Le problème de la plasticité de l’Église
19 décembre 2020

L’occasion de cet article vient de mes recherches en théologie politique, et notamment de la lecture de La Subversion du christianisme de Jacques Ellul.

Hier l’Église était contre les pauvres, aujourd’hui elle est pour le socialisme, le communisme, les travailleurs immigrés. Hier elle était pour la monarchie, aujourd’hui elle est pour la démocratie et même l’autogestion.  Hier elle était pour le patronat, aujourd’hui pour les syndicats.  Hier, elle prétendait détenir la vérité absolue, aujourd’hui elle dit n’importe quoi sans limite. Hier elle était pour une morale sexuelle féroce et rigide, maintenant elle est pour l’avortement, l’homosexualité, etc. On peut continuer indéfiniment. J’ai déjà critiqué ailleurs cette plasticité. Il n’y a là nul “progrès”: simplement, l’Église adopte sans plus les idées et les mœurs de notre société, comme elle adoptait ceux de la société d’hier ou d’avant hier.  C’est la même subversion du christianisme, avec en plus l’orgueil (nous sommes les premiers à bien comprendre enfin l’Évangile, comme le proclame ingénument le bon F. Belo) et l’hypocrisie qui consiste à battre sa coulpe de chrétien sur la poitrine des générations antérieures.

Jacques Ellul, La Subversion du christianisme, Seuil, 1984, pp.15-16.

Cette critique est d’ailleurs la première qui est envoyée à la figure de nos coreligionnaires lorsqu’ils ne sont pas d’accord avec nos opinions politiques : « oui tu es chrétien, mais tu renverses le christianisme en votant Mélenchon/Macron/Le Pen. C’est sous l’influence du monde et non de Dieu que tu votes différemment de moi. » Sauf qu’en réalité, comme je l’ai déjà écrit : nul n’échappe à la plasticité de l’Église. Que vous votiez Mélenchon, Macron ou Le Pen (pour ne prendre que trois extrêmes), c’est forcément sous l’influence de notre milieu culturel que nous votons, plutôt que la Bible.

Cela pose un problème inquiétant : Une théologie politique est-elle vraiment possible ? Une politique vraiment chrétienne est-elle possible ? Ou bien le christianisme est-il totalement apolitique, jusqu’à n’avoir rien à dire sur la sphère publique ?

Autre problème, plus pastoral : Parce que nous ne comprenons pas cette plasticité, nous nous attaquons les uns les autres injustement. Selon votre camp politique, vous accuserez votre frère d’être « mondain », c’est-à-dire d’écouter le monde plus que Dieu. Ou alors au contraire, vous l’accuserez « d’ignorer les commandements de la parole de Dieu » parce qu’il ne vous rejoint pas dans votre cause. Les deux accusations sont fausses et doivent cesser.

Pour résumer l’article à venir : oui, je crois qu’Ellul a raison dans sa critique et non, je ne crois pas que ce soit un problème.

Définition de la plasticité

Jacques Ellul n’aime pas les pensées trop systématiques, et donc les définitions trop rigides. Pourtant, si nous voulons intégrer sa critique et la prendre au sérieux, il nous en faudra une. Voici celle que je propose :

La plasticité de l’Église est la propriété qu’à l’Église d’être influencée et de s’adapter à la culture de son époque, même sur des doctrines importantes. Elle est le contraire de l’isolation, où l’on considère que l’Église est la même à toutes les époques, qu’elle n’est pas influencée par le monde, et que sa doctrine est hors de portée de tout biais environnemental.

Ainsi, l’Église soutient l’esclavage dans les périodes esclavagistes, puis soutient son abolition quand se répand la philosophie libérale abolitionniste. Elle rejette les syndicats aussi longtemps qu’elle est encore soumise à l’influence de l’Ancien Régime, puis elle adhère aux syndicats quand les régimes libéraux triomphent. Elle ignore l’écologie quand la nation ignore l’écologie, puis elle en fait une grande cause quand la nation en fait une grande cause. Tout cela sont des manifestations de la plasticité de l’Église.

  • La cause formelle de cette plasticité est dans la définition ci-dessus, mais nous devrons en définir la nature exacte.
  • La cause matérielle est la tradition de l’Église, qu’il s’agisse de sa tradition doctrinale, ou pratique.
  • Les causes efficaces sont les différentes factions intellectuelles et philosophiques qui agitent une société. Je précise bien : les courants de la société.
  • La cause finale sera détaillée après. En apparence, il s’agit d’une corruption de la tradition de l’Église et à ce titre ne devrait être définie que comme une « privation de vérité ». Je pense plutôt que la plasticité de l’Église est conçue par Dieu pour lui permettre de remplir son rôle de matrice d’une société chrétienne. Si l’Église était totalement hors d’atteinte des flux culturels de son temps, elle ne pourrait pas former un peuple au sein des nations.

La nature de la plasticité

Ce qui m’a posé le plus de problème, c’est de déterminer quelle était la nature de cette plasticité. Vu que je ne pense pas que le christianisme ait été subverti, c’est qu’elle fait réellement partie de l’Église. Elle n’est pas un accident, mais un composant essentiel. Mais de quelle catégorie ?

Étant donné qu’elle vient de nos actes humains, c’est dans l’âme chrétienne qu’il faut chercher la nature de cette plasticité : elle ne vient pas de l’appareil institutionnel (qui n’a pas de volonté propre) ni de la doctrine (qui est l’objet de nos pensées, mais n’a pas non plus de volonté propre). Or l’âme humaine est soumise à trois sortes de phénomènes :

  • Les états affectifs : sentiments, émotions… plus généralement, des mouvements de l’âme créés par des objets extérieurs. La plasticité ne relève pas de l’affect, parce que les affections sont passives de nature (on ressent les émotions, on ne les décide pas) alors que la plasticité est une adaptation active (pas forcément consciente, mais toujours active).
  • Les capacités : par exemple, la capacité de voir, d’imaginer, de mettre en place un raisonnement ou d’écrire cette phrase. La plasticité ne me paraît pas être une capacité : une capacité n’a pas d’orientation propre : je peux écrire une phrase en français ou en anglais, ce sera toujours la même capacité, même si ce n’est pas du tout la même disposition des phrases. La plasticité n’est pas une capacité à s’adapter, mais l’adaptation même. Et cela relève du dernier phénomène :
  • Les dispositions/habitus : La disposition est un mode d’action ou de pensée. Ainsi, si vous naissez dans l’adversité, vous développerez une disposition à la confrontation. Si vous naissez dans la paix et la concorde, vous développerez une disposition à jouir de cette paix. Elle est un « pli de l’âme ». C’est de cela que relève la plasticité de l’Église.

Je reste un instant sur cette notion de disposition. C’est un concept développé par Aristote, qui se comprend très bien si on parle des dispositions du corps. Lorsque vous vous entraînez au vélo, vous développez la musculature propre à un cycliste : des cuisses énormes, des mollets très denses et des poumons plus développés, mais le reste du corps n’est pas changé en profondeur. Lorsque vous vous entraînez au tennis, votre bras de frappe sera très développé, mais l’autre non, ce qui entraîne une asymétrie parfois comique chez les grands sportifs. Cette disposition acquise reste même lorsque vous ne pratiquez pas : un cycliste garde ses jambes de cycliste même lorsqu’il est au repos. Mais dès qu’il utilise ses jambes, il est avantagé par sa disposition acquise à l’entraînement.

Il en va de même pour notre âme : on parlera plutôt d’habitudes. Lorsque vous vous « entraînez » à la prière régulière, c’est comme un entrainement sportif : les premières pratiques seront gauches, pénibles et faibles. Mais plus vous pratiquerez, et surtout si vous pratiquez régulièrement, et plus il vous sera facile, agréable et naturel de prier. En fin de compte, une fois que vous avez acquis l’habitude de prier, même quand vous ne priez pas, votre esprit est toujours disposé à prier. Vous avez développé comme un muscle de la prière, qui a des effets dans votre âme entière. J’aurais pu prendre l’exemple plus séculier de l’écriture, mais l’idée est la même.

La plasticité comme habitude

Maintenant que la nature est identifiée, nous comprenons mieux comment elle fonctionne et pourquoi les protestants sont si attachés à la laïcité sous une république laïque, et pourquoi ils étaient si attachés à une religion d’État dans un pays confessionnel.

Nous devons déjà faire remarquer qu’il existe des habitudes intellectuelles et doctrinales. On remarquera que même les convertis gardent dans leur nouvelle confession des habitudes qui viennent de leur ancienne foi. Une amie catholique depuis l’enfance me faisait remarquer que les catholiques convertis de l’évangélisme gardaient leurs habitudes évangéliques : ils « évangélisaient » avec zèle leur nouvelle foi, s’embarquaient dans des querelles doctrinales aussi pointues qu’hors de propos, et de manière générale, gardaient leur culture d’engagement religieux. Bien sûr ils peuvent perdre cette habitude. Tout ce que je veux dire ici, c’est qu’il existe des habitudes philosophiques et religieuses, qui souvent précèdent notre expression de la foi.

J’affirme donc que la plasticité qu’Ellul reproche à l’Église est en fait naturelle, elle est simplement l’ensemble des habitudes philosophiques qui pèsent sur les chrétiens au moment de vivre leur foi.

Quand vous êtes nés sous une république laïque, et que même vos grands-parents n’ont connu que cela, vous acquérez forcément l’habitude de considérer la religion selon un mode laïc. Certes, vous n’ignorez pas qu’il existe d’autres régimes, et que même l’Église par le passé a eu d’autres habitudes. Mais cette simple théorie intellectuelle ne fait pas le poids face aux habitudes acquises lors de votre éducation.

Le poids de cette plasticité

On peut dire deux choses au sujet des habitudes :

  1. Il ne faut pas les sous-estimer : une grande partie de ce que nous faisons est déterminée par nos habitudes et on ne leur échappe que difficilement.
  2. Il ne faut pas les surestimer : il est possible de leur échapper et de les changer, voire de vivre contre elles.

Augustin décrit fort bien dans ses Confessions le poids que peuvent avoir les habitudes : en effet, ayant enfin compris clairement l’Évangile, il découvre qu’il est en fait trop faible pour l’accepter.

Le démon tenait dans sa main mon vouloir, et il m’en avait fait une chaîne, et il m’en avait lié. Car la volonté pervertie fait la passion ; l’asservissement à la passion fait la coutume; le défaut de résistance à la coutume fait la nécessité. Et ces nœuds d’iniquité étaient comme les anneaux de cette chaîne dont m’enlaçait le plus dur esclavage. Cette volonté nouvelle qui se levait en moi de vous servir sans intérêt, de jouir de vous, mon Dieu, seule joie véritable, cette volonté était trop faible pour vaincre la force invétérée de l’autre. Ainsi deux volontés en moi, une vieille, une nouvelle, l’une charnelle, l’autre spirituelle, étaient aux prises, et cette lutte brisait mon âme.

Augustin, Confessions, VIII, 5, 10.

Une fois qu’une habitude est acquise, elle détermine beaucoup notre action. Même quand on veut résister à la philosophie de notre époque, on découvre que nous n’avons pas la force de le faire. Elle pèse sur nous et tords tous nos efforts de changement. C’est ainsi qu’en cherchant à développer une vision politique chrétienne, je ne peux guère réussir qu’à rajouter des versets bibliques pour justifier une position politique qui vient de ma propre culture initiale.

Cela dit, une habitude peut être changée. Il est écrit :

Ainsi donc, comme vous avez reçu le Seigneur Jésus-Christ, marchez en lui, étant enracinés et fondés en lui, et affermis par la foi, d’après les instructions qui vous ont été données, et abondez en actions de grâces. Prenez garde que personne ne fasse de vous sa proie par la philosophie et par une vaine tromperie, s’appuyant sur la tradition des hommes, sur les rudiments du monde, et non sur Christ.

Colossiens 2:6-8

Notez ce vocabulaire : « enracinés et fondés en lui » qui a est acquise par la pratique « marchez en lui » et qui a pour conséquence un mode d’action : « d’après les instructions… abondez en actions de grâces ». C’est là une habitude qui est décrite. Et grâce à cette habitude, nous pouvons échapper à la philosophie des hommes.

Il est temps que nous revenions à la théologie politique.

Une vraie théologie politique est-elle possible ?

La théologie politique, c’est la doctrine de Dieu appliquée à la politique, c’est-à-dire « l’art d’associer les hommes dans le but d’établir, cultiver et conserver la vie sociale entre eux. » (Althusius, Politica)

La Vérité, c’est lorsque ce que nous disons correspond à la réalité. Appliqué à la théologie, c’est lorsque ce que nous disons de la doctrine de Dieu correspond à ce que Dieu veut/dit.

Une vraie théologie politique c’est donc un traitement chrétien de la politique qui correspond à ce que Dieu dit et veut de ce domaine.

Or nous venons de dire que toutes nos conceptions et pensées sur le sujet sont influencées par la culture qui nous environne. Est-il donc possible de faire de la vraie théologie politique, puisqu’elle est teintée de ma culture propre ? Oui.

  1. Parce que ce qui est vrai de la théologie politique est en fait vrai de la théologie toute entière. Contrairement aux libéraux, nous affirmons que la vraie théologie est possible, selon des nuances et des réserves décrites dans l’article de Parpaillot « Les différents types de théologie » Donc la vraie théologie politique aussi.
  2. Parce que l’objet de la théologie politique est en fait plus restreint qu’on ne l’imagine. La doctrine de Dieu ne porte pas directement sur la couleur du bulletin de vote. Elle porte d’abord sur les limites du pouvoir des autorités, et sur les différentes relations à l’autorité politique. La question de la couleur du bulletin ne vient que bien après, lorsque déjà nous nous sommes fixés sur la constitution de notre pays.

Ce que nous devons faire à présent

Tout cet article n’a pas pour but de montrer mes capacités de spéculations. C’est à cause d’un problème éthique que je me suis posé cette question, et il est temps de définir les applications :

Tout d’abord, nous devons tous nous humilier un grand coup : il n’y a pas de « candidats bibliques », même lorsque nous sommes d’accord qu’il y a une théorie politique chrétienne. Il n’y a pas non plus de « politique chrétienne » directe : il y a en revanche des principes chrétiens, qui font le tri entre action politique acceptable et action politique à rejeter. Ces principes sont ce que l’on appelle la loi naturelle. Même la constitution d’un pays — faut-il une royauté, une république, etc. ? — est davantage définie par la coutume d’un pays que par la théologie.

Ensuite, nous devons en conséquence renoncer à toute division d’origine politique dans l’Église : nous devons accepter qu’un frère qui travaille comme cadre dans une multinationale au cœur d’un centre ville envisage de voter écologiste : c’est l’effet de son environnement sur lui. Nous devons accepter qu’une sœur qui travaille comme aide à domicile dans une campagne précaire envisage de voter populiste : c’est l’effet de son environnement sur elle. Notre unité est dans l’Évangile qui s’applique à toutes les époques, et non dans des politiques qui sont différentes d’une vallée à l’autre.

Ensuite, il n’est pas justifié que nous abandonnions tout engagement ou réflexion politique : ils ne s’opposent pas à l’Évangile, mais le complètent. La plasticité de l’Église n’est pas un accident, mais quelque chose de voulu par Dieu. Notre tâche n’est pas de « dé-subvertir le christianisme », mais de chercher à vivre la vie la plus évangélique (conforme aux évangiles) possible, jusque dans nos actions politiques.


Illustration : Pierre-Narcisse Guérin, Henri du Vergier, comte de La Rochejaquelein, huile sur toile, 1816 (Cholet, musée d’art et d’histoire).

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

3 Commentaires

  1. Romuald

    Bonjour
    Merci Monsieur Omnès pour cette série de réflexions aussi passionnantes qu’utiles.
    Si je comprends bien, cette « plasticité » est nourrie de nos histoires personnelles, cultures, voire même peut-être blessures et autres expériences (positives ou négatives) ?!
    De fait, il nous faut accepter avec humilité, les autres interprétations possibles, notamment sur le champ politique.
    Toutefois, je m’interroge. Lorsque l’église cède à un environnement proposant – le plus souvent de manière insidieuse – une philosophie (voire même une politique) qui finalement cherche à annihiler (directement ou indirectement) le christianisme ; n’y a-t-il pas nécessité d’identifier ce risque et d’affirmer notre identité chrétienne ?
    Plus concrètement, quelles sont les limites à cette « plasticité » ?
    Ainsi, lorsque l’église locale est plus guidée par les « bons sentiments » que par la volonté de Dieu, en s’engageant – par exemple – sur la tolérance tous azimuts (on évite de parler du péché, on s’engage dans le féminisme militant, on tient un discours déiste, la « christocentricité » est de plus en plus abandonnée, etc), n’ y a-t-il pas un risque pour notre identité chrétienne ?
    Cette pensée post-moderniste actuelle – il n’ y a plus de vérité – est véhiculée à grande échelle, notamment dans le domaine de l’éducation scolaire. Et elle influence grandement les dirigeants des églises et leurs orientations locales. Dès lors, n’ y a-t-il pas des limites à identifier et à poser ? ET si oui, comment les formuler, les exposer ?
    En espérant ne pas être trop à côté du sujet …
    Merci

    Réponse
    • Etienne Omnès

      Il est vrai que dans cet article j’ai passé tellement de temps à décrire ce qu’est la plasticité qu’on a l’impression qu’il faut juste tout laisser en l’état et tout va bien. En fait, je considère qu’au contraire, il faut faire une critique serrée de notre propre culture pour l’amener à se soumettre à Christ. Pour cela, nous avons besoin d’un point de vue extérieur qui est la Tradition de l’Eglise qui nous aide à appliquer correctement la Bible. La question des limites et de la méthode devra être traité dans un autre article. Que Dieu me vienne en aide xD

      Merci en tout cas pour vos gentilles paroles.^^

      Réponse
  2. Romuald

    Merci beaucoup pour votre réponse. J’ai hâte de lire la suite 🙂

    Cordialement

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  1. Comment utiliser la plasticité de l’Eglise à notre avantage ? – Par la foi - […] un précédent article, je développais le concept de plasticité de l’Église. Je reprends la définition complète que […]

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