La vanité du christianisme de gauche
7 décembre 2020

Un argument fréquent des mouvements chrétiens associés à la gauche (comme Sojourners) consiste à reprocher aux chrétiens d’être “mondains” dans leurs choix politiques. On les accusera d’être des idolâtres de l’État, des infidèles qui trahissent l’Évangile pour suivre les valeurs de leur époque etc. J’ai déjà argumenté contre ce genre de positions. Dans cet article, je vais présenter le témoignage d’un philosophe protestant libéral, de sensibilité anarchiste (qu’on ne pourra donc pas accuser d’être orthodoxe et pour la chrétienté) : Jacques Ellul.

Hier l’Église était contre les pauvres, aujourd’hui elle est pour le socialisme, le communisme, les travailleurs immigrés. Hier elle était pour la monarchie, aujourd’hui elle est pour la démocratie et même l’autogestion. Hier elle était pour le patronat, aujourd’hui pour les syndicats. Hier, elle prétendait détenir la vérité absolue, aujourd’hui elle dit n’importe quoi sans limite. Hier elle était pour une morale sexuelle féroce et rigide, maintenant elle est pour l’avortement, l’homosexualité etc. On peut continuer indéfiniment. J’ai déjà critiqué ailleurs cette plasticité. Il n’y a là nul “progrès” : simplement l’Église adopte sans plus les idées et les mœurs de notre société, comme elle adoptait ceux de la société d’hier ou d’avant hier. C’est la même subversion du christianisme, avec en plus l’orgueil (nous sommes les premiers à bien comprendre enfin l’Évangile, comme le proclame ingénument le bon F. Belo) et l’hypocrisie qui consiste à battre sa coulpe de chrétien sur la poitrine des générations antérieures.

Ellul Jacques, La Subversion du christianisme, Éditions du Seuil, 1984, pp.15-16.
Jacques Ellul, philosophe protestant libéral de la seconde moitié du XXe siècle.

Commentaire

La remarque de Jacques Ellul est plutôt croustillante : en fin de compte, les partisans de l’église inclusive, verte, ouvertes aux minorités sexuelles… sont tout aussi culturels et mondains que les partisans du retour à la chrétienté médiévale. La différence entre nous n’est pas que les chrétiens “de droite” sont vendus aux puissances du monde tandis que les chrétiens “de gauche” sont des courageux marginaux qui rendent un témoignage prophétiques aux autorités de ce siècle. La simple différence est que les uns adhèrent à un projet politique et les autres à un autre. En latin, on dit : Tu quoque, mi frater !

Il n’y a donc pas de supériorité morale pour les chrétiens “de gauche”. À tout prendre, je dirais plutôt que les chrétiens de droite ont au moins le mérite de l’honnêteté : nous au moins, nous ne prétendons pas être des anges de Dieu envoyés à un monde qui réclame de nous le salut. Nous sommes un groupe humain parmi les autres, et nous tentons de tirer le meilleur parti possible de notre position actuelle. Si nous sommes en minorité, nous défendons nos droits. Si nous sommes en majorité, nous défendons notre position dominante, parce que nous sommes convaincus qu’ultimement, le christianisme est la vraie religion, et que sa domination est un bien incommensurable.

La question de la plasticité du christianisme

Certes, mais que devient le reproche initial ? Le christianisme ne s’associe-t-il pas trop facilement à la culture et aux théories politiques de son temps ? Même si tous les chrétiens en sont coupables, il est quand même préoccupant qu’ils soient si “mondains” en terme de vision politique. En effet, le christianisme fut monarchiste du temps des rois, républicain sous la république, et il même communiste du temps des soviets (comme le montre l’exemple de Serge Ier de Moscou). C’est cette “plasticité” qui fait l’objet du reproche d’Ellul. C’est ainsi qu’on se retrouve avec des Gott mit uns gravés sur des plaques de ceintures nazies.

Je trouve la remarque juste ; pour prendre un exemple particulier, voici comment les églises chrétiennes nationales de différents pays ont chaudement soutenu les efforts de guerre de leurs gouvernements respectifs lors de la 1re guerre mondiale, entre 1914 et 1918 :

  • En Allemagne : Le protestantisme allemand est très libéral et très tenu par l’État. Luther et Bismarck sont côte à côte dans les presbytères, comme deux libérateurs allemands. En conséquence, c’est une religion très patriote, qui considère l’Allemagne comme le refuge des valeurs chrétiennes suprêmes, assiégée par les forces du socialisme et l’égoïsme britannique. Ils espèrent que la guerre va purifier la nation de ses éléments barbares et établir la suprématie du pur christianisme sur le monde, et donc de l’Allemagne. En conséquence, ils refusent toute paix et sont les plus va-t-en-guerre de tous.
  • En Grande-Bretagne : Le christianisme anglais est plus traditionnel et moins politique (plus hypocrite aussi). Pourtant, le résultat est le même : on espère que la guerre va détruire le modernisme allemand et son anthropologie détestable. Les Britanniques sont sûrs de leur bon droit (nous sommes les justes, les humanistes, etc..)
  • Aux États-Unis : Ce sont de grands amoureux de l’idée de progrès, imbus d’un postmillénarisme qui est de plus en plus immanent.  Ils conçoivent la guerre comme la fin de toutes les guerres et la guerre contre l’Allemagne comme la croisade ultime contre le vice (ce qui parle très fort aux mouvements de prohibition). Même les fondamentalistes espèrent que cette guerre va détruire les évolutionnistes allemands. En conséquence, ils écrivent à leurs sénateurs pour qu’on tue les allemands à coup de christianisme dans des canons de 45 !

On le voit, avec trois traditions politiques différentes, le même christianisme occidental a eu trois réponses théologiques différentes. Voilà ce qu’est la plasticité de l’Eglise. Ces éléments viennent de la dernière partie de cette conférence très intéressante d’Alec Ryrie :

Conclusion

Le “christianisme de gauche” n’a aucune supériorité morale sur les autres chrétiens : il est aussi plastique que les autres, s’accommodant de n’importe quelle théorie politique. Cette plasticité n’est-elle pas un problème ? Je réfléchis beaucoup à ceci en ce moment. Ce sera le sujet d’un article à venir.


Illustration de couverture : Boris Koustodiev, Fête en l’honneur du deuxième congrès du Comintern le 19 juillet 1920. Manifestation sur la place Ouritski, huile sur toile, 1920-1921 (Saint-Pétersbourg, Musée russe).

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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