La tradition réformée contre la laïcité
20 octobre 2020

Dans son clip de présentation mis en ligne l’an dernier, la Fédération Protestante de France tâchait de présenter la « belle diversité » et la « fraternité XXL » portée par le protestantisme. Elle concluait sur ces mots :

Faisons vivre la fraternité, pour ensemble porter le message de l’évangile au cœur de la société en prenant notre part […] puisant ses sources spirituelles et ses ressources vives pour avancer ensemble dans les forces du protestantisme.

J’ai partiellement grandi avec ce message (surtout vers la fin de l’adolescence) : le protestantisme fut le premier à défendre la liberté de conscience, a introduit pour la toute première fois la tolérance dans la société occidentale contre les méchants papistes, fut la lumière qui mena aux Lumières… je suppose que vous connaissez le discours.  Aujourd’hui, même l’Église romaine déclare :

Le Concile Vatican II a engagé l’Église catholique dans la promotion de la liberté religieuse. La Déclaration Dignitatis humanae précise dans son sous-titre qu’elle entend proclamer le « droit de la personne et des communautés à la liberté sociale et civile en matière religieuse ». Afin que cette liberté voulue par Dieu et inscrite dans la nature humaine puisse s’exercer, elle ne doit pas être entravée, étant donné que « la vérité ne s’impose que par la force de la vérité elle-même ». La dignité de la personne et la nature même de la recherche de Dieu exigent pour tous les hommes l’immunité de toute coercition dans le domaine religieux. La société et l’État ne doivent pas contraindre une personne à agir contre sa conscience, ni l’empêcher d’agir en conformité à celle-ci. La liberté religieuse n’est pas une licence morale d’adhérer à l’erreur, ni un droit implicite à l’erreur.

Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise, § 421.

Mais j’ai commencé à douter de cette petite musique lorsque j’ai lu dans la confession de foi de la Rochelle :

Dans ce but, Dieu a mis le glaive dans la main des magistrats pour réprimer les péchés commis non seulement contre la seconde Table des commandements de Dieu, mais aussi contre la première.

Confession de la Rochelle, § 39.

Comment ça « aussi la première » ? Faut-il punir aussi la non-adhésion au christianisme et le travail le dimanche ? Mais je croyais que le protestantisme défendait la tolé…

Sous ces belles couleurs et beaux prétextes les sectaires infusent leur poison. Par cela j’entends cette “tolérance” pernicieuse, provoquant Dieu, défigurant la vérité, ruinant l’Eglise et secouant l’Etat”

Georges Gillespie, L’entière sévérité réconciliée avec la liberté chrétienne.

Ah. C’est donc bien ce que je pensais : le protestantisme (réformé) historique n’est pas un champion de la tolérance religieuse. Le but de cet article est de déballer cet essai que j’ai cité dernièrement, afin que vous découvriez les arguments de nos pères, et pourquoi ils étaient étrangers à ce qui nous paraît naturel aujourd’hui. Notez qu’il s’agit ici de l’exposition d’un essai, et non de ma position propre.

Voici donc le contenu et les arguments que Georges Gillespie, presbytérien écossais de 1645, déploie contre cette « tolérance pernicieuse ».

Plan de l’œuvre

L’entière sévérité…  est un essai d’une quarantaine de pages, accessible gratuitement, écrite en pleine guerre civile anglaise, où des enjeux politiques se mélangeaient à la ferveur religieuse très intense des puritains. Il suit le plan suivant :

  1. Position réformée sur la tolérance religieuse
    1. Position romaine
    2. Position laïque
    3. Position réformée en 4 arguments
  2. Réponses aux objections
    1. Celles de Bloudy Tenent de Roger Williams
    2. Celles de Compassionate Samaritan de William Walmyn
  3. Conclusion : Distinctions dans l’exercice de la tolérance, exhortation à privilégier « l’accommodement » à la tolérance.
Georges Gillespie (1645)

1.      Position réformée sur la tolérance religieuse

Georges Gillespie prétend tenir une position « intermédiaire » entre le catholicisme romain et les Lumières. Il définit ainsi la position romaine :

La première opinion est celle des papistes, qui tiennent que non seulement ce n’est pas un péché, mais un bon service rendu à Dieu d’extirper par le fer et le feu, tous ceux qui sont des adversaires ou des opposants à l’Église et la religion catholiques.

Et la position laïque :

La seconde opinion est en défaut, autant que la première est en excès : c’est celle-ci : que le Magistrat ne doive infliger aucune punition, ni mettre en œuvre aucune mesure coercive contre les hérétiques et les sectaires, mais au contraire leur accorder la liberté et la tolérance.

Vous aurez reconnu notre laïcité française (qui, comme toutes les bonnes idées françaises, est anglo-saxonne à la base). Et pour la position réformée défendue par Gillespie :

La troisième opinion est que le Magistrat peut et doit exercer son pouvoir de coercition pour supprimer et punir les hérétiques et les sectaires, plus ou moins, selon la nature et le degré de l’erreur, schisme, obstination et danger de séduction qu’elle requiert.

Il le défend par 4 arguments :

  1. Deutéronome 13:6-9 qui prescrit l’exécution capitale de ceux qui séduiraient Israël pour aller vers d’autres dieux.
  2. L’exemple de Moïse qui tua les idolâtres en Exode 32:27, d’Élie qui égorgea les prophètes de Baal (1 R 18), Asa qui fit de même en 2 Chroniques 15:13 etc.
  3. Romains 13:4 où il est dit que le magistrat porte l’épée contre « ceux qui font du mal ». Or les hérétiques font du mal. Donc le magistrat doit les punir par l’épée.
  4. Les Écritures appellent les hérétiques des loups ravageurs et autres qualificatifs mélodieux.

Cette défense prend presque un tiers du traité, et Gillespie rentre dans bien plus de détails que je n’ai la place ici de donner. Restons-en là pour aujourd’hui.

2.      Réponses aux objections

Même s’il a déjà répondu à quelques objections dans sa première partie, Gillespie attaque plus spécifiquement deux traités à succès écrits à son époque, et qui défendaient la tolérance d’un point de vue chrétien (notre position majoritaire aujourd’hui, telle que le CNEF la défend aussi).

Williams et la parabole de l’ivraie et du bon blé

Williams dans The Bloody Tenet (L’article sanglant) invoque d’abord la parabole de l’ivraie et du bon blé (Matthieu 13:29-30) pour soutenir que les magistrats ne devaient pas arracher l’ivraie des hérétiques de peur d’arracher le blé des bon citoyens. Gillespie défend :

  1. Que la parabole de l’ivraie et du bon blé ne signifie pas que le magistrat ne doit pas s’occuper des hérétiques. En effet, l’ivraie signifie non pas les faux chrétiens, mais les humains rebelles à Dieu. Si le magistrat ne doit pas toucher à « l’ivraie » des hérétiques, alors il ne doit pas non plus s’occuper de « l’ivraie » des meurtriers, des voleurs et des traîtres. Ce qui ne tient pas.
  2. Jésus interdit d’arracher l’ivraie de peur d’arracher le bon blé avec. Mais punir les hérétiques s’apparente plutôt à arracher des épines dont la disparition ne cause pas de tort à l’Église, bien au contraire.
  3. Le commandement « n’arrachez pas » s’applique aux pasteurs, et non aux magistrats qui ont donc la possibilité de punir les hérétiques d’une façon que les pasteurs ne peuvent pas.
  4. Au pire, si cette parabole interdisait de tuer les hérétiques, elle n’interdit pas de les enfermer pour les faire taire. Tout moyen de coercition n’est pas interdit par Matthieu 13.29-30.
  5. Calvin et de Bèze la comprenaient comme s’appliquant non pas aux magistrats, mais contre le perfectionnisme des anabaptistes, qui faisaient la chasse aux « chrétiens impurs » dans leurs assemblées.

Williams avançait aussi que ce que Jésus nous commande c’est de civiliser et moraliser notre nation, pas de la christianiser. En essayant de la christianiser à toute force, on n’obtient que de l’hypocrisie, ce qui est blâmable. Aujourd’hui, on dira : « être un témoin/une lumière dans le monde ». C’est plus poétique mais il s’agit bien de la même idée. Gillespie répond :

  1. On condamne alors la réforme de Josias en 2 Chroniques 34:32 qui a fait de grands efforts pour réformer Israël et n’a obtenu que de l’hypocrisie en retour (Jérémie 3:6, 10). Or, cette réforme est approuvée et a plu à Dieu.
  2. Cet argument interdit au magistrat de punir les meurtriers, les voleurs ou les dealers sous prétexte qu’il doit viser une repentance sincère et non une sévère punition.
  3. Il y a deux types de commandements de Christ : ceux qui sont pour les saints, et ceux qui sont pour la conversion des pécheurs. S’il est hors de question que toute la nation obéisse à la première catégorie, la deuxième est tout à fait à utiliser, sachant que « les moyens doivent être utilisés et les cœurs des hommes laissés à Dieu ».

William avance enfin que ces persécutions religieuses salissent la Réforme, alors qu’« il ne faut pas que le serviteur du Seigneur ait des querelles. Il doit au contraire être affable envers tous, avoir le don d’enseigner et de supporter, il doit redresser avec douceur les contradicteurs, dans l’espoir que Dieu leur donnera la repentance, pour arriver à la connaissance de la vérité. » (2 Timothée 2:24-25) Contre cet argument-massue, Gillespie répond :

  1. Avec un argument pareil, on peut aussi bien condamner les colonies américaines (fondées sur des principes de tolérance religieuse) qui n’ont pas su mieux que la métropole se garder des épisodes d’intolérance religieuse.
  2. Il fait remarquer que ces apôtres de la tolérance étaient pour la punition et la suppression des idées presbytériennes, quitte à faire appel au magistrat pour faire disparaître ces « ennemis de l’état ».

Walmyn et l’argument de la conscience

Gillespie aborde alors d’autres objections, qui lui viennent d’un traité appelé The Compassionate Samaritan.

Le premier argument est qu’un homme est forcé de suivre sa conscience et qu’il est donc inadapté de punir quelqu’un contre une conviction qu’il a. À ceci Gillespie répond :

  1. Que les hérétiques ne sont pas punis pour leurs opinions, mais pour leurs pratiques qui en découlent, et qui sont bien volontaires.
  2. On pourrait sortir le même argument contre les voleurs et meurtriers « ordinaires », il n’y aurait plus de justice possible.
  3. Dieu serait alors injuste de punir les méchants, puisque ceux-ci ne peuvent pas recevoir la parole du Christ (Jean 8:43). Ce qui est absurde.
  4. Il faut distinguer la nécessité naturelle (qui est absolue) et la nécessité morale (qui est conditionnelle). La nécessité de suivre sa conscience n’est que morale et hypothétique. Elle n’est donc pas en dehors de la punition.

Un deuxième argument est que les magistrats et conciles qui prononcent la condamnation peuvent se tromper dans leur appréciation de la vérité doctrinale, comme cela est arrivé plein de fois. On risque donc de punir des innocents et la vérité en punissant des hérétiques. Gillespie répond :

  1. Tous les magistrats peuvent se tromper dans leurs jugements. Faut-il pour autant abolir toute justice et toute condamnation ?
  2. Oui, il y a un risque de condamner des innocents et des porteurs de vérité (même si la providence de Dieu veille). Mais le risque de laisser courir les hérésies est encore plus grand.
  3. Ce n’est pas parce que les magistrats ont la possibilité de se tromper qu’ils se trompent systématiquement.

Un troisième argument soutient que forcer un hérétique à se rétracter, c’est l’obliger à aller contre sa conscience, et tout ce qui n’est pas de foi est péché. On le pousse au doute, qui est un péché.  Gillespie répond :

  1. Dans ce cas, toute justice tombe tant que le dealer n’est pas convaincu que ce qu’il fait est mal.
  2. L’apôtre parle ici de doutes pratiques : par exemple, le chrétien vient à la Sainte Cène certain qu’il doit la prendre, mais doutant qu’il puisse vraiment le faire dans la pratique. Ce qui est demandé à l’hérétique n’est pas une rétractation jusqu’au fond de l’âme, mais uniquement une rétractation de la proposition principale, et il peut garder quelques doutes sur la manière dont il est censé avoir tort.
  3. Il n’est pas censé y avoir de condamnation sur des questions difficiles ou indifférentes, mais sur des propositions claires et solidement établies sur la Parole de Dieu, où le doute est difficile à imaginer.

On cite parfois l’exemple de Gamaliel, qui conseillait de laisser les apôtres prêcher ce qu’ils veulent, et si c’était blasphématoire, la providence de Dieu les punirait assez tôt (Ac 5:38-39). Gillespie répond que :

  1. Gamaliel parlait ainsi par crainte des Romains, et non par amour des apôtres ou de la vérité ; ce n’est donc pas très exemplaire.
  2. On ne peut pas régler notre conduite contre les hérétiques comme s’ils étaient les apôtres.

3.      Distinctions à utiliser dans l’application de la condamnation des hérétiques

Nous arrivons à la conclusion du traité. L’important pour Gillespie est de discerner quelle est la « bonne » tolérance : il identifie 5 types d’intolérance différentes :

  1. Indifférence : On tolère parce que la loi et la vérité n’a pas d’importance. (C’est évidemment exclu.)
  2. Politique : On tolère tel groupe parce qu’il est politiquement utile, comme lorsque le pape tolérait les juifs sur ses terres pour leur emprunter de l’argent. (C’est évidemment exclu.)
  3. D’une « fausse équité » : Comme si la justice, l’équité et le devoir du magistrat empêchait de punir les hérétiques. C’est celle qui est défendue par les évangéliques aujourd’hui, et qui est attaquée dans ce traité.
  4. De nécessité : quand Israël était obligé de tolérer les Philistins, parce qu’elle n’avait pas les moyens de les renverser. Celle-ci n’est pas condamnable par le magistrat.
  5. De charité : Quand le magistrat joue (avec équilibre) de coercition et de persuasion pour faire disparaître l’hérésie avec le minimum de dégâts. Seule cette dernière trouve grâce aux yeux de Gillespie.

Il faut distinguer entre punition exterminatrice et médicale : le but n’est pas d’imiter les papistes de l’époque, d’exterminer les hérétiques jusqu’à ce que leur nom soit oublié sous le soleil. Le but est de guérir la communauté de ces idées dangereuses. Le magistrat doit donc faire très attention à la proportionnalité des peines, et ne pas se presser d’appliquer la peine capitale, mais faire jouer toutes les peines inférieures d’abord.

Il faut distinguer entre usage et abus de la coercition du magistrat : Même si le magistrat est en droit de punir les hérétiques, cela ne veut pas dire qu’il a tous les droits sur eux. Il doit respecter les limites de sa fonction. Et en échange, on ne doit pas diminuer l’autorité du magistrat sous prétexte qu’il peut y en avoir des abus.

Il faut distinguer entre simple spéculation et pratique déterminée : Le magistrat n’a pas à être invoqué pour des idées folles. Sa tâche sont les actions qui enfreignent les dix commandements. Et même là, son but est que la pratique coupable s’arrête, et non de rendre les discours plus hygiéniques.

Il faut distinguer entre hérésiarque et simple disciple : Le magistrat n’a pas à appliquer la même punition à tout le monde sous prétexte qu’ils adhèrent tous à la même hérésie. Le simple disciple pacifique et doux, qui se trouve être hérétique, n’a pas à être puni sévèrement. La sévérité doit être réservée à l’hérésiarque, ou à celui qui est buté dans son erreur et la répand activement.

Il faut distinguer entre préservation et propagation de la religion par l’épée : Gillespie rejette ouvertement le djihad et la croisade comme moyen de répandre la religion. La tâche du magistrat est de s’assurer de la protection du christianisme en punissant celui qui voudrait l’attaquer, pas d’attaquer celui qui n’est pas chrétien.

Il faut discerner qu’établir par la loi une immunité ou une tolérance pour un groupe est une chose grave : on laisse ainsi entendre que la question n’est pas importante et que l’opinion hérétique est acceptable.

Il faut enfin distinguer entre tolérance et accommodement :

Par accommodement je comprends l’accord entre les dissidents et le reste de l’Eglise sur les conclusions pratiques, de sorte que s’il y a une quelconque différence, elle soit de principe et non de pratique, et que ce ne soit pas énorme, apparent et scandaleux pour les personnes. Je préfère deux miles en accommodement qu’un mile en tolérance.

Gillespie, op. cit.

Gillespie semble donc admettre finalement qu’il peut y avoir des différences doctrinales, aussi longtemps que la pratique chrétienne n’est pas touchée.

Et c’est ainsi que finit le traité de George Gillespie :

Considérez ce que j’ai dit. Que le Seigneur guide vos pieds vers la paix. Et ô combien Dieu mettra dans vos cœurs de cesser de dire « Tolérance ! » et de crier à la place « Accommodement ! » 


Illustration : Carlo Ceresa, Bernardo Gritti, propréfet de Bergame, huile sur toile, 1646 (Amsterdam, Rijksmuseum).

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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