probable qu’une telle personne deviendra hostile à toutes celles qui tentent de la convaincre que 2 + 2 = 4 et que c’est parce qu’il est en proie à une illusion qu’il pense le contraire. Elle pourrait prendre cela comme une attaque personnelle, une atteinte à son identité. « Je ne peux pas m’empêcher de croire que 2 + 2 = 5 ! La nature m’a ainsi faite ! Pourquoi tant de haine ? » D’autres personnes pourraient commencer à la prendre en pitié et à se dire qu’il est cruel d’enseigner l’arithmétique telle qu’on l’a toujours comprise, étant donné que cela semblerait marginaliser d’une manière implicite ceux qui ont l’étrange prédilection en question. Elles pourraient accepter les stratagèmes qui visent à modifier le programme de mathématiques pour affirmer la légitimé d’avoir de telles croyances alternatives en arithmétique, pour encourager les gens à affirmer et à célébrer leur prédilection, et ainsi de suite.
Concevoir Dieu comme créateur de l’ordre naturel selon des vérités mathématiques éternelles et immuables semblera odieux, comme toute religion qui intégrerait une telle vision. Il va de soi que toute la tradition culturelle qui a intégré les mathématiques traditionnelles paraîtrait oppressante et quelque chose à démolir. Tout ceci s’apparente à la haine de Dieu, en tant qu’auteur de l’ordre moral, qui selon Thomas découle d’un vice sexuel profondément enraciné. On en vient soit à rejeter la religion purement et simplement, soit à la remplacer par un ersatz idolâtre plus propice au vice.
Les choses empirent encore. Dans la Somme théologique IIa-IIae.53.6, Thomas enseigne que le désir sexuel désordonné est principale source source des péchés contre la vertu cardinale de prudence qui en général gouverne la raison pratique. De façon similaire, dans la Somme théologique IIa-IIae.46.3, il dit que la folie en tant que vice moral général est vient principalement du péché sexuel. Il n’est pas en train de dire que les péchés sexuels sont en soi les pires péchés — il est évident qu’il existe des péchés qui sont pires comme le meurtre — mais plutôt qu’ils ont une particulièrement tendance à perturber la compréhension morale en général, tout comme le premier domino qui fait tomber tous les autres. Une personne ou une société qui est devenue très moralement corrompue dans les questions touchant à la sexualité risque particulièrement de devenir totalement moralement corrompue.
Nous pouvons maintenant retourner à nouveau à mon analogie en lien avec l’arithmétique. Chez une personne ou une société qui commence à raisonner en termes d’une arithmétique révisionniste qui rend légitime de penser que 2 + 2 = 5, la corruption de l’arithmétique ne se limiterait pas seulement au domaine de l’arithmétique. Une telle déformation de l’intelligence ne laisserait pas indemne la capacité générale de former des raisonnements sains car cela irait implicitement à l’encontre des principes les plus fondamentaux de la logique (comme le principe de non-contradiction).
De manière similaire, chez une personne ou une société dominée par le vice sexuel, la compréhension morale des questions relatives à la sexualité n’est pas la seule chose qui serait remise en question, la compréhension morale en général en serait aussi perturbée ; car lorsqu’on obscurcit les buts naturels de nos facultés sexuelles en particulier (qui sont aussi évidents que nos buts naturels), cela affecte probablement l’idée générale selon laquelle nos facultés humaines ont des buts naturels. De plus, lorsque des esprits sont en proie à des passions sexuelles, c’est-à-dire les plus intenses des passions, cela affecte inévitablement la capacité à faire une analyse critique de façon objective et impartiale de nos désirs contingents à la lumière des fins naturelles. Pourtant, prendre conscience qu’il existe des buts naturels et être capable d’analyser les désirs de façon critique et impartiale sont des prérequis à la moralité en général.
L’infection est vouée à s’étendre des individus à la culture dans son ensemble et à la sphère politique. Dans la République, Platon suggère que les sociétés égalitaristes ont tendance à être dominés par le désir et à dégénérer en tyrannies. En effet, les âmes dominées par le désir sont moins capables de restreindre leurs appétits ou de tolérer qu’on les désapprouve, ce qui conduit à un effondrement moral et à un plus grand nombre d’individus au tempérament particulièrement désordonné et impitoyable. Puis à la tyrannie lorsque de tels individus tirent profit du chaos et imposent leurs volontés à tous les autres. Selon Platon, rien ne vous enferme autant dans la caverne de son allégorie et son monde d’illusions et ne vous attire aussi frénétiquement que l’immoralité sexuelle.
J’ai analysé plus en détail les filles de la luxure dans des articles plus anciens (ici, ici et ici) et j’ai étudié de façon plus approfondie comment les péchés sexuels détruisaient la vertu de prudence dans une conférence sur la coopération avec les péchés contre la prudence. Ce qu’il est important de souligner ici, c’est que l’analyse par des penseurs comme Platon et Thomas d’Aquin des effets du désir sexuel désordonné indique que nous devrions nous attendre à ce que de tels désirs se manifestent d’une façon de plus en plus radicale et que ceux qui y sont proie deviendront encore plus bruyants et haineux à l’égard de ceux qui leur résistent. Et c’est exactement ce à quoi nous assistons aujourd’hui.
2. On ne peut vaincre une morale qu’avec une autre morale : Les gens hésitent naturellement à aborder leurs désirs et activités sexuels les plus normaux et sains compte tenu de la nature profondément personnelle du sexe. C’est un sujet embarrassant, même pour la personne lambda avec une attitude libérale à cet égard. Cette personne ne rêverait pas de parler de façon décontractée de ses préférences avec un inconnu, avec sa mère ou lors d’une soirée. Ceci vaut particulièrement pour les désirs et les activités sexuelles qu’on considère être aberrants d’une certaine matière. Les gens éprouvent un sentiment particulier de honte en lien avec ces aberrations, à la fois en raison de leur nature pervertie et de la manière dont l’attrait du désir sexuel peut saper notre raison et notre volonté, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus humain. Le vice sexuel est vécu comme une activité qui rabaisse l’homme au niveau de l’animal. Et quand il implique quelque chose de contre nature, il est ressenti comme quelque chose d’encore pire.
Ou tout au moins c’est ce qui est ressenti dans la mesure où subsiste encore dans la conscience au moins une petite idée générale et confuse de l’ordre naturel des choses. Même une personne qui s’adonne à des désirs sexuels traditionnellement considérés comme désordonnés et qui définit ouvertement son identité par rapport à ces désirs, ressentira souvent un peu de honte et de culpabilité — et ce, malgré la libéralisation des mœurs dans le domaine de la sexualité et les nombreux sympathisants qui ne manquent pas de la conforter dans sa vertu et dans son statut de victime de préjugés à son encontre. Augustin et Thomas attribueraient cela à la voix de la conscience. Ils diraient que la connaissance de la loi naturelle n’est jamais entièrement effacée, même chez la personne la plus en proie au vice. Cette connaissance de la loi naturelle est seulement masquée par des couches superposées d’excuses. Et parfois, la vérité transparaît encore, quoique confusément.
La personne sexuellement « libérée » refuse d’admettre cela, et ce pas seulement parce qu’elle est « amoureuse » de ses vices. Elle s’est enfoncée elle-même dans un trou sans fin. Si elle a d’abord éprouvé de la honte à l’égard de ces vices, cette honte ne fera qu’empirer si elle décide de s’y adonner, de proclamer ouvertement son attachement à ces vices et même de se définir par rapport à eux — et puis, après tout cela, elle se ravise et finit par reconnaître qu’ils étaient effectivement bien des vices et des choses honteuses. Cette perspective est tout à fait humiliante, de sorte qu’il est psychologiquement d’autant plus difficile de faire marche arrière une fois que l’on s’est engagé sur la voie du vice sexuel. C’est très humiliant pour la personne, ce qui explique pourquoi il est si difficile pour elle sur le plan psychologique de tourner le dos à la voie qui consiste à s’adonner au vice sexuel une fois qu’elle l’a empruntée.
Rien de mieux que l’orgueil et la satisfaction de soi pour combattre les sentiments persistants de honte et d’échec moral. On peut échapper aux seconds si on travaille sur soi au niveau des premiers. On peut se dire : « Ce sont ceux qui disent que ce que je fais est honteux qui devraient avoir honte. Ce sont eux les méchants — ils sont intolérants, haineux et des oppresseurs. Je fais quelque chose de noble en rejetant leurs opinions et en les combattant. Oui, c’est tout ! » Par une sorte d’« alchimie psychologique » (psychological alchemy), le vice devient une vertu, ce qui permet de sauver et même d’améliorer son l’estime de soi.
Il pourrait sembler bizarre pour un défenseur de la loi naturelle de « recruter » Nietzsche dans cette analyse, mais il fait évidemment un très bon diagnostic du renversement égalitarien des valeurs. Selon l’analyse de Nietzsche, le discours moralisateur des égalitariens consiste à dissimuler son et envie et son ressentiment — c’est un moyen pour ceux qui ont un profond sentiment d’échec et d’impuissance de se venger de ceux qui défendent les normes qu’ils ne pourront jamais atteindre. Bien évidemment, la manière dont Nietzsche développe ce type d’analyse pose plusieurs problèmes. Par exemple, il l’utilise pour critiquer la morale chrétienne, mais il ne s’attaque en réalité qu’à une caricature de celle-ci. Malgré cela, son idée fondamentale selon laquelle le renversement des valeurs peut refléter de l’envie, du ressentiment et un désir de se venger est plausible. On peut vraisemblablement l’appliquer autant aux positions qui défendent la libération sexuelle qu’aux formes d’égalitarisme que Nietzsche avait en tête.
Il vaut également la peine de noter qu’au fur et à mesure de son avancée, la révolution sexuelle a conduit à des revendications de plus en plus étranges et grotesques — comme l’allégation selon laquelle dire qu’il existe une distinction biologique entre les hommes et les femmes est bidon et l’expression d’un simple préjugé. Comment peut-on penser sérieusement une telle absurdité ? La raison pour laquelle certains veulent croire ce genre de choses n’a rien de mystérieux car il est possible pour quelqu’un de s’être enfermé dans des vices sexuels si extrêmes qu’il est obligé de tenir des propos aussi absurdes pour se justifier. Mais comment peut-on se leurrer en y croyant vraiment ? C’est ici qu’une sorte de moralisme très bizarre arrive à la rescousse. C’est lorsque quelqu’un parvient à susciter une frénésie arrogante qui détourne l’attention de l’absurdité de sa croyance pour la diriger vers la prétendue intolérance de ceux qui la nient, que la croyance arrive (peut-être de très peu) à survivre. Et plus il est manifeste que cette croyance est absurde, plus bruyante et moralisatrice sera sa rhétorique de défense. En effet, la force rhétorique doit compenser l’absence totale de fondement rationnel.
Nous pourrions appeler cela la loi du « moralisme compensatoire » (compensatory moralism) : Plus il est manifeste que des vices sexuels sont honteux ou absurdes, plus leurs défenseurs seront tentés de s’attaquer de façon bruyante et de faire des leçons de morale à ceux qui s’y opposent, tout ceci pour compenser psychologiquement leur conscience profonde de cette honte et de cette absurdité.
3. Le « contre-pharisaïsme » (counter-Pharisaism) : Mais alors, pourquoi tant de gens qui ne partagent pas ces vices acceptent le moralisme compensatoire ? Pourquoi tant de gens qui se comportent de façon relativement conservatrice dans leur vie sexuelle personnelle s’opposent fermement à tous ceux qui insistent pour dire qu’une telle position conservatrice devrait être la norme ?
C’est en partie une conséquence du relativisme et du sentimentalisme paresseux qui ont tendance à dominer dans les sociétés égalitariennes. L’idée même que certaines façons de vivre soient meilleures que d’autres et la perspective qu’on puisse blesser quelqu’un si on en venait à suggérer le contraire y deviennent intolérables. (Je vous renvoie à nouveau à l’analyse par Platon de la démocratie dans la République.) C’est pour cela que même ceux qui préfèrent vivre « une vie de conservateurs » (conservative lives) ne commettront pas le délit d’opinion qui consiste à penser que ce qu’ils font est moralement meilleur.
Mais selon moi, l’histoire ne s’arrête pas là. Étudions l’analogie suivante. On décrit souvent les Pharisiens en disant qu’ils érigent des « barrières » autour de la loi de Moïse pour bien s’assurer que personne ne puisse la violer. La barrière se composait d’un ensemble d’interdictions secondaires dont le respect visait à s’assurer que personne ne risquerait réellement de transgresser les premières. Par exemple, si vous vous interdisez à vous-mêmes de ne pas ramasser de grain le jour du sabbat, vous êtes sûrs d’éviter de faire quoi que ce soit d’autre qui serait clairement considéré comme un travail le jour du sabbat.
En ce qui nous concerne, je suggère que c’est la tolérance de vices sexuels plus raffinés encore qui permet à ceux avec des vices plus ordinaires de construire autour d’eux une « barrière » de permissibilité (“fence” of permissibility). C’est une espèce de parodie très bizarre du pharisaïsme. Si même des choses vraiment extrêmes ne sont pas interdites, alors il est moins probable que des choses plus banales le soient. Par exemple, la morale sexuelle traditionnelle condamne aussi bien la fornication que le transsexualisme, mais considère que la seconde pratique va plus directement à l’encontre de la nature que la première. Il s’ensuit donc que si même la seconde devient acceptable, alors il sera bien plus facile de justifier la première.
Par conséquent, le pharisaïsme repousse les limites de ce qui est interdit afin de garantir le respect des interdictions dont se soucie vraiment le fidèle tandis que le contre-pharisaïsme du “bourgeois bohême” progressiste repousse les limites de ce qui est permis afin de protéger les vices sexuels moins extrêmes auxquels il tient vraiment.
Je ne prétends pas que ces trois tendances psychologiques — les filles de la luxure, la loi du moralisme compensatoire et le pharisaïsme très bizarre — opèrent chez absolument tous ceux qui ont des positions plus libérales sur la morale sexuelle ou qu’elles ont une importance égale chez tous ceux où elles sont à l’œuvre. Mais elles jouent un grand rôle, de plus en plus considérable à mesure que la révolution sexuelle entre en métastase.
Je ne dis pas du tout non plus qu’identifier ces trois facteurs psychologiques suffit pour réfuter les affirmations ou les arguments de ceux qui ont des positions libérales sur la morale sexuelle. Ce serait une erreur ad hominem. Ces affirmations et ces arguments méritent chacune et chacun une réponse à part entière (et c’est possible), tout à fait indépendamment des motivations ou des influences psychologiques de ceux qui les formulent.
Toutefois, il est important de prendre en considération ces influences psychologiques. D’un côté, de mauvaises idées et de mauvais arguments exercent souvent une influence importante sur les gens et ce même lorsque leurs problèmes sont mis à nus. Il peut être utile pour quelqu’un en proie à de telles erreurs d’examiner les influences irrationnelles qui pourrait le conduire à leur donner plus de poids qu’ils n’en méritent.
D’un autre côté, ceux qui sont pour la défense de la morale sexuelle traditionnelle ont besoin d’avoir une compréhension réaliste de la situation de la culture. Comme je l’ai dit, certains croyants conservateurs sont concernés par cette faiblesse. Par exemple, même les hommes d’Église catholiques de notre époque dans les rares occasions où ils abordent la morale sexuelle ne le font souvent que de la manière la plus vague et la plus inoffensive qui soit. Ils se plieront en quatre pour imputer de bons motifs à leurs opposants et à concéder les prétendues injustices et la prétendue insensibilité des anciens défenseurs de la morale chrétienne, même s’ils ne reçoivent jamais en retour ce genre de politesse du côté des libéraux. Ils minimiseront l’importance de la morale sexuelle par rapport, par exemple, aux questions de justice sociale. De grands hommes d’Église et des saints du passé verraient tout cela comme un délire à couper le souffle. Il se trouve qu’en réalité, il ne peut pas y avoir une véritable justice sociale sans une morale sexuelle saine car la famille est le fondement de l’ordre social et qu’il ne peut y avoir de famille saine sans une morale sexuelle saine. La révolution sexuelle est la cause de millions d’enfants abandonnés par leurs pères, et donc de la pauvreté intergénérationnelle et du désordre social que cela entraîne. De même, il n’est pas de signe plus manifeste du profond égoïsme qui rend la justice sociale impossible que la volonté cruelle de millions de gens de tuer leurs propres enfants à naître. Tout discours sur la justice sociale qui ne tient pas compte du fait que la révolution sexuelle joue un rôle fondamental dans l’alimententation de telles injustices n’est qu’un badinage futile et sentimental, qui ne tend qu’à comforter l’homme moderne dans ses péchés au lieu de lui dire ce qu’il a vraiment besoin d’entendre. Le militant d’une authentique justice sociale (the warrior for true social justice) se doit d’être un réactionnaire intransigeant sur les questions de sexualité.
Comme Thomas d’Aquin nous l’enseigne, parmi les raisons motivant cet engagement, le rôle que joue l’immoralité sexuelle dans la détérioration de la compréhension morale en général n’en est pas la moindre. Il n’est pas question d’une simple erreur intellectuelle de la part de personnes bien intentionnées, mais de rien moins qu’une véritable psychose culturelle. Comme pour les personnes qui se remettent d’une addiction, la première étape consiste à admettre qu’il y a un problème.
Illustration : John Martin, La Destruction de Sodome et Gomorrhe, huile sur toile, 1852 (Angleterre, Laing Art Gallery).
0 commentaires