La scolastique réformée vit à nouveau, et elle est partie pour rester
22 octobre 2019

Dans un article relativement récent sur 9Marks, Colin Hansen parlait de la « séduction contre-intuitive du calvinisme » qui fait que quelque chose d’aussi anti-culturel que le néo-calvinisme puisse exister aujourd’hui. Il y a pourtant une chose encore plus contre-intuitive, encore plus bizarre : c’est que des jeunes chrétiens de 20 ou 30 ans, qui n’ont jamais été exposé à la Tradition, qui pour beaucoup viennent des milieux charismatiques soient aujourd’hui curieux de découvrir non seulement Calvin, mais ses successeurs les « scolastiques réformés » et la tradition réformée orthodoxe dans son ensemble. Dans cette époque de buzz, d’images, de vidéo-chocs, des jeunes millenials lisent –premier choc- des théologies systématiques massives et arides –encore plus grand choc. Là où leurs pères ne juraient que par des « enseignements pratiques », on les voit discuter de sujets métaphysiques et abstraits au plus haut point. Là où leurs pères ont vécu leurs vies chrétienne dans l’ignorance et même la méfiance des anciens chrétiens, on voit les enfants discuter des pères de l’église, lire Thomas d’Aquin, et citer les médiévaux en exemple. C’est un des meilleurs exemples actuels de l’humour de Dieu et sa capacité à amener à l’existence des choses improbables.

En langue anglaise, on peut citer ainsi Davenant Institute et The Calvinist International qui remettent au goût du jour l’antique projet de chrétienté réformée. Dans le monde hispanophone, on peut citer Irenismo Reformado. Et puis bien sûr il y a ce blog et quelques blogs alliés. Ce n’est pas gros, mais c’est tellement inattendu qu’il y a de quoi s’attendre à une explication.

Cet article est issu de ma récente lecture de « Introduction to Reformed Scolasticism » de Willem J Van Asselt. Ce dernier démystifie beaucoup la trajectoire de cette école de théologie, et fait remarquer que ce style particulier (car la scolastique n’est qu’une méthode et non un contenu) avait été utilisé parce qu’il répondait à un besoin particulier, et qu’il avait été ensuite adapté selon les besoins de l’époque. De là, j’extrapolais à ce que l’on observe à aujourd’hui : s’il y a à nouveau l’intérêt pour les scolastiques et que l’on voie se multiplier les références à eux, serait-ce parce qu’il y a des besoins dans notre époque qui sont comblés par l’apport de cette vieille dame scolastique réformée ? C’est le sujet de cet article.

Qu’a donc notre époque et notre église pour que ces vieux barbus de scolastiques soient de nouveau cités et même traduits ?

Les raisons de cette résurgence scolastique dans notre époque

Le retour de la métaphysique

Historiquement, la Philosophie était centrée depuis Platon et Aristote autour des questions qui tournent autour de la structure de la réalité –métaphysique-. Puis à partir de Kant, le focus avait changé pour des siècles autour des questions de comment nous connaissons la réalité –épistémologie. Ce rejet de la métaphysique a culminé dans la première moitié du XXe siècle dans le positivisme, puis s’est crashé dans les années 50. Depuis les années 50, un curieux phénomène académique s’est déclaré : le retour de la Métaphysique. A présent la question de la structure de la réalité, de l’existence de Dieu, de ce qu’est un être humain sont à nouveau des sujets chauds, dignes d’intérêt et d’étude.

Mais il ne s’agit pas de que délires de philosophes : dans la rue également, les questions métaphysiques sont revenues au premier plan. Qu’est-ce que le débat sur l’immigration, sinon la manifestation concrète de la question métaphysique : « qu’est-ce que notre nation ? ». Qu’est-ce que le débat sur le voile, sinon la manifestation concrète de la question métaphysique : « Qu’est-ce que cette religion qui contrôle les passions des hommes ? ». Quels sont ces peurs communautaires, sinon la manifestation de la question métaphysique : « qui suis-je ? ». Il est remarquable d’ailleurs qu’un des hashtags les plus utilisés/détournés soit les #JeSUIS… La pensée politique en 2019 en revient aux fondamentaux, où la question n’est plus de savoir quelle technique constitutionnelle il faut utiliser, mais qu’est-ce qu’un chef et quel est son pouvoir ? La première question est technique. La seconde est métaphysique. Avec les gilets jaunes qui viennent reposer la question fondamentale, on ne peut pas nier que la métaphysique est en train de prendre sa revanche. De même, les hostilités contre le christianisme en occident ont une origine métaphysique. Qu’il s’agisse des combats bioéthiques, des thématiques LGBT ou de la place de l’Eglise dans la société, tout cela sont des questions profondément métaphysiques.

Or, la métaphysique est le début et la fin de la scolastique réformée. Les théologiens de cette époque consacraient énormément d’énergie et de compétences à réfléchir à ce qu’était l’homme, ce qu’était Dieu et le reste. Alors que l’Eglise est aujourd’hui attaquée et interpellée sur des questions métaphysiques, elle cherche des ressources partout où elle peut pour former sa réponse, et certains mettent la main sur ces vieux scolastiques.

La mort des Lumières

Une autre caractéristique de cette génération est la mort des Lumières, tant politiques que philosophiques. En philosophie, les défenseurs des Lumières classiques sont en chute libre, remplacés progressivement par des post-modernes stridents ou des pré-modernes inattendus. En politique, les concepts politiques modernistes sont en perte de vitesse : soit ils sont franchement rejetés par des « populistes », soit ils sont complètement redéfinis par des « progressistes » qui défendent les libertés par plus de tyrannie. En France, seuls les souverainistes défendent encore cette conception « moderne classique », mais ils ne sont pas seuls… On remarquera par ailleurs que si les Gilets Jaunes revendiquent les droits de l’homme, dans les faits leur vision ne correspond pas du tout à l’élitisme bourgeois des Lumières. On aura là une bonne idée d’où en sont les Lumières dans notre pays.

Quand ce modèle dominant disparaît, on cherche forcément des remplaçants : l’Eglise tout comme le reste de la société, cherche un autre modèle. Les chrétiens libéraux « classiques » diminuent comme peau de chagrin, et se tournent pour beaucoup vers un christianisme complètement post-moderne sans Christ (trop mâle et trop blanc j’imagine). Les chrétiens conservateurs classiques (les évangéliques) ont eux aussi le choix entre se « durcir » en mode prémoderne, ou bien « s’ouvrir » vers une religion plus contemporaine, et donc plus post-moderne.

Comme en témoigne la résurgence néo-calviniste, c’est plutôt le durcissement confessionnel qui domine les milieux évangéliques, et dans le cadre chrétien, cela signifie revenir à la théologie pré-moderne, celle d’avant les Réveils. Dans le protestantisme, le sommet de cette théologie prémoderne, c’est la scolastique réformée.

La Crise de l’Académie

Par Académie, j’entends le monde universitaire et scientifique en général. Comme l’a montré la polémique-éclair autour des vaccins il y a quelques années –quand Agnès Buzyn a rendu obligatoire les 11 vaccins- il y a un déficit de confiance dans la science, et c’est encore pire pour le reste de l’Académie. Par ailleurs, il y a aussi des défis internes au monde scientifique/académique, surtout autour de la question des financements, qui abolissent l’indépendance et l’honnêteté de la Recherche. On se plaint aujourd’hui des fraudes scientifiques, des plagiats, de la science de mauvaise qualité. Et cela sans compter le discrédit apporté par les « grievance studies » qui se donnent un air académique, mais laissent publier des hoax complètement grotesques.  

En plus de voir la crédibilité de leur travail écornée, les académiques ont un autre problème : l’hyperspécialisation de leurs métiers, la technicisation croissante de leurs activités et l’usage déraisonnable d’un jargon de Diafoirus font que même les académiciens ne comprennent plus les académiciens. Qu’en est-il des « profanes » ?

Cela signifie très concrètement que nous n’avons plus de guide vers le Savoir. Toute personne qui veut progresser en connaissance doit apprendre par elle-même et le plus souvent contre l’école que grâce à elle. Il doit identifier lui-même des académiques de confiance qui écrivent de façon accessible et surtout qui visent à la vérité plutôt qu’à décrocher un poste académique.

C’est ici que les scolastiques arrivent comme une bénédiction : ils ont un niveau académique élevé, et même supérieur à la plupart des théologiens contemporains. Ils écrivent dans un langage certes technique, mais qui cherche malgré tout à être compris, et leur but sincère était d’exposer et défendre la vérité. De plus, ils ont écrit avant que le modernisme ne vienne corrompre l’intellect, et c’est très rassurant quand vous essayez de vous « désintoxiquer » de la pensée mondaine. Quand vous êtes un jeune chrétien de 20 ans qui cherche à faire son éducation théologique, les scolastiques sont une aide précieuse.

Les raisons de cette résurgence scolastique dans l’Eglise

La recherche d’une méthode saine

La valorisation évangélique d’une approche directe de la Bible est certainement très bonne dans le sens où elle a encouragé davantage de personnes encore à lire par elle-même la Parole de Dieu. Mais comme le disait Mark Noll, déjà cité par ailleurs sur ce blog :

Nulle part le mariage entre le protestantisme et les Lumières n’a produit une progéniture plus vivante que dans l’appropriation américaine de la Bible.[…] Ce que Nathan Hatch a écrit sur la religion populiste dans la première république était vrai aussi pour presque tous les évangéliques : « Dans une culture qui s’attaquait de front à la tradition, aux élites médiatrices et aux institutions, la Bible devint très facilement…’un livre tombé du ciel pour que toutes sortes d’hommes l’utilisent à leur façon’.

Les jeunes qui commencent aujourd’hui leur vie chrétienne butent sur un problème qui n’a pas autant troublé leurs prédécesseurs : le problème de la méthode. La Bible seule fait autorité, mais nous avons deux opinions par personnes, toutes fondées sur des versets bibliques ! Comment peut-on savoir ce qui est vrai ? Comment puis-je bâtir une vision du monde chrétienne solide qui me permettra de vivre selon Christ dans un monde qui rejette Christ ? Certains, troublés par ce problème, ont embrassé le papisme, espérant trouver dans le Magistère la source de certitude qui manquait.

Les scolastiques réformés sont ici un don du ciel, car ce sont eux qui ont la meilleure méthode que je connaisse pour faire de la théologie et avoir une vision du monde chrétienne, et cela en respectant Sola Scriptura et la Tradition…

La recherche d’une théologie systématique

Nous sortons d’une époque de théologie complètement désarticulée. Ce que j’entends par là, c’est que les enseignants de la génération précédente se sont spécialisés chacun dans leurs niches particulières, mais qu’ils ont tous délaissé l’exposition du système de doctrines chrétiens. Un tel a passé 30 ans à parler des dons de l’esprit, tel autre ne connait que Genèse 1 et 2 et ne prêche que le créationnisme, tel autre encore parle de mariage chrétien, et seulement du mariage… Cette spécialisation des enseignants peut être une bonne chose, mais quand elle se fait au détriment de l’enseignement des vérités basiques du christianisme, c’est une catastrophe. Cela fait des chrétiens qui connaissent par cœur les techniques du combat spirituel… sans savoir articuler l’évangile du début à la fin. C’est une des raisons pour laquelle le calvinisme a le vent en poupe : le système réformé est un système justement, qui est articulé autour des articles du Credo, tous fondamentaux.

Or, il n’y a pas de systématiciens plus avancés et plus compétents que les scolastiques réformés. Celui qui veut maîtriser parfaitement le système doctrinal chrétien trouve chez les scolastiques un abri sûr.

La recherche de l’unité

Historiquement, les évangéliques sont divisés même entre eux. Mais l’atmosphère a changé depuis Billy Graham. Il est devenu envisageable qu’un évangélique lise et dialogue avec un réformé, voire même avec un papiste. De plus, l’unité entre églises françaises a été accélérée par les forces suivantes :

  • Les débats bioéthiques/LGBT : Les catholiques et les évangéliques se retrouvent sur la même ligne dans leurs positions contre l’avortement et à cause des convictions anthropologiques bibliques. Il se crée alors ce que Timothy Georges appelait « un œcuménisme des tranchées ».
  • Le fait que le dernier réveil a plus de trente ans. Pendant la troisième vague charismatique des années 80, la culture pentecôtiste et l’orientation des enseignements faisait que les relations intra-évangéliques étaient tendues selon la ligne de fracture cessationnistes/charismatiques. Les charismatiques considéraient facilement qu’il fallait « conquérir » les autres évangéliques, et les autres évangéliques qu’il fallait « bouter hors de France tous ces gougnaffiers entousyastes ». (XVIe siècle style) Mais voici : la chaleur du réveil s’est refroidi, les pasteurs actifs depuis les années 80 passent maintenant le relais à des jeunes qui sont nés dans les années 90, et qui souhaitent à présent « refaire le lien » avec le reste de l’église. Le débat sur les charismes s’est enfin apaisé sur une position d’équilibre, qui rend possible une vraie unité évangélique.
  • Enfin, une vraie aspiration à l’unité et l’universalité de l’église. Dans cette époque exigeante, nous avons tous compris que le vrai ennemi n’était pas le baptiste, mais l’athéisme. Et nous sommes tous consternés par la faiblesse et la débilité de notre église. Alors se lève dans toutes nos assemblées une volonté de travailler ensemble, d’église à église, à travers toutes les cultures évangéliques. La création du CNEF est un témoin de cette dynamique.

Or, le projet réformé est un projet d’église unie et universelle. Les scolastiques réformés n’ont pas travaillé pour leur confession seule. Ils visaient tous à exposer la vérité universelle du christianisme, et avaient une vision totale et unifiante du Christianisme. Ce qu’ils ont exposé est une base presque miraculeuse pour tout jeune en recherche d’unité et d’universalité dans le christianisme.

La recherche de l’héritage

Il y a une longue tradition de rejet de la tradition dans le monde évangélique. Et dans la société plus globale, Mai 68 a rendu clair le fait que toutes les traditions anciennes étaient discréditées. En a suivi pour les gens de cette génération le sentiment d’une liberté euphorisante, que tout était possible. Seulement eux ont profité de cette libération des traditions en ayant justement absorbé cette tradition dans un premier temps –même si c’est pour la rejeter ensuite. Pour les jeunes de cette génération, ils n’ont pas eu de tradition pour commencer. Disez-leur « tu peux être qui tu veux », ils vous diront « qui suis-je pour commencer ? ». L’héritage historique –qu’il soit national ou religieux- est en effet la fondation de notre identité, le matériau à partir duquel nous pouvons ensuite nous construire nous même, pour garder ou pour détruire ce même héritage. Mais les jeunes évangéliques sont arrivés à l’âge adulte sans histoire, ni fondation, ni même une vague idée de ce qu’est être chrétien en dehors de trois rituels et deux exhortations morales. En conséquences, ils recherchent une fondation pour leur identité, et puisqu’ils veulent être chrétiens, ils vont à la découverte de leur héritage historique chrétien… C’est-à-dire pour les protestants les scolastiques réformés.

Le renouveau académique chrétien

Comme le faisait remarquer Mark Noll à l’époque de la sortie du livre « le Scandale de l’intellect évangélique », il y avait une vraie résurgence de penseurs évangéliques, dans le domaine de la philosophie en particulière, mais aussi ailleurs, et ces penseurs trouvaient un auditoire avide parmi les églises. On peut le voir dans le succès de William Lane Craig. Or ce renouveau académique a eu les caractéristiques suivantes :

  • La philosophie proprement chrétienne est effectivement de retour, et c’est principalement dans le champ de la métaphysique.
  • La philosophie chrétienne qui est ainsi « ressuscitée » est la philosophie analytique, qui insiste énormément sur les articulations logiques, la cohérence systématique et les distinctions fines… exactement comme la philosophie scolastique avant elle.
  • Il y a eu aussi une résurgence générale dans l’académie dans l’étude des textes et auteurs pré-modernes. L’histoire de l’église s’est beaucoup « déconfessionnalisée » ces dernières années, et porte une attention extrême au contexte des auteurs classiques. Cela veut dire qu’il y a un gros effort de traduction et un regard frais sur les auteurs réformés scolastiques pile au moment où il y a un intérêt large du public pour ces auteurs. C’est le genre d’esprit qui anime The Calvinist International, dont le traitement des pères de l’église et des réformés orthodoxes est extrêmement riche.
  • Paradoxalement, l’exégèse n’a pas eu autant de succès dans le public plus large que la systématique et la théologie historique. J’attribue cela au fait que 1. Cela ressemble aux batailles stériles d’interprétations que nous avons connu dans les décennies précedentes ; 2. L’exégèse académique s’est considérablement technicisé, et a adopté un jargon qui la rend incommunicable aux mortels, alors que les articles académiques de théologie historique sont étonnamment lisibles et 3. (remarque personnelle) j’ai toujours l’impression que les exégètes ont pour seul but de remettre en cause toutes les doctrines de l’église, et c’est d’ailleurs historiquement comme ça que le libéralisme théologique est entré dans l’église. Cela veut dire que la systématique et la théologie historique au niveau académique attire plus les faveurs d’un public large que l’exégèse académique.

Résumons le mélange académique chrétien actuel : philosophie lourdement métaphysique et très portée sur la logique + grand intérêt pour la pensée systématique + recherche avide des témoignages des anciens… c’est exactement le même mélange que celui qui faisait bouillonner les universités au moyen âge. Pas étonnant que la scolastique réformée revienne au goût du jour dans l’académie chrétienne : elle lui ressemble.

Conclusion

Pour ces raisons, l’intérêt que nous témoignons à la scolastique réformée n’est pas prêt de disparaître, mais nous pouvons même nous attendre à ce qu’il progresse.

Il faut vraiment que j’apprenne le latin moi…

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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