Un des sujets les plus économiques et les plus longuement abordés par la tradition chrétienne est l’interdiction de l’usure. C’est aussi un des sujets sur lequel il y a les plus grands consensus. Ce consensus peut être résumé simplement selon les termes d’Ambroise de Milan :
Si quelqu’un pratique l’usure, il commet un vol
Ambroise de Milan, De Bono Mortis 32.1
Jusque dans la tradition réformée, on retrouvera cette condamnation univoque même dans les écrits de Musculus. Cependant, Turretin (fin XVIIe siècle) raconte que le consensus doctrinal (réformé) de son époque a déjà changé : l’usure (prêts à taux excessifs) est toujours prescrit, mais le simple prêt est autorisé… à condition qu’il ne soit pas fait par un banquier !
De nos jours, le crédit est devenu la base même de notre économie, quitte à subir des cycles économiques d’expansion-contraction. Les sociétés de crédit à la consommation font des annonces à la télévision. Personne ne pourrait envisager d’acheter de maison sans avoir recours à des crédits. Par ailleurs, la prospérité économique de l’Occident vient en grande partie de l’abandon de cette interdiction du crédit et du prêt bancaire au moment de l’ère Moderne. Rah que ces médiévaux étaient bêtes de refuser le crédit bancaire !
A moins qu’ils n’aient eu une bonne raison de le déclarer immoral. Nous allons explorer dans cet article un de leurs arguments (qui n’est pas le seul) contre le prêt d’argent.
La substance de cet article est tirée du chapitre 3 du livre « Oxford Handbook of Christianity and Economics », livre que je recommande.
Au commencement, Aristote dit
Imaginez que vous êtes un pasteur dans une église du XIVe siècle. Un de vos paroissiens paysans a eu son potager ravagé par les vers blancs, et a donc contracté un emprunt auprès d’un bourgeois (habitant du bourg) pour pouvoir donner à manger à lui et sa famille. Evidemment, l’argent qu’il a emprunté n’a en rien réglé la situation de base, et à présent vous devez gérer un conflit entre le paysan et le bourgeois, parce que le premier ne peut pas rembourser son emprunt au second, particulièrement au taux prohibitif que pratique le bourgeois.
« J’étais contraint d’emprunter cet argent, sinon comment aurais-je pu nourrir ma famille ? Fallait-il que je vende ma fille à un bordel ? » dit le paysan.
« Ce n’est pas mon problème » dit le bourgeois « je ne t’ai absolument pas contraint à accepter ce prêt : tu étais libre de le refuser, et je ne t’ai rien caché quant au taux de 20% que je te demandais. C’est en toute connaissance de cause et volontairement que tu as signé cette reconnaissance de dette. Tu es donc responsable du paiement. »
Que diriez-vous en tant que pasteur ? Le paysan cause un tort au bourgeois, et trahit sa parole en n’honorant pas les termes de sa dette. Et le bourgeois a raison : personne ne l’a forcé à contracté cette dette pour commencer. Qu’il assume donc sa responsabilité, et aille en prison jusqu’à ce qu’il ait tout payé. Mais cela ne paraît pas juste.
Lorsque vous commencez à vouloir appliquer l’éthique biblique dans la réalité, vous êtes vite aux prises avec des notions philosophiques compliquées qui ne sont pas directement abordées dans la Bible. Par exemple, la notion de responsabilité, et son interaction avec la contrainte (ou coercion). C’est à ce moment là que rentre Aristote, et son Ethique à Nicomaque. Dans le livre III, Aristote aborde la question de la responsabilité lorsque l’on est sous contrainte (par exemple, que votre famille est dans la détresse économique). Il donne l’image d’un capitaine de navire qui est contraint de jeter sa cargaison par-dessus bord pendant une tempête. Il qualifie cet acte de mixte, dans le sens où il est à la fois volontaire et involontaire. Dans l’absolu, personne ne voudrait se débarrasser ainsi de sa cargaison, mais poussé par les circonstances, il veut se sauver lui-même en se débarrassant de sa cargaison. Ainsi, le sujet peut être poussé à vouloir (et donc endosser la responsabilité) par la contrainte (qui normalement exclut la responsabilité).
De là, les éthiciens médiévaux font une distinction dans le mode de volonté. Alexandre de Halès dit :
Nous parlons de la volonté selon deux sens différents : il y a la volonté simple et absolue [absoluta et simpliciter] et il y a la volonté comparative ou conditionnelle [voluntas comparativa et conditionalis]. La volonté conditionnelle est présente quand nous ne voulons pas simplement une chose, mais que nous la voulons sous une certaine condition, et sans cette condition nous n’en voudrions pas.
Alexandre de Halès, Somme Théologique, 1.301
Le prêt comme contrainte
Revenons à notre paysan et son problème. Est-ce qu’il a voulu simplement emprunter de l’argent (et sa responsabilité est pleinement engagée), ou bien a-t-il voulu conditionnellement ce prêt (et dans ce cas sa responsabilité est en question) ?
Selon sa volonté absolue, le débiteur ne veut pas que l’usurier reçoive cet argent, mais selon sa volonté comparative il veut donner cet argent à l’usurier parce que l’usurier ne lui fera pas de prêt pour rien. Donc, l’usurier prend ce qui appartient à un autre, contre la volonté de ce dernier, si par « contre la volonté » on comprend la volonté absolue. Ainsi, il est évident que l’usure est du vol.
Guillaume d’Auxerre, Summa Aurea 3.48.1-2
Odd Langholm, l’auteur de l’étude sur laquelle je me base, mentionne un très large accord des sources médiévales autour de cette idée. Il cite les noms de Roland de Crémone, Pierre de Tarentaise (futur Pape Innocent V), Albert le Grand (professeur de Thomas d’Aquin), Thomas d’Aquin (cf de Malo, Q16 a4), Gilles de Lessine, Antonin de Florence, Bonaventure, Richard de Middleton, Jean Duns Scottus, Astesanus d’Asti, François de Meyronne, Bernardin de Sienne, Pierre Olivi. Bref, un sacré consensus, aussi bien chez les dominicains que chez les franciscains.
Et mon prêt immobilier alors ?
Revenons au XXIe siècle. Qu’est-ce que cela signifie pour celui qui emprunte de l’argent en vue de sa maison ?
En premier lieu, il ne semble pas qu’il y ait de contrainte dans le crédit : c’est librement que vous choisissez de contracter un crédit, et aucun banquier ne vous mettra un pistolet sur la tempe pour signer. La loi exige même un délai de 14 jours pour vous permettre de vous rétracter avant de définitivement engager un prêt immobilier. De même, il n’est pas nécessaire d’acheter une maison, et nous ne sommes pas dans la situation du paysan qui ne peut pas manger sans prêt. Il suffit d’en louer une.
Sauf que non.
Premièrement, il est vrai qu’il n’est pas nécessaire d’acheter une maison, et que l’on peut simplement en louer une. Sauf que la propriété est ce que Dieu veut pour l’homme, et ce pour quoi l’homme est fait. Il est donc mauvais de s’opposer ou d’empêcher l’homme d’acquérir une propriété, car c’est contrarier la Loi Naturelle.
Or à partir du moment où l’on veut acquérir une maison, il est nécessaire d’emprunter. Il faut ici faire une distinction entre nécessité première et nécessité seconde. La nécessité première est la nécessité « absolue » : Si vous voulez vivre, alors il est nécessaire de respirer. La nécessité seconde est la nécessité « conditionnelle » : si vous voulez traverser l’océan, bien sûr que vous pouvez le faire à la nage et sans bateau. Mais soyons réalistes : si vous voulez vraiment y arriver, il est nécessaire de façon seconde d’avoir un bateau.
Et c’est ainsi que les prêts immobiliers sont bel et bien contraints, et qu’ils sont donc condamnés par la scolastique médiévale. En effet, les théologiens médiévaux considèrent que dans ce cas, les banquiers prennent avantage de la Loi Naturelle pour réaliser un gain contraint, ce qui est immoral.
Notez bien que j’ai parlé ici des « prêts immobiliers ». Celui qui emprunte de l’argent pour acheter un bien qui n’est pas nécessaire ou alors qu’il peut acheter autrement que par un crédit est pleinement libre de son choix, et dans ce cas, le crédit n’est pas du vol. Ainsi, les offres du type : « Remboursez votre télé en 4 fois » ne sont –en toute rigueur- pas condamnées par cette logique, même si on est en train de jouer avec les limites.
En revanche, il est nécessaire pour l’homme d’avoir un abri, et pour posséder cet abri, il est nécessaire d’avoir recours à un prêt (sauf s’il est millionnaire). Cette double contrainte fait que les emprunts immobiliers sont une infraction au 8e commandement, d’après la théologie médiévale.
0 commentaires
Trackbacks/Pingbacks