Dans la deuxième partie de son article « Qui dit Évangile dit chrétienté » publié le 26 novembre dernier, Étienne Omnès évoquait brièvement quelques arguments bibliques contre l’idée que le christianisme serait générateur d’une contre-culture. Cette affirmation, soulignait-il, est en effet inexacte : le christianisme n’est pas le support d’une contre-culture destinée à être toujours minoritaire, mais bien le socle d’une culture à part entière. Et c’est dans cette perspective qu’était souligné, à juste titre, que l’Évangile ne s’adresse pas à des individus seulement, mais bien à des sociétés tout entières. Les deux dernières strophes du Psaume 2 étaient alors évoquées, avec une mise en évidence de l’injonction faite aux rois de la terre d’embrasser le Fils de Dieu qui les dirige de toute manière avec un sceptre de fer : « Et maintenant, rois, conduisez-vous avec sagesse ! Juges de la terre, recevez instruction ! Servez l’Éternel avec crainte, et réjouissez-vous avec tremblement. Embrassez le fils, de peur qu’il ne s’irrite, et que vous ne périssiez dans votre voie. »
Les défenseurs d’une union entre l’Église et l’État (et il faut dire au passage qu’ils constituent l’immense majorité des réformateurs et des théologiens protestants jusqu’au XIXe s.) s’appuient le plus souvent sur deux passages que citaient déjà saint Augustin à ce sujet : Ésaïe 49 et le psaume 2 dont il vient d’être question. C’est la prophétie d’Ésaïe qui va nous intéresser aujourd’hui.
I. La promesse faite à Sion que les rois de la terre seront ses nourriciers
Jérusalem exprime dans ce chapitre son sentiment d’avoir été abandonnée de Dieu (v. 14). Deux oracles divins viennent répondre à cette complainte : un premier oracle dans lequel Dieu indique qu’il ne l’a pas oubliée et qu’il va lui donner à nouveau de nombreux enfants (v. 15-21), et un second oracle qui dévoile la nature des relations entre les peuples de la terre et ces enfants de Sion : « Ainsi a parlé le Seigneur, l’Éternel : Voici, je lèverai ma main vers les nations, je dresserai ma bannière vers les peuples ; et ils ramèneront tes fils entre leurs bras, ils porteront tes filles sur leurs épaules. Des rois seront tes nourriciers, et leurs princesses tes nourrices ; ils se prosterneront devant toi la face contre terre, et ils lécheront la poussière de tes pieds, et tu sauras que je suis l’Éternel, et que ceux qui espèrent en moi ne seront point confus. » (v. 22-23) La promesse est ici faite à Sion que ces enfants lui seront ramenés par les nations qui les gardaient captifs, et que les rois de la terre qui jusqu’alors l’oppressaient seront désormais ses nourriciers.
De quoi est-il question ? Une allusion est certainement faite ici aux rois païens, comme le roi Cyrus, à propos duquel Ésaïe a déjà déclaré dans une prophétie précédente : « Je dis de Cyrus : Il est mon berger, et il accomplira toute ma volonté. Il dira de Jérusalem : Qu’elle soit rebâtie ! Et du temple : Qu’il soit fondé ! » (44:28 ; cf. Esd 6.14 : « ils bâtirent et achevèrent, d’après l’ordre du Dieu d’Israël, et d’après l’ordre de Cyrus, de Darius, et d’Artaxerxès, rois de Perse. »)
II. L’horizon chronologique d’Ésaïe 49-54
Toutefois, se limiter à penser que la promesse des rois nourriciers et des princesses nourricières d’Ésaïe 49:23 est accomplie dès le retour d’exil et la reconstruction du temple, c’est passer à côté de la visée globale de toute la section que constituent ensemble les chapitres 49 à 54. Le prophète Ésaïe y entrelace avec une main de maître deux thèmes : celui du Serviteur de l’Éternel (A) et celui de la rédemption de Sion (B). La structure suivante apparaît alors :
(A) Le Serviteur, libérateur d’Israël, lumière des nations (49:1-13)
(B) Le salut de Sion, pourtant répudiée autrefois pour son crime (49:14-50.3)
(A) Le Serviteur obéissant, qui vaincra ses ennemis (50:4-11)
(B) La justice de Dieu et l’éveil de Jérusalem (51:1-52.12)
(A) Le Serviteur, sacrifice pour le péché (52:13-53:12)
(B) Le retour de la répudiée à son époux, reconstruction de Jérusalem (54:1-17)
En quoi cela est-il pertinent pour notre discussion ? Deux choses doivent être remarquées.
1. L’horizon temporel des chants du Serviteur
D’une part, les trois chants du Serviteur qui se trouvent dans cette section indiquent déjà que ce qui est prophétisé dans cette section concerne l’époque de la Nouvelle Alliance. C’est de Jésus et de son Église dont il est question ici. Fait bien connu : c’est le Christ qui est le Serviteur de l’Éternel, selon ce qu’en dit le Nouveau Testament. Plus étonnant : un verset du chant du Serviteur, Ésaïe 49:6 (« Je t’établis pour être la lumière des nations, pour porter mon salut jusqu’aux extrémités de la terre ») est cité par l’apôtre Paul en Actes 13:47 comme justification divine que, suite au refus des Juifs d’Antioche de Pisidie de recevoir Jésus comme leur Messie, ils se tournent désormais vers les païens pour leur annoncer à leur tour la seigneurie du Christ. Il y a là un prolongement de l’activité du Serviteur dans les œuvres de ses envoyés : l’Église est, en Christ (qui est le vrai Israël), l’Israël de Dieu qui sert de lumière aux nations, et qui va se les agréger par la proclamation de l’Évangile jusqu’aux extrémités de la terre.
Remarquons ici que le verset 7 ajoute immédiatement ceci à propos du Serviteur méprisé : « Ainsi parle l’Éternel, le rédempteur, le Saint d’Israël, à celui qu’on méprise, qui est en horreur au peuple, à l’esclave des puissants : des rois le verront, et ils se lèveront, des princes, et ils se prosterneront, à cause de l’Éternel, qui est fidèle, du Saint d’Israël, qui t’a choisi. » Autrement dit, à un état d’humiliation du Serviteur succèdera un état dans lequel il sera servi par les princes de la terre. Ou comme nous le lisons en Ésaïe 52:15 : « De même il sera pour beaucoup de peuples un sujet de joie ; devant lui des rois fermeront la bouche ; car ils verront ce qui ne leur avait point été raconté, ils apprendront ce qu’ils n’avaient point entendu ». Les rois entendront l’histoire du Serviteur, de sorte qu’à l’humiliation qu’il connaîtra et que rapportent les strophes d’Ésaïe 53 succèdera son exaltation : « Voici, mon serviteur prospérera ; il montera, il s’élèvera, il s’élèvera bien haut » (És 52:13).
La question que doivent se poser ceux qui refusent toute forme d’union entre l’Église et l’État, et en particulier ceux qui incriminent le constantinisme comme la source de presque tous les maux qui ont frappé l’Église, est la suivante : quand les rois de la terre ont-ils effectivement fermé leur bouche devant le Serviteur ? Quand les rois et les princes de la terre se sont-ils prosternés devant celui que le Saint d’Israël avait choisis ?
La période qui est prophétisée concerne l’époque à laquelle est venu le Fils de Dieu sur terre, bien après le retour d’exil ; une période qui, semble-t-il, se prolonge dans les actes de l’apôtre Paul, et possiblement dans ceux qui, à sa suite, proclament l’Évangile jusqu’aux extrémités de la terre. Autrement dit, les rois et les princes qui se prosternent devant le Serviteur sont des rois et des princes de l’époque de l’Église chrétienne !
2. L’horizon temporel des prophéties sur le repeuplement de Sion
D’autre part, il faut noter que les sections sur Sion, si elles semblent bien, dans le langage qu’elles empruntent, faire d’abord allusion à la reconstruction et au repeuplement de Jérusalem qui suit immédiatement le retour d’exil (à partir de l’édit de Cyrus), se prolongent elles aussi bien au-delà de la période immédiatement postérieure à l’exil. Le fait que ces sections s’enchevêtrent avec des prophéties sur la mission du Serviteur le suggère déjà. Plus encore, les auteurs du Nouveau Testament ont compris que la Jérusalem dont il était question ici était la Jérusalem eschatologique.
a. Ésaïe 54
La troisième section sur Sion en Ésaïe 54 est à l’arrière-plan d’Apocalypse 21 dans la vision de la Jérusalem céleste sertie de pierres précieuses, développant ainsi les versets 11-12 où nous lisons : « Voici, je garnirai tes pierres d’antimoine, et je te donnerai des fondements de saphir ; je ferai tes créneaux de rubis, tes portes d’escarboucles, et toute ton enceinte de pierres précieuses. » De même, le début de ce chapitre est cité en Galates 4, dans l’allégorie de Sarah et d’Agar, dans ce passage qui enseigne que la Jérusalem céleste est notre mère, à nous qui sommes chrétiens. Autrement dit, l’apôtre Paul considère que la Jérusalem dont il est question en Ésaïe 54, c’est la Jérusalem céleste, et que les enfants de cette Jérusalem, ce sont les chrétiens.
b. Ésaïe 51:1-52:12
Examinons maintenant la seconde section sur Sion en Ésaïe 51:1-52:12 qui concerne l’éveil à laquelle l’Éternel l’appelle. Notons-y la seule mention de Sarah dans tout l’Ancien Testament à l’extérieur du livre de la Genèse : c’est au verset 2 d’Ésaïe 51, qui sert de préambule à toute l’annonce de la justice qui va être révélée pour Sion, qui va l’éveiller et mettre fin à sa captivité. « Portez les regards sur Abraham votre père, et sur Sarah qui vous a enfantés ; car lui seul je l’ai appelé, je l’ai béni et multiplié. Ainsi l’Éternel a pitié de Sion, il a pitié de toutes ses ruines ; il rendra son désert semblable à un Éden, et sa terre aride à un jardin de l’Éternel. » (És 52:2-3). Paul a certainement également ce passage en tête lorsqu’il confectionne l’allégorie de Sarah et d’Agar en Galates, Ésaïe étant en fait son illustre précurseur dans la correspondance allégorique ainsi établie entre Sarah et la Jérusalem renouvelée. Mais même si ce n’était pas le cas, la fin du passage est appliquée sans ambiguïté par Paul à l’Église du Nouveau Testament en 2 Corinthiens 6:17, qui cite Ésaïe 52:11, dans ce passage où il est question que les chrétiens se séparent des souillures du monde : la Jérusalem renouvelée qu’entrevoit Ésaïe aux chapitres 51-52 est donc elle aussi la Jérusalem eschatologique qui est inaugurée lors de l’établissement de la Nouvelle Alliance et de la fondation de l’Église chrétienne.
b. Ésaïe 49:14-50:3
Qu’avons-nous au final dans cette section qui couvrent six chapitres du livre d’Ésaïe ? D’une part, trois sous-sections qui prophétisent la venue du Serviteur de l’Éternel, dans lequel nous reconnaissons principalement Jésus-Christ, mais aussi son Église qui est comme son corps, et sous cet angle son prolongement. Et d’autre part, trois autres sous-sections qui leur répondent, et qui annoncent toutes trois le salut de Sion, et dont les deux dernières sont considérées explicitement par le Nouveau Testament comme référant à l’Église chrétienne.
Dans ces conditions, il ne semble pas y avoir d’autres choix raisonnable que de conclure que la première sous-section sur le salut de Sion doit aussi s’accomplir dans l’ère de l’Église de la Nouvelle Alliance. Ainsi, c’est à l’Église qu’il faut dûment comprendre qu’il est promis ceci : « Des rois seront tes nourriciers, et leurs princesses tes nourrices ; ils se prosterneront devant toi la face contre terre, et ils lécheront la poussière de tes pieds, et tu sauras que je suis l’Éternel, et que ceux qui espèrent en moi ne seront point confus » (És 49.23), comme c’est aussi à Jésus-Christ qu’il a été d’abord promis au verset 7 : « des rois le verront, et ils se lèveront, des princes, et ils se prosterneront, à cause de l’Éternel, qui est fidèle, du Saint d’Israël, qui t’a choisi. »
Conclusion
Si ce chapitre prophétise donc que les princes se prosterneront devant Jésus-Christ et que les rois seront les nourriciers de la Jérusalem renouvelée dont nous, les chrétiens sous la Nouvelle Alliance, sommes les enfants, que faut-il en conclure ? Qu’il y a là une annonce étonnante que l’Église vivra une période durant laquelle elle sera protégée par le magistrat. Pendant plus d’un millénaire, les commentateurs chrétiens de ce texte y ont vu l’annonce de l’établissement d’une chrétienté qui, historiquement, s’est édifiée à partir de l’édit de Constantin et plus encore sous l’empereur Théodose.
Il est donc faux de dire que le christianisme authentique est subverti dès que l’Église s’allie à l’État, et d’incriminer Constantin pour tous les malheurs du christianisme : il ne s’agit pas de faire l’apologie sans réserve de la manière dont la chrétienté a fonctionné durant cette période désormais révolue, mais simplement de constater que, dans ce passage, un rapport très étroit entre l’Église et l’État est perçu comme une bénédiction que Dieu allait accorder à son peuple !
Peut-être que ce temps de la chrétienté, annoncé en Ésaïe 49, est tout simplement révolu aujourd’hui. Il n’est toutefois pas interdit à l’Église d’espérer que l’époque présente, marquée par la sécularisation, soit une des nombreuses vicissitudes de l’histoire. Qui sait ? Peut-être qu’un jour — dans quelques décennies ou dans quelques siècles — une nouvelle coopération entre l’Église et l’État saura être rétablie, plus profonde, plus complète et plus satisfaisante qu’elle ne l’a jamais été dans le système de chrétienté tel qu’il eut cours autrefois. Qu’il plaise à Dieu que l’annonce du règne du Christ accomplie par les chrétiens dans cette génération porte, dans le temps long, ce genre de fruits !
Illustration de couverture : « La Jérusalem nouvelle », Tenture de l’Apocalypse, confectionnée vers 1380, château d’Angers.
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