Qu'est-ce que la Scolastique Protestante ? – Fin
28 septembre 2018

Distinctions

L’une des caractéristiques de la Scolastique réformée est l’utilisation de distinctions. Les Réformés ont hérité de cette méthode théologique du Moyen Âge. Les catholiques romains, les luthériens et les théologiens remonstrants ont également utilisé des distinctions pour présenter leur propre théologie. Des mots et des termes ambigus se retrouvent souvent dans le discours théologique, ce qui nécessite l’utilisation de distinctions pour aider à clarifier précisément ce que l’on veut dire.

Sinclair Ferguson fait valoir un bon point dans son livre, The Trinitarian Devotion of John Owen (p. 47), concernant l’utilité des distinctions :

Scolastique est souvent utilisé comme une insulte théologique destinée à introduire une mauvaise connotation. Pourtant, les gens qui l’utilisent sont parfois ceux-là mêmes qui s’enflamment au quart de tour si des étrangers qualifient une balle rapide de “slider” (au baseball) ou confondent un eagle avec un double bogey (au golf) ou, encore, décrivent une personne vivant en Caroline comme un “Yankee” ou un Scott comme “Anglais” ! Ne s’agit-il pas simplement de distinctions “scolastiques” ? Poser la question, c’est y répondre. Une bonne compréhension implique toujours de faire des distinctions prudentes.

Au début de la période moderne, les étudiants en théologie étaient formés à faire des distinctions justes et correctes. Idéalement, les distinctions devraient aider, et non entraver, l’exégèse. Ainsi, par exemple, considérez la distinction entre le pouvoir absolu de Dieu (de potentia absoluta Dei) et le pouvoir décrété de Dieu (de potentia ordinata Dei). Le pouvoir absolu de Dieu est ce pouvoir de faire ce qu’il n’accomplira pas nécessairement (i.e., transformer une pierre en pain). Son pouvoir décrété implique son décret de faire ce qu’il a ordonné d’accomplir. Très simplement, ce que Dieu est capable de faire n’est pas synonyme de ce qu’il a choisi de faire.

Cette distinction semble avoir un fort soutien biblique. Voici un exemple de la puissance absolue de Dieu : “Et ne prétendez pas : ‘Nous avons Abraham pour père’, car je vous le dis, Dieu est capable, de ces pierres, de susciter des enfants d’Abraham” (Mt 3,9).

Dans un autre passage, le Christ réunit le pouvoir absolu de Dieu avec son pouvoir décrété : “Pensez-vous que je ne puisse pas faire appel à mon Père, et qu’il m’enverra aussitôt plus de douze légions d’anges ? Mais comment donc les Écritures devraient-elles s’accomplir s’il en était ainsi ?” (Matt. 26:53-54).

Dieu aurait pu envoyer plus de douze légions d’anges pour sauver Christ de sa passion, mais, selon son pouvoir décrété, il ne l’a pas fait.

Un indice de cette doctrine peut même être trouvé dans la tentation du Christ. Satan a tenté Jésus de transformer les pierres en pain pour prouver qu’il était le Fils de Dieu. Mais Jésus (qui aurait pu le faire selon sa puissance) ne l’a pas fait parce que les Écritures étaient sa règle de vie, et non le diable, ou même ce que Jésus lui-même aurait pu faire (Mt 4:3-4).

Dans le domaine de la justification, il faut connaître la cause formelle, la cause matérielle et la cause instrumentale.[1]

Il faut connaître la différence entre une “aestimatio” et une “secundum veritatem”, car elle était au cœur du débat entre les Remonstrants et les Réformés sur la doctrine de la justification par la foi. Arminius a créé d’un concept, connu sous le nom d’acceptilatio. La foi imparfaite est acceptée (par l’estimation gracieuse de Dieu) comme justice. Ou, pour le dire autrement, l’acte humain de foi est par grâce compté comme justice évangélique, comme s’il était l’accomplissement complet de la loi entière. Cet acte humain authentique naît de la capacité de choisir (liberum arbitrium). Dieu a une “nouvelle loi” dans l’alliance évangélique, par laquelle la foi répond aux exigences de l’alliance. Sur la soi-disant “cause formelle”, il y avait une différence importante entre les deux camps. Comme nous l’avons noté, pour les Arminiens, l’imputation est une aestimatio – Dieu considère notre Justice (c.-à-d. l’acte de foi) comme quelque chose qu’elle n’est pas (c.-à-d., parfaite). Les réformés, cependant, considèrent l’imputation comme un secundum veritatem – Dieu considère la justice de Christ comme notre justice, précisément parce qu’elle l’est, par union avec Christ. Le verdict que Dieu rend à son Fils est précisément le même verdict qu’il rend à ceux qui appartiennent au Christ, mais seulement par imputation. Ce débat montre que les deux partis pouvaient utiliser des catégories scolastiques, mais c’est finalement l’exégèse qui a conduit à des positions différentes.

Au XVIIe siècle, de nombreux théologiens réformés utilisaient la distinction entre le droit  à la vie et la possession de la vie pour expliquer la nécessité des bonnes œuvres pour le salut tout en protégeant la grâce du salut par le Christ seul. Petrus van Mastricht utilise cette distinction de la manière suivante :

dans la mesure où Dieu, dont nous atteignons [les exigences] de la loi par le seul mérite du Christ, ne veut pas accorder la possession de la vie éternelle, à moins qu’elle ne soit précédée, au-delà de la foi, d’oeuvres bonnes. Nous avons déjà reçu le droit à la vie éternelle par le mérite du Christ seul. Mais Dieu ne veut pas accorder la possession de la vie éternelle, à moins qu’il n’y ait, à côté de la foi, aussi de bonnes œuvres qui précèdent cette possession (Heb. 12:14 ; Mt. 7:21 ; 25:34-36 ; Rom. 2:7, 10).[2]

La prise de conscience de ces distinctions – quelque chose que l’Église réformée a perdu au XXe siècle – aurait pu résoudre beaucoup de problèmes qui ont surgi en raison de l’imprécision des formulations doctrinales sur la question de la justification.[3] La scolastique n’était pas le problème, mais elle aurait très bien pu être la solution.

En termes d’expiation, un étudiant en théologie devrait non seulement comprendre la distinction entre efficacité et suffisance, mais il devrait idéalement connaître la différence entre “acceptatio” et “acceptilatio” et la différence entre les moyens “d’approvisionnement” (medium impetrationis) et les moyens d’application (medium applicationis).

La mort du Christ est une œuvre qui peut être comprise soit comme une cause physique, soit comme une cause morale. Selon John Owen : “Les causes physiques produisent leurs effets immédiatement, et le sujet doit exister pour que la conséquence ait lieu. Les causes morales “n’engendrent jamais immédiatement leurs propres effets”. [4] La mort de Christ était une cause morale, et non physique. Ainsi, ceux pour qui il est mort n’ont pas besoin d’être vivants au moment de sa mort pour recevoir les bienfaits de son sacrifice par substitution. Les causes physiques n’exigent pas d’actes humains, mais les causes morales en exigent. Soit dit en passant, la distinction utilisée par Owen n’était pas la sienne, mais elle a été mentionnée plus tôt par le jésuite Suarez (1548-1617).[5]

Les distinctions théologiques nous aident aussi dans notre doctrine du péché. Ainsi, Maccovius soutient :

1. Le péché est soit le péché originel, soit le péché réel.

Le péché originel, qui jaillit d’Adam, est le péché dans lequel et avec lequel nous sommes nés et qui commence au moment où nous devenons des êtres humains.

2. Le péché originel est soit imputé, soit inhérent.

Imputé à nous comme si nous l’avions commis nous-mêmes.

Imputé à nous comme si nous l’avions commis nous-mêmes.

Le péché inhérent est une dépravation de notre nature, et donc une inclination au mal.

3. L’imputation est un acte moral, pas un acte physique.

Il n’est pas nécessaire que cette personne existe au moment de l’acte, mais seulement qu’elle existe un jour.

De plus, une distinction peut être faite entre le péché commis par faiblesse et le péché commis par plein désir. Seuls ceux qui sont chrétiens peuvent pécher par faiblesse.

Les vrais croyants pèchent plus sérieusement que les incroyants.

A) Parce que nous avons plus de connaissances.

B) Parce que nous avons le pouvoir de résister.

Les incroyants pèchent plus sérieusement que les croyants.

A) Parce qu’ils se précipitent dans le péché avec un grand désir, mais les croyants avec une volonté brisée.

B) Les fidèles ressentent de la tristesse (repentance) à propos de leurs péchés commis, mais les incroyants ne la ressentent pas (ils regrettent seulement les conséquences).[6]

Les scolastiques réformés comme Maccovius sont clairement redevables à la tradition thomiste. Mais ils n’ont pas non plus peur de critiquer les distinctions médiévales lorsqu’ils cherchent à établir une doctrine réformée. Parfois, comme dans le cas de Maccovius, il dira simplement d’une certaine distinction qu’elle est “complètement inutile”. Cette construction éclectique montre que les théologiens réformés doivent interagir de manière critique avec la tradition, même s’ils en dépendent fortement. Même Calvin fait l’objet de critiques dans les écrits des derniers scolastiques orthodoxes réformés, bien qu’il y ait souvent un ton de révérence/respect pour lui pendant qu’ils expliquent pourquoi et comment il avait tort ou était imprécis.

Conclusion

La scolastique réformée a été un grand don à l’Église qui a été largement sous-estimé ou ignoré dans notre contexte actuel. Ceux qui veulent embrasser la théologie réformée ont besoin de connaître quelque chose de notre histoire réformée. La lecture de l’Institution de Calvin est un bon début, mais c’est juste un début. Même une connaissance superficielle de la scolastique, que cette série ne vise qu’à résumer, ne peut que nous aider à éviter de faire de fausses suppositions sur la scolastique réformée.

Karl Barth a fait remarquer un jour, avec une certaine ironie, que “la peur de la scolastique est la marque d’un faux prophète” (Church Dogmatics I/1.279). En effet. Mais au moins, la crainte de la scolastique pourrait suggérer une certaine connaissance de la question ; tandis que l’ignorance est encore pire, surtout quand elle concerne une si grande partie de notre héritage réformé.


[1] Chaque théologien devrait être à l’aise avec les notions suivantes :

  • justification activa et passiva
  • habitus et actus fidei (La distinction acte-habitus est similaire à la distinction acte-pouvoir. Dieu donne le pouvoir mais nous réalisons l’acte.)
  • unio mystica et unio foederalis
  • justificatio ante fidem et post fidem
  • impetratio et applicatio
  • justificatio a priori et a posteriori
  • justificatio in foro dei et in foro conscientiae

[2] “…in quâ vitæ æternæ jus, sub prima periodo collatum, & sub secundà continuatum, ad possessionem etiam promovetur: hîc bonorum operum non tantum prasentia requiritur; sed etiam qualiscunque efficacia, quatenus saltem Deus possessionem vitae aeternae, cujus jus solo dudum obtinemus Christi merito, non vult conferre, nisi, praeter fidem, praeviis bonis operibus Heb. xii. 14. Matth. vii. 21. & xxv. 34–36. Rom. ii. 7, 10.” Peter van Mastricht, Theoretico-practica theologia, qua, per singula capita Theologica, pars exegetica, dogmatica, elenchtica & practica, perpetua successione conjugantur… (Amsterdam, 1724), 704–5.

[3] Voyez par exemple, Ian Hewitson, Trust and Obey: Norman Shepherd and The Justification Controversy at Westminster Theological Seminary (Minneapolis: NextStep Resources, 2011); W. Stanford Reid, An Evangelical Calvinist In The Academy Mcgill-Queen’s Studies in the History of Religion (Toronto: McGill-Queen’s University Press, November 2004).

[4] Works, 10:459.

[5] Franciscus Suarez, Disputationes Metaphysicae, 17.2.6. Ed. C. Berton, Opera Omnia Suaresi XXV. (Paris: L. Vives, 1861), 585.

[6] Scholastic Discourse: Johannes Maccovius (1588–1644) on Theological and Philosophical Distinctions and Rules (Apeldoorn: Instituut voor Reformatieonderzoek, 2009), 181-83.

Maxime Georgel

Maxime est interne en médecine générale à Lille. Fondateur du site Parlafoi.fr, il se passionne pour la théologie systématique, l'histoire du dogme et la philosophie réaliste. Il affirme être marié à la meilleure épouse du monde. Ils vivent ensemble sur Lille avec leurs trois enfants, sont membres de l'Église de la Trinité (trinitelille.fr) et sont moniteurs de la méthode Billings.

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