Cet article est la première partie d’une traduction de Reason Diabolical, Reason Divine: Melanchthon on Philosophy, Humanism and Scripture de Eric Hutchinson. Eric Hutchinson est maître de conférences en lettres classiques et directeur des programmes des études collégiales au Hillsdale College. Ses recherches portent sur la littérature latine de la fin de l’Antiquité et du début de la modernité, et il contribue régulièrement à The Calvinist International.
Cet article a été publié dans le volume II, numéro 4 d’Ad Fontes, le magazine de l’institut Davenant.
Introduction
Je commence par une citation. Je l’ai déjà utilisée dans une publication, mais elle a une telle valeur informative que je ne peux pas renoncer à la réutiliser ici. La citation est celle d’un polémiste américain du XIXe siècle dont le lit semble n’avoir pas de côté droit pour se lever. Je parle, bien sûr, d’Oreste Brownson. Brownson dit :
Voici le grand fait que les théologiens protestants négligent toujours. En réalité, ils présentent toujours la nature et la grâce comme deux puissances antagonistes, et supposent que la présence de l’une signifie la destruction physique de l’autre. Luther et Calvin, las des bonnes œuvres et se dérobant aux efforts nécessaires pour acquérir les vertus personnelles prescrites par la catholicité, ont commencé leur soi-disant réforme en affirmant la dépravation totale de la nature humaine et en soutenant que le péché originel impliquait la perte de la raison et du libre arbitre, réduisant physiquement l’homme à la condition d’animaux irrationnels, et surajoutant la peine de la culpabilité. Ici, dès le début, ils ont nié la raison naturelle, toute religion naturelle et toute moralité naturelle, ils ont ainsi affirmé pour l’homme dans l’ordre naturel, laissé à ses pouvoirs et à ses facultés naturels, un scepticisme universel et une indifférence morale ; car sans raison il ne peut y avoir de croyance, et sans libre arbitre aucune obligation morale, aucune différence morale dans les diverses actions1.
BROWNSON, Orestes, “Protestantism in a Nutshell,” dans Essays and Reviews Chiefly on Theology, Politics and Socialism (New York : D. & J. Sadlier, 1852), p. 251 (italique de l’éditeur).
M. Brownson se trompe à tant de niveaux dans sa critique qu’il serait difficile de les cataloguer tous. Et pourtant, son point de vue n’en est pas moins répandu. (G.K. Chesterton, pour sa part, a accusé les disciples de Jean Calvin d’être des rationalistes – autrement dit, le contraire de ce que Brownson suggère ; on ne peut que hausser les épaules2). Il y a un certain nombre de raisons, je dirais, pour lesquelles l’opinion générale et apparemment savante est arrivée à cette conclusion — elles couvrent à peu près tout, des polémiques irresponsables et coupables jusqu’à l’amnésie généralisée des protestants à l’égard de leur propre héritage. Mais la conclusion, malgré toute sa popularité, est, si je peux utiliser un terme technique, « fausse ». Ou, dans le langage de notre temps, c’est un « fait alternatif ».
Pourtant, cette critique, ou des versions similaires, se trouve aussi dans des sources qui se veulent savantes — en particulier dans les traitements de la loi naturelle — et elle était déjà formulée par des personnalités éminentes au XVIe siècle, notamment l’humaniste néerlandais Érasme, qui accusait souvent les luthériens de détruire les bonae litterae3, les arts humains ou l’apprentissage libéral. Par exemple, dans une lettre adressée à Martin Luther en avril 1526, Érasme écrit :
Mais ce qui me fait terriblement souffrir, ainsi que tous les braves gens, c’est que votre nature arrogante, insolente et rebelle a plongé le monde dans des conflits meurtriers, que vous avez opposé aux braves gens et aux amoureux des lettres, un ensemble de pharisiens malveillants, et que vous avez armé les méchants et les turbulents pour qu’ils se rebellent…4
Dans une lettre de 1528 à Mélanchthon, il écrit :
Si seulement Luther avait évité les occasions de sédition et avait appelé aux bonnes mœurs avec autant de véhémence que pour la défense de ses dogmes ! Comme je ne vois pas de remède à ces tumultes, je viens en aide aux belles-lettres (bonis litteris) autant qu’il m’est permis ; néanmoins, il me semble entrevoir leur destruction5.
Lorsqu’il écrivait à un non-luthérien, il pouvait être encore plus direct. Ainsi, dans une lettre de 1528 à Nicholas Varius, il pouvait dire :
Je déteste ces évangéliques pour de nombreuses raisons, mais surtout pour la suivante : parce que par leur action les bonae literae sont faibles, ils se refroidissent, ils reposent sur le sol, ils périssent ; et qu’est-ce que la vie humaine sans eux ? Ils aiment l’argent et une femme ; ils considèrent que tout le reste ne vaut pas un cheveu6.
Il est vrai que la façon de parler de Luther se prêter parfois à des gloses comme celles d’Erasme. Par exemple, Luther a par moment appelé la raison « l’épouse du diable » et « la belle putain », et s’est adressé à elle en disant « toi, la putain galeuse et lépreuse, toi, la sainte raison ». Encore une fois, c’est « la plus grande putain que le diable ait ». « Tu es une putain maudite », dit-il, « ferme-la ! ». Une fois encore : « la raison est la prostituée du diable et ne peut rien faire d’autre que de calomnier et de déshonorer ce que Dieu fait et dit7 ».
D’autre part, comme l’a noté Pekka Kärkkäinen : « Dans Disputation on the Human Being (1536), Luther fait l’éloge de la raison comme étant le plus excellent don de Dieu, voire comme quelque chose de divin chez les humains8 », et il poursuit en l’appelant « le découvreur et le gouverneur de tous les arts, de la médecine et des lois, et de toute la sagesse, la puissance, la vertu et la gloire que possèdent les hommes dans cette vie… Dieu n’a pas non plus ôté cette majesté à la raison après la Chute, mais l’a plutôt confirmée9 ». Luther était également capable de dire ce qui suit dans une lettre au poète de Wittenberg, Eobanus Hessus en 1523 :
Je suis persuadé que sans la connaissance de la littérature, une théologie pure ne peut pas du tout durer, tout comme jusqu’à présent, lorsque les lettres ont décliné et se sont affalées, la théologie aussi a misérablement décliné et s’est affalée ; non, je vois qu’il n’y a jamais eu de grande révélation de la Parole de Dieu à moins qu’Il n’ait d’abord préparé le chemin par l’essor et la prospérité des langues et des lettres, comme si elles étaient Jean-Baptiste. Il n’y a, en effet, rien que je ne souhaite moins que de voir s’opérer au détriment de nos jeunes un manque d’étude de la poésie et de la rhétorique. Je souhaite certainement qu’il y ait le plus grand nombre possible de poètes et de rhétoriciens, car je constate que, par ces études, comme par aucun autre moyen, les gens sont merveilleusement aptes à saisir la vérité sacrée et à la manipuler avec habileté et bonheur… Alors que le Christ vit, je suis souvent en colère contre moi-même parce que mon âge et mon mode de vie ne me laissent pas le temps de m’occuper des poètes et des orateurs. Je m’étais acheté un Homère pour devenir Grec.
LUTHER, Martin, Lettre 580 dans Smith and Jacobs, Luther’s Correspondence, p. 176.
Que se passe-t-il ici ?
Pour répondre à cette question, concentrons-nous, comme si nous faisions un exercice d’histoire intellectuelle constructive, sur certains aspects particuliers du problème que l’on rencontre souvent dans les récits critiques des réformateurs protestants, ouvertement polémiques ou non : Comment les protestants peuvent-ils philosopher ? Comment peuvent-ils soutenir les arts libéraux ? Comment peuvent-ils promouvoir une doctrine de la loi naturelle ? Ce sont là autant d’entreprises dans lesquelles les protestants se sont en fait engagés au XVIe siècle : ils philosophent ; ils soutiennent vigoureusement les arts libéraux, notamment par le développement de nouvelles institutions éducatives plus humanistes et la réforme des programmes d’études ; ils défendent rigoureusement la validité de la loi naturelle.
Mais dès le départ, il semble que nous nous heurtions à des contradictions sur les principes des protestants eux-mêmes. Utilisons comme une synecdoque ce que l’on appelle habituellement les principes formels et matériels de la Réforme, sola scriptura et sola fide. Le sola scriptura, c’est-à-dire le principe selon lequel l’Écriture est l’autorité suprême du chrétien en matière de foi et de vie, n’anéantit-elle pas toute autorité non biblique, y compris l’autorité de la raison ou d’une tradition intellectuelle ? Et le sola fide — le principe selon lequel l’homme n’est accepté de Dieu qu’en raison de la justice imputée du Christ, reçue par la foi — ne rend-elle pas l’action morale superflue ? Dans les citations ci-dessus, Luther semble (semble !) dire à la fois « oui » et « non ». Mais est-ce vraiment le cas ? Est-il (et d’autres comme lui) pris dans un dilemme contradictoire et donc irréconciliable ?
Ce que je soutiendrai, c’est que, aussi paradoxal que cela puisse paraître au premier abord, ce sont précisément la doctrine du sola Scriptura et de la justification sola fide, toutes deux comprises par la dialectique luthérienne et mélanchthonienne de l’opposition entre la Loi et l’Évangile, qui fournissent la légitimité de la philosophie morale et des arts libéraux dans la compréhension magistérielle protestante, tout en rendant intelligibles les critiques de Luther et de Mélanchthon sur la « raison » et la philosophie. Certains travaux du collègue de Luther, Philippe Mélanchthon, qui est bien connu mais pas autant qu’il devrait l’être, peuvent clarifier la façon dont les pièces de ce puzzle s’emboîtent les unes dans les autres10.
Mélanchthon, la Raison et la Philosophie
Comme Luther, Mélanchthon n’a pas forcément parlé en bien de la philosophie, ou du moins de certains types de philosophie. Il faut donc reconnaître d’emblée qu’il est vrai qu’au début de sa carrière à Wittenberg, où il est arrivé en 1518, Mélanchthon, de concert avec Luther, s’est fortement opposé à l’aristotélisme contemporain qui, dans ses diverses permutations, était encore la principale force philosophique du monde universitaire. Mais il est important de noter ce que cela signifiait, et ce que cela ne signifiait pas. Nicole Kuropka évoque deux raisons pour lesquelles la philosophie, et Aristote en particulier, ont été critiqués : la théologie et la philologie11. La première raison, davantage associée à Luther (mais pas exclusivement), consiste à affirmer qu’Aristote a corrompu la foi en pervertissant l’enseignement de l’Écriture au sujet de la justice et de la justification au profit d’une fausse doctrine de la justice par les œuvres. (Ce n’est pas mon propos ici de trancher cette controverse ; mon souci actuel est l’archéologie historique). Pour la seconde, associée davantage à Mélanchthon, l’idée est que la compréhension exacte d’Aristote était rendue difficile par l’utilisation de traductions latines corrompues, et le premier desideratum était donc d’obtenir un texte grec exact de la Stagirite. C’était une tâche que Mélanchthon lui-même souhaitait entreprendre. Nous ne devons pas passer trop vite sur la signification de ce fait. Déjà à son arrivée à Wittenberg, et même avant, pendant son séjour à Tübingen, Mélanchthon ne souhaitait pas abandonner l’étude d’Aristote, mais la rajeunir.
Il est néanmoins vrai qu’Aristote est devenu une sorte de bête noire pour Mélanchthon entre 1519 (peu après son arrivée à Wittenberg) et 1525, comme l’a également souligné Kuropka, et Aristote a disparu pendant un certain temps du programme d’études de Wittenberg, même si Mélanchthon a continué à encourager vigoureusement l’étude des arts libéraux (il convient donc de noter dans cette période une distinction et une séparabilité entre les deux, qui n’ont pas existées par la suite12). Il était alors convaincu de la critique théologique d’Aristote, et en particulier de l’utilisation d’Aristote pour la compréhension de la doctrine du salut. Il résume ses objections dans une lettre adressée à Nicolas von Amsdorf en 1520 :
Voilà déjà longtemps que le divin Paul avait prévu que les traditions philosophiques ébranleraient les principes du christianisme. C’est pourquoi il s’insurge vivement contre les autres enseignements humains et, écrivant aux Colossiens, la bouche grande ouverte, il enseigne ouvertement que la prudence est nécessaire : « Prenez garde que personne ne fasse de vous sa proie par la philosophie ». Et si l’oracle de l’Apôtre avait eu raison, puisque les votes des anciens étaient méprisés, par lesquels la philosophie, avec un accord stupéfiant, fut condamnée13.
Il convient d’observer deux éléments en rapport avec ce passage. Tout d’abord, il sert de préface à l’ouvrage Les Nuées d’Aristophane. Tous ceux qui ont lu la pièce savent que son humour tourne en dérision la philosophie, y compris la philosophie naturelle, et en particulier celle de Socrate lui-même. Deuxièmement, l’apparent rejet de la philosophie par Mélanchthon semble avoir un bon support scripturaire. Il invoque Colossiens 2:8 : « Prenez garde que personne ne fasse de vous sa proie par la philosophie ». C’est un verset sur lequel nous reviendrons. En attendant, on peut noter que son usage dans les discussions contre la philosophie a une longue histoire. Augustin, par exemple, l’emploie ainsi dans les Confessions 3.4.8. Il est cependant intéressant de noter que la citation de ce passage par Augustin se situe au milieu de son éloge de l’Hortensius (aujourd’hui perdu), un éloge de la protreptique de Cicéron envers la philosophie. Cela nous indique que déjà dans l’usage traditionnel de Colossiens 2:8, il se passe quelque chose de plus complexe que ce que l’on pourrait croire à première vue, et cela est également vrai dans le cas de Mélanchthon, comme nous allons le voir.
Toutefois, même si c’était le cas, son opposition à ce qu’il appelle ici la « philosophie » est malgré tout prononcée, et ne semble pas laisser beaucoup de marge de manœuvre. Mais les choses ont changé pour Mélanchthon au cours des années 1520, bien que les développements qui aient eu lieu ne l’aient pas rendu plus sympathique à la scolastique de la fin du Moyen Âge. Et, ce qui a changé, ce sont les circonstances extérieures et la compréhension que Mélanchthon avait de la foi luthérienne naissante – deux causes qui étaient liées l’une à l’autre et qui se sont développées en tandem.
Premièrement, en ce qui concerne les circonstances extérieures : au début des années 1520, Wittenberg fut secouée par des troubles civils. Vers la fin de l’année 1521 se produisit ce que l’on appelle le « mouvement de Wittenberg », dans lequel Andreas Karlstadt et Gabriel Zwilling se réclamèrent de Luther et demandèrent la mise en œuvre immédiate de ce qu’ils croyaient être les réformes prévues par Luther, telles que la communion sous les deux espèces et la destruction des images. Ils ont également appelé les étudiants à quitter l’université. Leur prédication a provoqué des émeutes d’étudiants excités (du moins de ceux de gauche) et de citadins. À peu près à la même époque, Wittenberg a vu l’arrivée des soi-disant “prophètes de Zwickau” qui ont revendiqué une révélation immédiate de Dieu et ont tenté de précipiter d’autres réformes. Tout cela fut suivi par l’anarchie de la guerre des paysans (qui prit fin en mai 1525) et le malaise de Mélanchthon face aux pratiques anabaptistes radicales qu’il découvrit lors d’une visite en Thuringe (en été 1527). Ces événements ont fait prendre conscience de la nécessité de la paix et de l’ordre civil, et de l’état de droit14, ce que Mélanchthon n’avait jamais remis en question, mais les activités des radicaux ont fait de la paix et de l’ordre en tant que biens divins une nécessité.
En ce qui concerne la cause interne du changement de Mélanchthon, je pense qu’elle peut être attribuée à sa compréhension croissante et utilisation plus vigoureuse de la distinction entre la Loi et l’Évangile. Mélanchthon avait très tôt embrassé l’enseignement protestant et soutenu vigoureusement la doctrine de Luther sur la justification par la foi seule, c’est-à-dire le pardon gratuit des péchés par Dieu à ceux qui ont confiance en Christ. Mais parce que la “philosophie” s’était tellement empêtrée dans des questions de théologie et de justice devant Dieu et qu’il lui avait été donné, dans l’esprit de Mélanchthon, un rôle décisionnel à jouer dans la résolution de ces questions, il fallait s’opposer aux philosophes — par lesquels nous entendons ici Aristote et surtout ses interprètes scolastiques15 — parce qu’ils obscurcissaient l’Évangile. Dans les années 1520, il semble avoir reconnu plus profondément et plus clairement que l’évangile luthérien ne nécessitait pas une opposition à l’étude philosophique après tout ; une telle étude devait simplement être mise à sa juste place.
Encore une fois, l’Évangile est l’annonce du pardon gratuit de Dieu en Christ. Tout le reste est loi. L’Évangile ne peut être découvert par la raison ou le génie humain — et en ce sens, la philosophie n’a rien à voir avec lui. Mais ce fait n’empêche pas la philosophie et la raison de jouer un rôle positif dans tous les autres aspects de la vie humaine. La philosophie est une chose bonne et utile, à condition qu’elle reste dans le domaine qui lui est propre, c’est-à-dire en dehors de la doctrine du salut16. La distinction fondamentale entre la loi et l’Évangile est déjà présente dans l’édition de 1521 des Loci communes, mais Mélanchthon la déploie avec beaucoup plus d’efficacité et de profondeur dans les années qui suivent, donnant à l’étude de la philosophie et des arts leur place sous cette rubrique générale. Ainsi, la réappropriation de la philosophie par Mélanchthon comme faisant partie du domaine de la loi permet de la sauver pour la réorienter à des fins chrétiennes.
J’ai dit plus haut que les causes externes et internes des changements dans la rhétorique de Mélanchthon sur la philosophie étaient liées ; permettez-moi maintenant de suggérer en quoi cela est vrai. Le radicalisme des anabaptistes et autres fauteurs de troubles dans les années 1520 a été causé par ce qui était, pour Mélanchthon, un malentendu sur la justification par la foi seule. C’est-à-dire que les radicaux ont absolutisé et externalisé la liberté de l’Évangile de telle manière qu’ils prétendaient n’être plus soumis à aucune contrainte humaine ou à aucune loi. Selon Mélanchthon, il s’agissait bien sûr d’une mauvaise compréhension de la loi et de l’évangile. L’Évangile avait à voir avec le fait que l’homme se tenait devant Dieu. En l’acceptant, l’homme intérieur était libéré de la peine due pour le péché et de la terreur du jugement de Dieu. Mais l’homme devait encore vivre dans le monde, c’est-à-dire dans la société civile temporelle.
Et la société civile et temporelle n’est pas régie par l’Évangile, mais par la loi. Quand on se rappelle que tout « ce qui n’est pas Évangile » est « loi », on voit plus facilement la nouvelle place qu’il a trouvée pour la philosophie. Car que fait la philosophie, pour Mélanchthon ? Elle nous enseigne des préceptes moraux ; elle nous enseigne sur tous les arts ; elle nous enseigne sur la providence de Dieu dans le monde extérieur à travers la nature et le mouvement des corps célestes. Ainsi, comme l’a démontré Sachiko Kusukawa dans The Transformation of Natural Philosophy, la philosophie est utile précisément pour contrer l’anarchie anabaptiste et la compréhension extériorisée de la liberté de l’évangile, car la philosophie inculque l’obéissance civile et l’ordre dans la vie temporelle de l’homme17. Pour Mélanchthon, c’est une grande bénédiction : la loi est le don de Dieu aussi bien que l’Évangile.
Alors que Mélanchthon parvenait à cette compréhension plus développée, il est intéressant de noter que c’est dans le même verset de Colossiens (2:8), mentionné ci-dessus dans la préface de Les Nuées d’Aristophane, qu’il a trouvé un soutien — c’est-à-dire un soutien à son plaidoyer désormais public pour l’enseignement de la philosophie, y compris d’Aristote, qui est d’ailleurs devenu un centre d’intérêt régulier pour lui à partir de ce moment. L’étude philosophique, comme il s’est avéré, était en fait soutenue par la Bible. L’intense réflexion de Mélanchthon sur ce verset se révèle dans des sources clés du milieu jusqu’à la fin des années 1520, dans lesquelles sa lecture aiguisée du passage est évidente.
>> La deuxième partie de l’article peut être lue ici.
- Toutes les citations de cet article sont traduites par nos soins[↩]
- Voir CHESTERTON, G.K., Orthodoxy, New York : John Lane Company, 1909, pp. 27-28. Le passage montre Chesterton dans ce qu’il a de plus absurde.[↩]
- L’orthographe habituelle dans les citations ci-dessous.[↩]
- LUTHER, Martin, Lettre 729 dans Preserved Smith and Charles M. Jacobs, éditeurs et traducteurs, Luther’s Correspondence and Other Contemporary Letters, vol. 2, Philadelphie : The Lutheran Publication Society, 1918, p. 369.[↩]
- LUTHER, Martin, Lettre 1944 dans P.S. Allen and H.M. Allen, éditeurs, Opus Epistolarum Des. Erasmi Roterodami, vol. 7, Oxford : Oxford University Press, 1928, p. 321. Traduction du latin de l’éditeur.[↩]
- LUTHER, Martin, Lettre de 1973, ibid., p. 360. Traduction depuis le latin par l’éditeur. Sur cette question, voir RUMMEL, Erika, The Confessionalization of Humanism in Reformation Germany, Oxford : Oxford University Press, 2000, pp. 31-34.[↩]
- Toutes, sauf la dernière, sont tirées du dernier sermon de Luther à Wittenberg (17 janvier 1546), qui a été écrit par Georg Rörer : voir LUTHER, Martin, , Luther’s Works, vol. 51, DOBERSTEIN, John (éd. et trad.), Philadelphie : Fortress Press, 1959, p. 374, p. 376. La dernière est tirée de la deuxième partie de MARTIN, LUTHER, Against the Heavenly Prophets, Luther’s Works, vol. 40, BERGENDORF,Conrad (éd. et trad.), Philadelphie : Fortress Press, 1958, pp. 174-175. Pour Luther et les classiques, voir Carl P.E. Springer, Luther’s Aesop, Kirksville, MO : Truman State University Press, 2011, pp. 1-34.[↩]
- KÄRKKÄINEN, Pekka, “Philosophy among and in the Wake of the Reformers: Luther, Melanchthon, Zwingli, and Calvin”, dans LAGERLUND, Henrik et HILL, Benjamin, The Routledge Companion to Sixteenth Century Philosophy, New York : Routledge, 2017, p. 195.[↩]
- LUTHER, Martin, Die Disputation de homine, dans WA 39, p. 175 (thèses 5 et 9). Traduction du latin par l’éditeur.[↩]
- Il convient toutefois d’observer que de nombreux autres — tels que Jérôme Zanchi, Pierre Martyr Vermigli et Jean Calvin — pourraient également le faire.[↩]
- KUROPKA, Nicole, “Philip Melanchthon and Aristotle”, par WENGERT ,Timothy J. (trad.), Lutheran Quarterly 25 (2011), p. 16. Pour le reste de ce paragraphe, voir pp. 16-27.[↩]
- KUROPKA, Nicole, “Philip Melanchthon and Aristotle”, p. 17.[↩]
- Cette lettre a servi de préface à la publication de Les Nuées d’Aristophane (Corpus Reformatorum 1, p. 274-275). Kuropka fait référence à la lettre (« Philip Melanchthon and Aristotle », 25 n. 5), mais ne la cite pas. La traduction est celle de l’éditeur. L’argument de Mélanchthon semble ici être que les gens devraient écouter Paul, puisqu’ils n’ont pas écouté le jury athénien qui a condamné la philosophie en la personne de Socrate lorsqu’ils l’ont jugé coupable de corruption de la jeunesse (entre autres accusations) et ont choisi de l’exécuter. Bien qu’Aristote ne soit pas nommé dans ce passage, il est le principal vecteur par lequel les « enseignements humains » corrompent l’Évangile, sur lequel voir ci-dessous.[↩]
- Pour un résumé dans ce paragraphe, voir KUSUKAWA, Sachiko, The Transformation of Natural Philosophy : The Case of Philip Melanchthon, Cambridge : Cambridge University Press, 1995, pp. 51-65.[↩]
- Les deux ne sont évidemment pas identiques, et on pourrait dire que lorsque Mélanchthon fait référence au premier dans des contextes théologiques, il signifie très souvent (mais pas toujours) le second.[↩]
- Pour un exemple de ce que Mélanchthon essaie d’éviter, voir l’anecdote suivante : “… [Theobald] Thamer est venu à Wittenberg en 1553 et a présenté son enseignement devant Mélanchthon. Thamer avait abandonné la justification par la foi seule en faveur de l’opinion selon laquelle Dieu était mieux reconnu dans les écrits d’Aristote que dans ceux de Luther, car Aristote contenait tous les articles de foi en ce qu’il décrivait le chemin vers Dieu comme un chemin de vertu, de sorte que la justice aux yeux de Dieu était atteinte par un comportement correct” (KUROPKA, Nicole, “Melanchthon and Aristotle”, p. 22).[↩]
- KUSUKAWA, Sachiko, Transformation, pp. 27-74.[↩]
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