Dans des articles récents, j’ai défendu qu’une application consistante de l’Évangile devait déboucher sur une chrétienté, c’est-à-dire un ordre social et politique chrétien. M’étant démarqué « à ma gauche » de la conception que nous connaissons tous, je voudrais dans cet article expliquer où est ma limite « à droite ». L’occasion m’en est fournie par un post écrit par Jordan Wilson sur Lamb’s Reign, un blog reconstructionniste ou dominioniste : « Eglises : nous ne sommes pas des petits-temples ».
Il est à noter que cette opinion n’est qu’une frange du dominionisme, même si elle en fait pleinement partie. Dans son article, Wilson défend que les conversions du protestantisme au catholicisme sont dues au fait que nous sommes encore atteint d’une sorte de virus théologique : celui de considérer l’église locale comme un petit temple. Au mépris de la tradition réformée, Jordan Wilson propose de profaner [= au sens de désacraliser] au maximum l’Église locale, les sacrements et son encadrement. À la place, l’Église devrait se comporter comme une petite société dans la grande, et travailler à étendre la chrétienté. Comme il le dit dans une citation très claire :
Frères et sœurs, je continue de le dire, nous ne sommes pas ici pour le boulot de planter, de faire croître et de soutenir des petits temples. Nous faisons le boulot de planter, faire croître et soutenir la civilisation chrétienne.
Une réfutation suffisante serait de défendre que les anciens ont bel et bien des tâches de type sacerdotale, qui justifient une hiérarchie cléricale. On pourrait aussi rejeter frontalement le sacramentalisme honteux de Wilson sur la base de la tradition réformée qu’il trahit. On pourrait aussi montrer à quel point la liturgie est beaucoup plus importante que la civilisation aux yeux de Dieu. Mais cela a déjà été fait. Je veux interagir ici avec ce concept de chrétienté portée par l’Église. C’est en effet une remarque qui souvent faite : Notre tâche dans l’Église est de prêcher l’Évangile et faire croître la communauté locale, pas de nous engager en politique ! La position de Jordan Wilson est de prendre complètement l’inverse et de dire que la tâche de l’Église n’est pas de prêcher d’abord, mais de bâtir une chrétienté.
Pour ma part, voici ce que je vais expliquer dans cet article : Notre tâche dans l’Église locale est uniquement de prêcher l’Évangile et de faire croître la communauté locale… et la conséquence en est la chrétienté.
Tout d’abord, j’expliquerai pourquoi Wilson a tort de considérer que l’Église est le véhicule de la chrétienté. Ensuite, j’essaierai d’expliquer la répartition des tâches entre Église, État et intellectuels dans la chrétienté.
J’espère que cet article vous sera utile, et qu’il pourra m’aider à répondre au problème de la plasticité que j’ai commencé à toucher dans un autre article.
L’Église n’est pas le véhicule de la chrétienté
Le premier argument, c’est que l’Église est universelle, tandis qu’il y a une chrétienté par nation. Wilson semble vouloir esquiver ce point en mettant une distinction nette entre Église universelle et Église locale, au point où, selon lui, on peut appartenir à l’Église Universelle sans appartenir à aucune Église locale. Comme le dit la satire de The Babylon Bee : pourquoi ne pas adhérer à la salle de gym universelle sans adhérer à aucune salle concrète ?
Le deuxième argument, c’est qu’une chrétienté est d’ordre civil et politique, tandis que le dépôt de l’Église est spirituel et intérieur. En conséquence, il est juste d’attribuer la chrétienté à la société civile et aux magistrats politique, plutôt qu’à l’Église. Contre ceci, les reconstructionnistes m’accuseront de « réductionnisme » et de piétisme. Sauf que je confesse qu’une chrétienté est possible et naturelle, je ne suis donc ni l’un ni l’autre.
Le troisième argument, c’est que le Nouveau Testament ne donne pas à l’Église d’outils efficaces pour bâtir la chrétienté, contrairement à ce qui est donné aux familles et aux magistrats. L’éducation des enfants appartient d’abord aux familles. Les lois appartiennent aux magistrats. C’est donc que l’établissement d’une chrétienté passe par les familles et les magistrats. Contre cela, Jordan Wilson propose de faire des Églises des entreprises et des centres communautaires, et de tourner le dos à la liturgie.
La répartition des tâches dans une chrétienté
Nous allons distinguer quatre acteurs : les familles, le magistrat, les intellectuels et l’Église.
Les familles ont la charge de procréer et d’éduquer les citoyens de la nation. À ce titre, il leur revient de préparer leurs enfants aux affaires du pays : les familles chrétiennes sont toutes appelées à éduquer leurs enfants dans le Seigneur, et autant que possible pour le service et les responsabilités dans le pays : ils devraient donc réfléchir à ce que leurs enfants intègrent les élites financières, politiques, culturelles… dans la mesure où ils gardent la foi.
Le magistrat a le devoir d’écrire des lois conformes à la loi naturelle, et d’être un officier de la colère de Dieu lorsqu’il rend la justice. En matière économique, son devoir est de permettre qu’il y ait le plus de citoyens possibles, les plus prospères possible. En matière politique, il devrait se retenir d’accomplir de « grandes visions » et se concentrer sur le maintien et la préservation du pays dont il a la charge, afin que chaque citoyen puisse librement accomplir les projets honnêtes qu’il a à cœur.
Les intellectuels travaillent à fournir les représentations qui enseignent et renforcent l’ordre moral et philosophique de la chrétienté. Ils sont en quelque sortes les policiers de notre esprit, tâche qu’ils ont même sans chrétienté, précisons-le.
L’Église prêche l’Évangile et rappelle à chaque corps quelle est sa juste place dans l’ordre sociétal. Elle conseille les familles dans l’éducation des enfants, et organise leur regroupement en écoles. Elle conseille le magistrat dans les lois qu’il prend, afin qu’il ne se détourne pas de la loi de Dieu. Elle fournit aux intellectuels les symboles et la « grande image » qui nourrit leur travail. Elle est à la racine de tous, sans pour autant participer à leurs œuvres. Elle ne procrée pas à la place des parents, elle n’écrit pas de lois à la place des magistrats, elle ne crée pas à la place des intellectuels ; mais elle est leur matrice commune.
Nous comprenons mieux à présent pourquoi défendre la chrétienté ne signifie pas : « devenir une église militante et partisane ». En effet, c’est aux familles chrétiennes de se rassembler pour former des associations chrétiennes. C’est aux élites politiques chrétiennes de se rassembler en partis et lobbies. C’est aux élites culturelles chrétiennes de proposer un christianisme culturel.
Et c’est à l’Église de les inspirer dans leurs œuvres. Or, ce que nous avons fait ces dernières décennies, et nous n’en revenons que maintenant, c’est que nous avons refusé que l’Église encourage les familles, les élites politiques encore chrétiennes, et les intellectuels. Nous avons affirmé que l’Église n’avait aucun lien, aucune solidarité ni plan pour eux. Nous avons dit faussement : « L’Évangile est purement spirituel, il n’a pas d’empreinte politique ».
C’est ce point précis que je rejette en défendant une chrétienté. Il n’appartient pas à l’Église d’être une civilisation portable, ou un parti politique, ou une societatula in societate, une petite société dans la société.
Cependant, il appartient à l’Église d’encourager les familles à engendrer des élites, et aux élites à servir leur Dieu.
La liturgie est un élément central de la chrétienté, et il ne faut rien y changer
Quels sont les outils que Dieu a laissés pour que l’Église accomplisse cette partie de l’Évangile ? La Parole et les sacrements. Par ces outils surnaturels, institués par Jésus-Christ et les apôtres, l’Église façonne le cœur de ses auditeurs, ce même cœur qui ensuite fera des œuvres chrétiennes, dont la chrétienté. Profaner, mépriser, rabaisser ces outils comme ce que propose Jordan Wilson, c’est abandonner ce qui fait la puissance de l’Église.
Je le répète : l’Église ne façonne pas la civilisation, elle façonne les cœurs par la Parole et les sacrements. Et les cœurs façonnent ensuite la civilisation.
La liturgie n’est pas le problème : elle est la solution, particulièrement si elle est couplée par une bonne prédication. Elle est le catalyseur de la prédication, elle aide à faire pénétrer plus en profondeur le message de la Bible. En structurant le temps, elle nous rappelle aussi que toute notre vie et toutes nos activités ne sont pas pour nous-mêmes, mais pour le Seigneur à qui nous réservons une fraction de notre temps. Ainsi, le fait que les églises soient de « petits temples » n’est pas un problème : au contraire, c’est une glorieuse solution !
Seigneur, donne-nous des cultes conformes à ta volonté, pour produire un pays conforme à ta volonté.
Illustration : Klavdi Lebedev, Le Baptême des Kiéviens (Крещение Киевлян), huile sur toile, fin XIXe siècle.
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