Tout au long de la controverse entre Cyprien et Étienne, il devient clair que c’est Étienne qui croit que l’évêque de Rome peut juger d’autres évêques et imposer ses décisions aux Églises d’autres régions. Beaucoup diraient que c’est alors la preuve que quelque chose comme la compréhension catholique romaine moderne de la papauté était présente au troisième siècle. Il est juste qu’une telle position était tenue par Étienne, l’évêque de Rome à l’époque, mais non par Cyprien.
Il y a quelque chose dans cet argument. Etienne revendiquait certainement une autorité supérieure à celle de ses pairs, et s’il avait vraiment excommunié Cyprien, il aurait dû revendiquer un pouvoir juridictionnel pour le faire. Il est certainement ironique que Cyprien soit devenu le grand héros catholique, mais il se peut que Etienne ait quand même revendiqué une position papale à cette date précoce. La question pertinente est de savoir si ces revendications ont été acceptées par quelqu’un d’autre.
De toute évidence, Cyprien n’a pas accepté ce genre de revendications, pas plus que Firmillien, qui affirmait parler au nom des orientaux. De plus, la question particulière débattue par Cyprien et Etienne a continué d’être débattue pendant près d’un siècle. La position de Etienne a fini par l’emporter, mais il est important de noter les raisons pour lesquelles il a gagné. Pour comprendre ces raisons, nous nous tournons vers le traité Augustin sur le baptême, Contre les donatistes.
Dans le deuxième chapitre de ce travail, Augustin doit répondre au fait qu’il semble être en opposition avec le grand Cyprien. Augustin répond à cette accusation en citant Cyprien lui-même. En effet, il cite une sélection de Cyprien sur l’autorité de Pierre. Augustin écrit :
L’autorité de Cyprien ne m’effraie pas, parce que l’humilité de Cyprien me rassure. Grande est sans doute l’autorité morale de Cyprien, évêque et martyr; mais celle de Pierre, apôtre et martyr, n’est-elle pas encore plus grande? Parlant de ce prince des Apôtres, le même Cyprien écrivait à Quintus:
« On se souvient de la discussion soulevée entre Pierre et Paul au sujet de la circoncision; or, Pierre, que le Seigneur avait choisi avant tous les autres, et sur lequel il a bâti son Eglise (Matt., XVI, 18), ne témoigne aucune insolence, aucune arrogance à se prévaloir de sa primauté et à exiger avant tout l’obéissance absolue de la part de ses inférieurs plus récemment appelés à l’apostolat; il se garde bien de reprocher à Paul de s’être fait d’abord le persécuteur de l’Eglise. Loin de là, il adopte le conseil de la vérité et approuve facilement les raisons légitimes que Paul lui oppose. Pouvait-il nous donner une plus haute leçon de concorde et de patience? n’était-ce pas nous dire que nous devons nous défier de toute obstination dans nos propres idées, et adopter comme nôtres, si elles sont vraies et légitimes, les observations qui nous sont soumises, d’une manière aussi utile que salutaire, par nos frères et par nos collègues (Lettre LXXI, à Quintus)? »Tel est le passage dans lequel Cyprien, rappelant ce que nous avons appris dans les saintes Ecritures, nous montre l’apôtre saint Pierre, en qui la primauté sur les Apôtres brille avec tant d’éclat, émettant sur la circoncision une doctrine contraire à la vérité, et corrigée par saint Paul, appelé à l’apostolat longtemps après saint Pierre. Ainsi donc, Pierre lui-même a pu ne pas suivre parfaitement la vérité de l’Evangile
(Sur le Baptême, 2.1.2)
Augustin dit que Pierre était plus grand que Cyprien. Il dit même que Pierre avait “la primauté” sur les autres apôtres, ce que Cyprien avait aussi dit. Cela ne signifie pas pour autant qu’il était impossible de corriger Pierre. Au lieu de cela, Cyprien avait soutenu que Paul avait raison de corriger Pierre parce que Pierre avait “adopté une coutume en matière de circoncision en contradiction avec les exigences de la vérité”. Si Pierre peut être corrigé, dit Augustin, alors Cyprien peut aussi être corrigé. “Si Pierre, dis-je, pouvait contraindre les païens à vivre à la manière des juifs, contrairement à la règle de vérité que l’Église a ensuite tenue, pourquoi Cyprien, en opposition à la règle de foi que toute l’Église a ensuite tenue, ne pourrait-il pas contraindre les hérétiques et les schismatiques à être baptisés de nouveau ?” (ibid.).
Dans ce même passage, Augustin dit que “la primauté de son apostolat [celui de Pierre] est à préférer à n’importe quel épiscopat”. Mais il ne l’applique pas alors à l’autorité actuelle de l’évêque de Rome. Au lieu de cela, Augustin soutient que la plus haute autorité est la “règle collective qui a été établie par… l’Église universelle”. Il écrit :
…Quand donc nous voyons Pierre repris par Paul son inférieur, et couronné de la palme du martyre sans avoir porté aucune atteinte aux liens de la paix et de l’unité; combien ne doit-il pas nous être plus facile de nous attacher indissolublement à ce qui a été décrété par l’Eglise universelle, quelle que soit d’ailleurs l’opinion émise, soit par tel évêque de sa propre autorité, soit même par un concile provincial ?
(ibid.)
Il est important de noter qu’Augustin cite ensuite Cyprien sur cette règle universelle. Il montre que Cyprien croyait en la résolution des controverses par le biais des conciles. Augustin cite directement Cyprien en disant :
Ce qu’il nous reste à faire, c’est donc d’émettre chacun notre opinion sur ce point, sans prétendre toutefois ni juger personne, ni priver du droit de communion celui qui formulerait une opinion contraire. En effet, aucun d’entre nous ne s’est constitué l’évêque des évêques, aucun n’aspire à frapper d’une crainte tyrannique ses propres collègues pour les contraindre à suivre son avis, car tout évêque jouit de sa pleine liberté et de toute sa puissance, et ne peut pas plus être jugé par un autre évêque qu’il ne peut le juger lui-même. Attendons le jugement suprême de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui seul a le pouvoir de nous préposer au gouvernement de son Eglise, et de nous juger selon nos oeuvres
(ibid., 2.2.3)
En fait, Augustin poursuit en affirmant que même les “Conciles pléniers” peuvent avoir besoin d’être corrigés. Ils doivent être corrigés par les conciles subséquents lorsqu’ils consultent les Écritures et comparent la vérité et la sagesse des arguments ultérieurs :
Personne n’ignore que la sainte Ecriture, tant de l’Ancien que du Nouveau Testament, est renfermée dans des termes précis et certains, qu’elle jouit d’une autorité bien supérieure à celle des écrits épiscopaux, et qu’il n’est permis de révoquer en doute aucune de ses propositions , dès qu’il est certain qu’elle l’a formellement exprimée. Quant aux lettres épiscopales écrites depuis la fixation du canon, elles peuvent être discutées, soit par tel ou tel docteur plus habile, soit par les autres évêques, soit par les conciles, toutes les fois que la vérité paraît y recevoir quelque atteinte. D’un autre côté, les conciles particuliers qui se tiennent dans les provinces doivent évidemment céder devant l’autorité des conciles universels; ces derniers enfin reçoivent parfois des conciles postérieurs certaines corrections à mesure que la vérité se fait jour et se développe selon le besoin des époques et des siècles. Or, toutes ces améliorations restent parfaitement étrangères à toute inspiration d’un orgueil sacrilège, à tout sentiment d’arrogance , à toute inspiration de jalousie, et concordent très-bien avec la sainte humilité, avec la paix catholique et la charité chrétienne.
(ibid., 2.3.4)
Les allégations de cette section valent la peine d’être énumérées :
- 1 “Le canon sacré de l’Écriture… se trouve dans une position si absolument supérieure à toutes les lettres ultérieures des évêques que nous ne pouvons avoir aucun doute ou contestation sur la justesse et la véracité de ce qui y est confessé”.
- 2 ” toutes les lettres des évêques qui ont été écrites, ou qui sont en train d’être écrites, depuis la clôture du canon, sont susceptibles d’être réfutées s’il y a quelque chose en elles qui s’écarte de la vérité “.
- 3 Les écrits des évêques individuels sont jugés “par l’autorité plus pesante et l’expérience plus savante des autres évêques, par l’autorité des Conciles”.
- 4 “les Conciles eux-mêmes, qui se tiennent dans les différents districts et provinces, doivent céder, sans l’ombre d’un doute, à l’autorité des Conciles pléniers qui sont formés par le monde chrétien tout entier”.
- 5 “même des Conciles pléniers, les plus anciens sont souvent corrigés par ceux qui les suivent”.
Augustin conclut alors que Cyprien se serait soumis ” à l’autorité unanime de toute l’Église […] si, à cette époque, la vérité sur cette question avait été incontestée par l’enquête et le décret d’un Concile plénier ” (ibid., 2.4.5). C’est la même norme qu’Augustin, écrivant vers 400 ap. J.-C., présente comme la plus haute autorité. Il dit que jusqu’à ce qu’un concile plénier soit tenu pour une question litigieuse, les différentes parties devraient être en désaccord dans l’unité en restant en communion les unes avec les autres.
Augustin poursuit en plusieurs autres chapitres expliquant comment Cyprien pourrait être dans l’erreur sur la question du baptême des hérétiques et pourtant encore un pieux défenseur de la tradition. Dans ces chapitres, Augustin fait appel à la “coutume universelle”, mais finalement au pouvoir d’un concile plénier de décider entre des coutumes concurrentes. Cela pourrait s’échelonner sur plusieurs années. Il écrit : “Car les deux Conciles ultérieurs sont préférés parmi les générations postérieures à ceux d’avant ; et le tout est toujours, à juste titre, considéré comme supérieur aux parties” (ibid., 2.9.14).
Dans cet argument, Augustin est en fait en train de résoudre un problème causé par la notion antérieure de tradition. Irénée et Tertullien avaient souligné la nécessité pour les évêques de “transmettre” la tradition originale, et ils supposaient que cela pouvait être facilement déterminé en voyant les évêques se tenir dans la succession apostolique. Mais dans la controverse donatiste, les deux parties pouvaient faire appel aux coutumes des évêques qui se sont incontestablement tenus dans cette succession. Augustin admet qu’il n’est pas toujours facile de discerner quelle tradition est originelle. En effet, Augustin permet que de nouvelles coutumes soient adoptées par certains évêques influents sans pour autant faire perdre à ces évêques leur propre statut (ce qui ne semblait pas possible pour Tertullien, et peut-être pas non plus pour Cyprien). La solution à ce problème, selon Augustin, est un concile plénier.
Augustin ne fait pas appel à la primauté de Rome et ne prétend pas non plus que l’évêque de Rome avait une juridiction universelle ou plus autoritaire. C’est important parce qu’Augustin défend en fin de compte la position qu’Étienne, l’ancien évêque de Rome, avait maintenue. Ainsi, nous pourrions dire qu’Augustin plaide en faveur de la vision romaine. Pourtant, Augustin fait appel au fondement “cyprinien” de l’unité et de l’autorité, le jugement collectif de l’Église entière. Et Augustin dit que cela se fait par l’intermédiaire d’un concile. En fait, Augustin nie explicitement qu'”une simple correspondance épistolaire” suffit pour commander un évêque (ibid., 3.2.2). Qui a tenté de subordonner le jugement de Cyprien à la “correspondance épistolaire” de qui ? Etienne. En d’autres termes, Augustin dit que la lettre d’un pape ne suffit pas à amener un autre évêque à changer sa pratique. Un concile est nécessaire. Si une vision vraiment papale de l’évêque de Rome était présente au IIIe siècle, elle fut en quelque sorte réprimée à la fin du IVe siècle.
Cette réception augustinienne de Cyprien démontre que, même si le point de vue particulier de Cyprien sur la discipline de l’Église n’avait pas trouvé un statut permanent de “catholique”, sa foi dans l’autorité des conciles l’avait fait. Pas moins que le théologien et ecclésiastique catholique Augustin d’Hippone croyait, au début du Ve siècle, qu’un concile universel d’évêques était la plus haute autorité dans l’Église.
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