Voici une traduction d’un article du philosophe catholique thomiste Edward Feser, où il explique pourquoi l’on devrait condamner la pauvreté tout en acceptant les inégalités économiques. Il dénonce par ailleurs en reprenant les critiques de l’Eglise Catholique (les encycliques du pape Léon XIII) cet écueil du socialisme : confondre pauvreté et inégalités économiques.
Le philosophe Harry Frankfurt est bien connu pour son expertise dans la détection des bullshit. Dans un nouveau livre, il flaire un cas particulièrement néfaste de ce genre : l’idée selon laquelle il y a quelque chose d’intrinsèquement immoral dans les inégalités économiques. Il résume certains points clés dans un extrait du Bloomberg View et une tribune libre sur Forbes.
L’idée fondamentale est très simple et pas vraiment originale (je l’ai déjà formulée moi-même, par exemple ici), mais elle mérite d’être répétée autant de fois que nécessaire, étant donné que beaucoup semblent passer à côté de ce qui est évident. Cette idée, c’est que l’égalité en tant que telle n’est pas forcément une bonne chose, et l’inégalité en tant que telle n’est pas forcément une mauvaise chose. Imaginons que tout le monde soit pauvre, si pauvre qu’il soit difficile pour chacun de satisfaire ses besoins fondamentaux comme se nourrir, se loger ou s’habiller — mais qu’aucun ne possède plus de choses que les autres. Il serait ridicule de dire : « Eh bien, au moins, il y a un côté positif : tout le monde est égal. ». Ou imaginons à l’inverse, que tout le monde ait un niveau de vie au moins équivalent à celui d’un millionnaire moyen, mais que certains soient milliardaires. Il serait tout aussi ridicule de dire : « C’est injuste que tant de gens doivent se contenter de quelques millions quand une minorité profite de milliards. »
Quand les gens dénoncent les inégalités économiques, leur critique n’a de sens sur le plan moral que si leur discours à propos des inégalités sert en réalité de substitut à un autre problème. Bien évidemment, il est logique de s’attrister de ce que certaines personnes vivent dans la pauvreté. Et il est aussi logique de demander — voire d’exiger, dans certains cas et dans une certaine mesure — aux personnes riches de venir en aide à celles qui vivent dans le besoin. Mais le problème ici, n’est pas que les pauvres ont moins que les autres. Le problème, c’est qu’ils ont moins que ce dont ils ont besoin. Autrement dit, le problème, c’est la pauvreté, et non pas l’inégalité.
De la même manière, il est logique de se préoccuper de l’influence disproportionnée sur la vie politique par rapport aux autres citoyens qu’exercent certaines personnes riches. Cette influence provient évidemment de leur fortune. Mais comme le dit Harry Frankfurt, on peut contrer cette influence « par un contrôle législatif, réglementaire et judiciaire approprié ». Et même si cela s’avérait impossible, le problème ne viendrait pas de l’inégalité en tant que telle, mais d’un phénomène qui lui est seulement associé de manière contingente.
Il est d’ailleurs tout à fait logique de dire que la richesse s’accompagne de certains aléas moraux. Un homme riche peut, s’il n’y prend pas garde, devenir trop absorbé par les affaires et les préoccupations matérielles, accorder trop d’importance aux biens de ce monde et pas assez aux choses plus nobles. Il risque ainsi de gagner le monde aux dépens de son âme ». C’est pour cela que le Christ enseignait qu’il est plus facile pour un chameau de passer par le trou d’une aiguille que pour un riche d’entrer dans le royaume de Dieu. Mais ce n’est pas parce qu’être riche est en soi un mal. C’est parce que la suffisance, le matérialisme, et le fait d’être tourné uniquement vers ce monde (this-worldly) sont des choses profondément mauvaises. Or, beaucoup de personnes riches ne sont pas concernées par ces choses. Et surtout, le vrai problème ici n’a rien à voir avec les inégalités.
Pourtant, beaucoup insistent sans cesse sur les inégalités en tant que telles — et pas seulement ceux qui se disent socialistes. Par exemple, le fameux « principe de différence » du philosophe politique libéral John Rawls ne cherche pas à réduire la pauvreté ou à limiter une influence politique indue. Certes, ce principe tolère certaines inégalités, mais il en rejette d’autres, non pas parce qu’elles causent de la pauvreté ou une influence politique indu, mais tout simplement parce qu’elles sont des inégalités.
On aurait dit lors d’un débat entre candidats à la présidentielle de 2008 que c’est l’inégalité en tant que telle qui dérangeait Barack Obama. L’animateur Charles Gibson lui a rappelé que les recettes fiscales ont parfois augmenté lorsque les taux d’imposition sur les plus-values ont baissé, et qu’elles avaient diminué quand ces taux avaient monté. Il lui a alors demandé pourquoi, dans ce cas, Obama voulait quand même augmenter ces taux. Et voici ce qu’Obama a répondu :
J’envisagerais d’augmenter les impôts sur les plus-values au nom de l’équité.
Nous avons vu un article aujourd’hui indiquant que les 50 principaux gestionnaires de fonds spéculatifs ont gagné 29 milliards de dollars l’an dernier — 29 milliards pour 50 personnes. Et une partie du problème, c’est que ceux qui savent manipuler le marché boursier et accumuler des fortunes en plus-values paient un taux d’imposition plus faible que leurs secrétaires. Ce n’est pas juste.
Fin de citation. Obama n’a pas contesté les faits avancés par Gibson. Et même quand Gibson a insisté pour qu’il justifie sa réponse, étant donné que la baisse des taux pourrait justement augmenter les recettes fiscales, Obama s’est contenté de répondre : « Cela pourrait arriver, ou non. », selon les circonstances. Mais si, comme Gibson le suggérait, l’État percevait effectivement plus d’impôts grâce à une baisse des taux, ce qui permettrait potentiellement de financer des programmes qui profiteraient aux secrétaires, qu’y aurait-il d’« injuste » à ce que les gestionnaires de fonds gagnent beaucoup qu’eux ? Il est difficile de voir ce qu’Obama pourrait dire d’autre à part que cette inégalité est injuste en elle-même.
Selon la loi naturelle, nous avons le grave devoir d’aider ceux qui vivent dans la pauvreté. Mais nous devons aussi reconnaître que l’inégalité fait tout simplement partie de l’ordre naturel des choses. Ces deux choses — la pauvreté et l’inégalité — n’ont en réalité en soi aucun rapport. Le pape Léon XIII a exprimé cette position de manière brillante dans son encyclique Quod Apostolici Muneris de 1878 consacrée au socialisme. Il y réaffirme vigoureusement le devoir qu’ont les riches d’aider les pauvres, tout en condamnant avec autant de vigueur le socialisme, qu’il qualifie de « mal », de « pervers » et de « fléau ». De plus, l’un des problèmes qu’il soulève à propos du socialisme est précisément son égalitarisme.
Tandis que les socialistes présentent le droit de propriété comme étant une invention humaine, répugnant à l’égalité naturelle entre les hommes, tandis que, prêchant la communauté des biens, ils proclament qu’on ne saurait supporter patiemment la pauvreté et qu’on peut impunément violer les possessions et les droits des riches, l’Eglise reconnaît beaucoup plus utilement et sagement que l’inégalité existe entre les hommes naturellement dissemblables par les forces du corps et de l’esprit, et que cette inégalité existe même dans la possession des biens; elle ordonne, en outre, que le droit de propriété et de domaine, provenant de la nature même, soit maintenu intact et inviolable dans les mains de qui le possède (Non souligné dans l’original)
De la même façon, Léon affirme dans Rerum Novarum (1891) que sous un régime socialiste :
La porte serait grande ouverte à l’envie réciproque, aux manoeuvres diffamatoires, à la discorde. Le talent et l’esprit d’initiative personnels étant privés de leurs stimulants, la richesse, par une conséquence nécessaire, serait tarie dans sa source même. Enfin le mythe tant caressé de l’égalité ne serait pas autre chose, en fait, qu’un nivellement absolu de tous les hommes dans une commune misère et dans une commune médiocrité […]
Tous les citoyens sans exception doivent apporter leur part à la masse des biens communs qui, du reste, par un retour naturel, se répartissent de nouveau entre les individus. Néanmoins, les apports respectifs ne peuvent être ni les mêmes, ni d’égale mesure. Quelles que soient les vicissitudes par lesquelles les formes de gouvernement sont appelées à passer, il y aura toujours entre les citoyens ces inégalités de conditions sans lesquelles une société ne peut ni exister, ni être conçue […]
Mais enlever de force le bien d’autrui, envahir les propriétés étrangères sous prétexte d’une absurde égalité, sont choses que la justice condamne et que l’intérêt commun lui-même répudie. (Non souligné dans l’original)
Rappelons que le pape écrivait à une époque où le niveau de vie des pauvres dans le monde occidental était bien plus faible qu’il ne l’est aujourd’hui. Et pourtant, il tenait ces propos tout en rappelant, dans Quod Apostolici Muneris que l’Église :
Fait un strict devoir aux riches de donner leur superflu aux pauvres, et elle les effraye par la pensée du divin jugement, qui les condamnera aux supplices éternels s’ils ne subviennent aux nécessités des indigents.
Et en affirmant dans Rerum Novarum que :
Les fortunés de ce monde sont avertis que les richesses ne les mettent pas à couvert de la douleur, qu’elles ne sont d’aucune utilité pour la vie éternelle, mais plutôt un obstacle, qu’ils doivent trembler devant les menaces insolites que Jésus-Christ profère contre les riches ; qu’enfin il viendra un jour où ils devront rendre à Dieu, leur juge, un compte très rigoureux de l’usage qu’ils auront fait de leur fortune.
Cette insistance sur la distinction très nette entre le souci des pauvres et le souci de l’égalité en tant que telle reflète justement la clarté et la réflexion minutieuse qu’on attend de la part de l’homme qui a aussi écrit Aeterni Patris et relancé, de ce fait, la tradition scolastique dans la vie intellectuelle catholique.
Quoi qu’il en soit, il est rassurant de voir que certains philosophes universitaires contemporains, issus du courant dominant, apportent aussi un peu de clarté sur ce sujet. Se plaindre des inégalités économiques, constitue au mieux une immense perte de temps qui ne peut qu’alimenter une pensée confuse sur la pauvreté et d’autres questions d’ordre moral ou politique. Au pire, c’est un masque pour l’envie, qui est mauvaise.
Illustration : Bonifacio De’ Pitati, Le mauvais riche et le pauvre Lazare, huile sur toile, entre 1535 et 1540 (Venise, Galerie de l’Académie).
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