De la possibilité d’un État chrétien
9 décembre 2020

Dans le cadre des mes études en théologie politique, j’ai été amené à lire Anarchie et Christianisme de Jacques Ellul, un philosophe libéral de la deuxième moitié du XXe siècle, qui est relativement populaire dans le monde évangélique sur les questions politiques. En tout cas, parmi les quelques commentaires évangéliques de l’actualité, on retrouve facilement sa critique de la chrétienté. Dans les prochains articles, j’interagirai avec lui sur quelques aspects de ses critiques, puisque je défends au contraire le concept de chrétienté.

Jacques Ellul, philosophe protestant libéral de la seconde moitié du XXe siècle.

Dans une note de bas de page d’Anarchie et Christianisme, Jacques Ellul écrit donc :

Il était impossible que l’État, la société ou une institution puissent être chrétiens ! puisque cet « être chrétien » repose sur un acte de foi, que bien évidemment, aucune abstraction comme l’État ne peut faire !

Anarchie et Christianisme, p. 45.

Je vais tâcher de définir comment on peut parler d’un État chrétien, alors qu’une institution ne peut guère prier Dieu.

Définition d’une institution

Dans son Histoire des Institutions, Jacques Ellul définit le mot institution ainsi : « tout ce qui est organisé volontairement dans une société donnée. » Si elle est organisée volontairement, c’est qu’elle a forcément un but, puisque tout ce que nous faisons a un but. Même les actes irrationnels ont un but, dans le sens où l’on cherche à atteindre un bien, mais que nous jugeons mal.

Grâce aux quatre causes aristotéliciennes, voici de quoi enrichir la définition :

  • La cause formelle d’une institution est l’ensemble des règles et obligations et droits qu’elle offre.
  • Les causes matérielles d’une institution sont les réunions et le rassemblement de ses membres, ainsi que l’application de leur volonté.
  • La cause instrumentale d’une institution sont les fondateurs de celle-ci, et son groupe exécutif ensuite.
  • La cause finale est le but que cherche à atteindre cette institution, et sa vision globale. Ainsi, Greenpeace cherche à préserver l’environnement par exemple.

Or, nous allons le voir, chacune de ces causes peut être chrétienne, et il n’y a aucune objection dès lors que même une institution comme l’État puisse être chrétien, certes dans un sens différent de celui qui s’applique aux croyants.

Une institution « chrétienne »

Comment une institution pourrait-elle être chrétienne ? Mis à part les causes matérielles de cette institution qui restent inchangées, il y a trois aspects qui nous amènent à parler d’une association/institution comme étant chrétienne :

  • Du point de vue de la cause formelle : ses statuts et règles sont conformes à la volonté de Dieu, et n’enfreignent pas la loi naturelle.
  • Du point de vue de cause instrumentale : son groupe exécutif est composé de chrétiens personnellement soumis à Dieu.
  • Du point de vue de sa cause finale : elle vise à accomplir un élément de la volonté de Dieu dans le monde.

Ainsi, une association chrétienne se donnera des règles inspirées de la Bible et des principes de charité. Son groupe exécutif sera composée de chrétiens, et elle aura pour but de réaliser la volonté de Dieu dans un domaine ou l’autre.

Application à l’État

Certes, mais l’État, qui est unique dans son genre, peut-il être chrétien ? Nous allons voir qu’il n’y a pas d’obstacles à ce qu’il le soit.

  • Du point de vue de sa cause formelle : Il est tout à fait possible que les lois d’un État soient conformes à la loi naturelle. Mieux même : c’est ce qu’il est appelé à faire.
  • Du point de vue de sa cause instrumentale : un État chrétien est généralement dirigé par des chrétiens, pour des raisons assez évidentes. Cependant, l’importance de la foi personnelle des agents de l’État me paraît moins importante que le juste alignement des lois et de la cause finale de l’État avec la volonté de Dieu.
  • Du point de vue de la cause finale de l’État ; Althusius a défini la cause finale de la politique ainsi : « La cause finale de la politique est la conservation d’une société humaine qui vise une vie où nous pouvons adorer Dieu en paix et sans erreurs. » On remarquera d’ailleurs que l’État est une institution divine et non un accident historique.

Donc non seulement il est possible qu’un État soit chrétien, mais tous les États sont appelés à devenir chrétiens.

Pourquoi dire le contraire ?

Il me faudrait lire l’Histoire des Institutions de Ellul pour avoir une meilleure idée de ses arguments. Mais voici ce que je peux dire sur la source de son erreur :

  • La première est la conception d’une foi chrétienne sans doctrine ni théologie. Dans Anarchie et Christianisme et La Subversion du Christianisme, Jacques Ellul critique la démarche théologique en tant que telle, qu’il condamne comme étant un outil de subversion (renversement des valeurs) du christianisme. Selon lui, le vrai christianisme n’est pas à propos de morale ou de règles, mais uniquement de la pratique de l’amour1.
  • Il refuse de considérer le péché comme un problème éthique, disant au contraire que c’est un concept étranger au christianisme. Le péché est un problème purement relationnel entre l’homme et Dieu, sans composante axiologique.
  • Dès lors, il est évident que le « vrai christianisme » ne peut pas être le fournisseur d’une loi morale que l’État pourrait utiliser pour forger ses lois. Il ne peut pas non plus fournir une cause finale qu’un État pourrait suivre, puisque le x a une cause finale purement individuelle.

Contre cela, nous affirmons ceci :

  • Le christianisme n’est ni un sentiment, ni une praxis, mais la doctrine de Jésus-Christ prêchée par les apôtres, et transmise jusqu’à nous par nos pères. Cette doctrine n’est pas limitée aux choses célestes, mais embrasse toute la Création, organisation politique comprise.
  • Le péché n’est pas qu’une rupture relationnelle : en effet, vu que c’est contre un Dieu saint que nous nous sommes rebellés, notre rébellion est par nature un acte (im)moral. L’Évangile qui répare cette rupture rétablit donc notre relation avec Dieu, mais il a aussi un contenu moral identifiable.
  • En conséquence, le christianisme peut être le support d’une chrétienté, article que nous avons défendu ailleurs.

Un État chrétien n’a donc rien d’absurde.


Illustration de couverture : François-Louis Dejuinne, Le Baptême de Clovis à Reims le 25 décembre 496, huile sur toile, 1837 (Château de Versailles).

  1. Pour être plus précis : de la praxis de l’amour, c’est-à-dire le terme marxiste pour la transformation de la société dans un but précis.[]

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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