Polycarpe et le livre de Tobit — Konrad Buzała
19 janvier 2021

Konrad Buzała est un baptiste réformé polonais. Il est diplômé de l’université Copernic de Toruń en lettres classiques et en journalisme ainsi que du Grand séminaire baptiste de Varsovie, et continue ses études à l’Académie de théologie chrétiennne1 de Varsovie. Les sciences bibliques, la patristique et l’apologétique protestante sont au cœur de ses intérêts. Nous vous présentons ci-dessous la traduction de son dernier article, paru en polonais sur le portail Należeć do Jezusa (« Appartenir à Jésus »).


Le canon de l’Ancien Testament est un des domaines où il n’y a pas d’accord entre catholiques et protestants ; plus précisément, c’est le statut des livres appelés deutérocanoniques par les uns et apocryphes par les autres qui pose problème. Les deux parties en appellent volontiers à des témoignages de l’Antiquité pour faire valoir leur version du canon comme étant la plus probable. C’est aussi ce que fait Gary Michuta dans son livre Why Catholic Bibles are Bigger [Pourquoi les bibles catholiques sont plus grosses]. Il cite le fragment suivant de la seconde2 épître aux Philippiens de Polycarpe de Smyrne, un des Pères apostoliques3:

Puisque vous êtes aptes au bien, ne tardez pas : « L’aumône délivre de la mort. » Soyez tous soumis les uns aux autres. N’ayez rien à vous reprocher vis-à-vis des païens, afin que votre attitude ne mérite que la louange et que le Seigneur ne soit pas outragé à cause de vous. (cf. 1 P 5,5 ; 2,12) « Malheur à celui qui fait blasphémer le nom du Seigneur. » (És 52,5) Enseignez à tous la sagesse qui règle votre propre conduite.

10, 2-3 (trad. France Quéré)

D’après cet apologète catholique, la phrase L’aumône délivre de la mort — avec ou sans la conjonction car — serait une citation du livre de Tobit4 (4,10 ou 12,9), et le fait que l’auteur ne fasse pas de distinction entre cette citation et les suivantes, tirées respectivement du Nouveau et de l’Ancien Testament, indiquerait que Polycarpe considérait ce livre comme partie prenante de la même collection de textes faisant autorité5. Michuta explique également pourquoi la possibilité d’une référence à Tobit chez Polycarpe est essentielle :

Saint Polycarpe, qui était évêque de l’Église de Smyrne, mourut en martyr livré aux Romains vers 157 après Jésus-Christ. Irénée de Lyon, père de l’Église du IIe siècle, témoigne qu’il avait “non seulement été instruit, mais aussi avait conversé avec beaucoup de témoins oculaires du Christ”, qu’il était mort en martyr après avoir „toujours enseigné […] ce qu’avait transmis l’Église, c’est-à-dire seulement la vérité”. Puisqu’il en est ainsi, le recours de Polycarpe au livre deutérocanonique de Tobit est particulièrement important, puisqu’il reflète la pratique des Apôtres et des premiers chrétiens.

B. Altaner, A. Stuiber, Patrologia. Życie, pisma i nauka Ojców Kościoła, Varsovie, 1990, p. 114.

L’objetcif de notre article est d’évaluer cet argument catholique d’un point de vue protestant. Avant de passer à la critique, il est toutefois indispensable de bien présenter la structure de l’argumentation, d’autant plus que les chapitres de l’article correspondront à ses différentes étapes. Celle-ci se compose de trois étapes indispensables, et les trois thèses ci-dessous doivent être chacune vérifiées :

  1. Le texte utilisé par Polycarpe est bien une citation du livre de Tobit.
  2. Polycarpe donne au texte cité une autorité égale à celle de l’Écriture.
  3. La position de Polycarpe sur ce point témoigne de la tradition apostolique authentique.

Démontrer la fausseté de n’importe quelle de ces thèses ou en montrer l’improbabilité me permettra de rejeter cette argumentation, ou à tout le moins de la mettre en doute. De surcroît, il convient de pointer ce qui est le plus évident, mais qui est peut-être négligé : à savoir que cette argumentation n’est pas sans limites ; même si on en reconnaissait la vérité, cela ne prouverait pas du tout que tous les Pères apostoliques considéraient tous les apocryphes ou deutérocanoniques comme partie intégrante de la Bible. L’argumentation prouverait seulement que le livre de Tobit était reçu comme canonique — et cela serait vrai non pour l’ensemble des Pères apostoliques, mais seulement pour Polycarpe.

Polycarpe a-t-il vraiment cité Tobit ?

La question s’avère un peu compliquée au regard de la critique textuelle, alors que les apologètes catholiques romains utilisent le passage de Polycarpe de manière totalement triviale et négligent ce problème difficile avec une légèreté inouïe. Pour autant que Polycarpe ait écrit sa Seconde épître aux Philippiens en grec, celle-ci n’a pas été préservée intégralement jusqu’à nous dans sa langue originale. Il n’y a qu’en latin qu’elle ait été entièrement conservée, et dans le cas du §10, nous ne disposons que de la traduction latine de l’original grec6 :

Cum potestis benefacere, nolite differre, quia eleemosyna de morte liberat. Omnes vobis invicem subiecti estote, conversationem vestram irreprehensibilem habentes in gentibus, ut ex bonis operibus vestris et nos laudem accipiatis et dominus in vobis non blasphemetur.

La version latine de la phrase Car l’aumône délivre de la mort est quia eleemosyna de morte liberat 7. Il est possible qu’ici, Polycarpe ne cite pas du tout Tb 4,10 ou 12,9, mais Proverbes 10,2 dans la version de la Septante. La phrase de Tb 4,10 qui nous intéresse est traduite dans la Bible du Jérusalem Car l’aumône délivre de la mort, et la Septante a διότι ἐλεημοσύνη ἐκ θανάτου ῥύεται (dioti eleemosynē ek thanatou rhyetai). La phrase correspondante de Tb 12,9 dans la Bible de Jérusalem est L’aumône sauve de la mort, dans la Septante ἐλεημοσύνη γὰρ ἐκ θανάτου ῥύεται (eleemosynē gar ek thanatou rhyetai). Enfin, en Proverbes 10,2, la même traduction a mais la justice délivre de la mort, dans la Septante δικαιοσύνη ῥύσεται ἐκ θανάτου (dikaiosynē de rhysetai ek thanatou). La seule vraie différence concerne les mots ἐλεημοσύνη (eleemosynē) en Tobit et δικαιοσύνη (dikaiosynē) en Proverbes 10. Pourvu que le contexte le permette, ces substantifs peuvent être utilisés comme synonymes, car l’aumône est une forme de justice et d’œuvre juste7.

Polycarpe voulait-il ici faire référence à Tb 4,10, 12,9 ou à Proverbes 10,2 ? Il est difficile de trancher ; on prêtera attention au fait que nous ne disposons pas de la version originale de l’épître de Polycarpe, et que nous ne connaissons ce passage que par l’intermédiaire de manuscrits latins tardifs, datant seulement du XIe au XVe siècle8. L’original composé au IIe siècle, qui est perdu, est antérieur de presque un millénaire aux premières copies du XIe siècle. La barrière à franchir n’est pas seulement temporelle, mais aussi linguistique. Nous ne savons en effet pas dans quelle mesure et avec quelle précision les manuscrits latins reflètent ce que contenait l’original grec de ce passage. Clayton N. Jefford évalue ainsi la qualité du témoignage latin sur l’épître aux Philippiens :

Bien que le texte provienne d’une source ancienne, il consiste principalement en une combinaison de paraphrases lâches, et ne s’avère donc pas un témoin particulièrement fidèle du texte original grec.

C. N. Jefford, Reading the Apostolic Fathers: A Student’s Introduction, Grand Rapids, Michigan : Baker Academic, 2012, p. 74.

J. B. Lightfoot écrit à son tour :

La traduction est parfois très libre, et le texte grec qui servit de source n’était pas exempt d’erreurs. De plus, le texte de la version latine elle-même n’a pas été transmis sans être corrompu.

K. Berding, Polycarp and Paul: An Analysis of Their Literary and Theological Relationship in Light of Polycarp’s Use of Biblical and Extra-Biblical Literature, Leyde / Boston / Cologne : Brill, 2002, pp. 104-105.

Si l’on peut admettre qu’il est assez probable que l’intention du traducteur fût de citer à cet endroit Tb 4,10 ou 12,9, il n’en reste pas moins que Polycarpe pouvait aussi bien citer Tb 4,10, 12,19 que Pr 10,2 dans la version de la Septante. Tout dépend donc de la fidélité du traducteur et du fait qu’il ait été influencé par Tb 4,10 ou 12,9, et qu’il ait ainsi perçu chez Polycarpe une référence à Tobit plutôt qu’aux Proverbes, ou inversement9.

De surcroît, nous pouvons avoir affaire non tant avec une citation d’une source littéraire qu’avec une tradition orale. Martin Hengel affirme qu’il est possible que ce passage ne soit pas stricto sensu une citation du livre de Tobit, mais un certain commandement moral sous-jacent, transcrit tant dans Tb 4,10, 12,9 que dans ce passage de l’épître aux Philippiens10. Il apparaîtrait alors que Polycarpe n’aurait pas cité le livre de Tobit, mais que les auteurs des deux textes auraient puisé à une tradition orale commune.

Polycarpe met-il ce texte à l’égal de l’Écriture ?

Même si nous supposons que l’auteur fait effectivement référence au livre de Tobit, nous ne pouvons pas pour autant être assurés du statut dont jouissait à ses yeux cet ouvrage. L’intention de Polycarpe était-elle de citer un fragment de l’Écriture à l’autorité incontestée, ou faut-il plutôt y voir une allusion pédagogique à la littérature non canonique, mais estimée par les chrétiens ?

Il faut tout d’abord remarquer que le passage cité dans l’épître aux Philippiens n’est pas directement qualifié d’Écriture (φγαφή graphē) par Polycarpe. Il n’utilise pas davantage les formules habituelles des auteurs du Nouveau Testament pour introduire des citations bibliques — par exemple il est écrit (γέγραπται gegraptai). Oskar Skarsaune confirme que les Pères grecs du IIe siècle n’avait pas pour habitude de citer les apocryphes comme textes inspirés :

Si l’on considère la fréquence de citation comme un élément probant, le témoignage du Nouveau Testament indique que ses auteurs (à une exception près [c’est-à-dire Jude 14-15 — K. Buzała]) citaient seulement les livres du canon hébraïque en tant qu’Écriture. La situation paraît étonnamment similaire lorsqu’on considère l’Église grecque du IIe siècle. Si l’on fait abstraction du cas de Clément d’Alexandrie, on remarque que les citations des “apocryphes” des codices tardifs de la Septante sont totalement absents. Il y a bien évidemment quelques allusions ou citations libres, mais leur fréquence est nettement moindre que celle des livres canoniques.

O. Skarsaune, The Question of Old Testament Canon and Text in the Early Greek Church, in Magne Sæbø (éd.), Hebrew Bible / Old Testament: The History of Its Interpretation, t. 1, Göttingen, 1996, p. 445.

De plus, même si Polycarpe avait utilisé le substantif Écriture (φγαφή graphē) à propos de ce texte, ce terme, comme l’affirme James H. Thornwell, a dans les textes patristiques un sens plus large que celui qu’il a dans le Nouveau Testament, et ne renvoie pas toujours aux livres canoniques de la Bible11.

Michuta attribue une importance non négligeable au fait que le passage plausible de Tb 4,10 ou 12,9 se situe dans l’entourage de fragments de l’Ancien et du Nouveau Testament (1 P 5,5, 2,12 et És 52,5). Là encore, dans la littérature patristique, citer de nombreuses sources les unes après les autres est la norme et ne signifie en rien qu’elles sont toutes d’égale importance et qu’elles sont toutes canoniques. Nous pouvons trouver chez les Pères apostoliques des chapitres presque entièrement truffés de citations et d’allusions à des textes indifféremment inspirés ou non. S’ils ne sont pas accompagnés de formules caractéristiques, il est difficile d’en inférer quoi que soit quant au statut que leur attribue l’auteur. Roger T. Beckwith montre qu’il est nécessaire de distinguer entre l’allusion ou la citation libre et la citation proprement dite d’un livre ; voici ses mots :

Lorsque la lettre d’un texte apocryphe est adoptée, ou qu’il y est fait clairement référence, on peut établir avec certitude une dépendance de ce livre et supposer qu’il était par conséquent tenu en estime. Mais si nous n’observons que l’emprunt de la lettre d’un livre, sans qu’une des formules de citation scripturaire héritée du Nouveau Testament soit présente, il ne faudrait pas en déduire que le livre était canonique. À tout le moins, cela pourrait tout aussi bien suggérer qu’il n’était pas canonique, quoique respecté.

R. T. Beckwith, The Old Testament Canon of the New Testament Church: And its Background in Early Judaism, Londres, 1985, p. 387.

Strictement parlant, tant dans le cas de 1 P 5,5, 2,12 et d’És 52,5 que dans la prétendue citation du livre de Tobit, nous ne pouvons déduire du fragment de Polycarpe que le fait qu’il connaissait ces textes, les considérait utiles pour les chrétiens, et ne les comptait donc pas au nombre des livres qu’il rejetait.

Icône grecque de Polycarpe avec les Saintes Écritures.

L’opinion de Polycarpe est-elle la tradition apostolique ?

Si nous admettons que Polycarpe a vraiment cité Tb 4,10 ou 12,9 en donnant à ce livre la même autorité qu’à la Bible, cela n’écarte toujours pas la possibilité que Polycarpe ne pouvait pas nécessairement se rendre compte que le livre de Tobit n’avait jamais fait partie du dépôt transmis par Dieu au peuple de l’Ancienne Alliance — Israël. Son opinion sur ce sujet pouvait être tout simplement erronée (et il ne s’agit aucunement de lui porter préjudice).

Appuyons-nous sur la chronologie : il est vrai que l’épître aux Philippiens appartient aux premiers textes extra-bibliques apparus après l’époque apostolique. Ce fait seul ne garantit toutefois pas que son œuvre soit le juste reflet de la doctrine apostolique sur la question de la délimitation du canon biblique. L’épître de Barnabé, elle aussi au nombre des écrits des Pères apostoliques, est un texte plus ou moins contemporain de l’épître aux Philippiens, voire légèrement antérieur12. Malgré cela, nous pouvons trouver chez Barnabé des passages où l’Écriture sainte est clairement mise au niveau de pseudépigraphes que ni les protestants ni les catholiques romains ne considèrent comme canoniques13. Si donc la chronologie doit être le critère déterminant, alors même le canon romain s’avère trop étroit !

Le témoignage de Polycarpe ne résiste pas non plus au critère de catholicité. Polycarpe était évêque de Smyrne, ville située en Asie Mineure. Méliton de Sardes, évêque de cette ville, œuvra dans la même région à peu près à la même époque. Il nous a transmis une liste du canon de l’Ancien Testament datée autour de 170, qui ne contient aucun des livres deutérocanoniques, et donc pas non plus le livre de Tobit14.

Beckwith estimait que le voyage de Méliton en Palestine, dans le but de connaître le canon exact de l’Ancien Testament, avait pu être motivé par l’apparition de doutes à ce sujet au IIe siècle chez les chrétiens d’Asie Mineure — peut-être en partie à la suite de l’utilisation ambiguë du livre de Tobit par Polycarpe, qui jouissait certainement d’une autorité certaine là-bas15. Quand Méliton revint de son voyage d’études, après avoir probablement consulté les chrétiens de Palestine ou de Syrie, il nous a transmis une liste de livres qui ne comprenait pas Tobit, et Eusèbe de Césarée appelle cette collection catalogue des livres de l’Ancien Testament universellement reconnus16. Devons-nous donc nous faire de l’opinion d’un seul individu (Polycarpe de Smyrne) l’opinion partout dominante sur le sujet, surtout lorsque celle-ci provient d’Asie Mineure, où il y avait probablement une certaine confusion sur la question du canon ?

Il importe à Michuta d’établir l’autorité de Polycarpe ; c’est pour cela qu’avant de présenter à ses lecteurs l’argumentation qu’il tire de la citation du livre de Tobit dans l’épître aux Philippiens, il décrit Polycarpe comme un des premiers martyrs, qui, d’après Irénée de Lyon, avait été formé par les Apôtres eux-mêmes. L’apologète se sert ensuite de sa proximité avec les disciples du Seigneur. Ce procédé rhétorique a pour but de nous persuader que l’autorité de Polycarpe comme disciple apostolique est inébranlable, et que son opinion sur la question du canon devait être celle des Apôtres eux-mêmes. Je suis d’accord que Polycarpe, eu égard à ses liens avec les Apôtres, et au fait qu’il ait vécu vraiment très peu de temps après les événements des Évangiles, mérite de jouir d’une grande autorité, tout comme les autres Pères apostoliques. Le problème est que ni les Églises protestantes, ni l’Église romaine ne reçoivent l’autorité de Polycarpe inconditionnellement. Polycarpe était faillible — même lorsque son intention était de nous transmettre une tradition apostolique —, et un catholique doit aussi le reconnaître. Tant Polycrate d’Éphèse et Irénée de Lyon au IIe siècle que sans doute Eusèbe de Césarée au IVe siècle s’accordent à dire que Polycarpe, lors de la querelle de Pâques au IIe siècle (sur la datation de la fête chrétienne de Pâques), prit le parti des Quartodécimains (croyants d’Asie Mineure qui pensaient que la date correcte de Pâques était le quatorzième jour du mois juif de Nisan)17. Anicet et Victor, évêques de Rome, se positionnèrent contre cet usage ; ils considéraient qu’il convenait de commémorer la Résurrection du Seigneur exclusivement un dimanche, indépendamment du calendrier juif18. Par son opinion contraire, Polycarpe s’opposait donc aux papes eux-mêmes, et aussi au point de vue catholique romain primitif en la matière. Malgré cela, Polycrate d’Éphèse présenta le point de vue de Polycarpe comme représentatif de l’authentique tradition apostolique :

Nous célébrons donc avec scrupule le jour sans rien ajouter ni retrancher. C’est encore en effet dans l’Asie que se sont éteintes de grandes lumières ; elles ressusciteront au jour de la parousie du Seigneur, dans laquelle avec gloire il viendra des cieux, pour chercher tous les saints, Philippe, l’un des douze qui s’est endormi à Hiérapolis, ainsi que deux de ses filles qui ont vieilli dans la virginité ; une troisième qui vivait dans le saint Esprit, est décédée à Éphèse. C’est encore aussi Jean, qui a reposé sur la poitrine du Sauveur, qui fut prêtre et portait la lame [d’or], martyr et docteur. Il s’est endormi à Éphèse. C’est encore aussi Polycarpe à Smyrne, évêque et martyr. C’est Thraséas d’Euménie, évêque et martyr, qui s’est endormi à Smyrne.

op. cit., livre V, ch. 24, 2-4 (trad. Émile Grapin).

Puisque les évêques de la Rome antique ont pu contester l’opinion de Polycarpe sur la date de Pâques et la considérer tout simplement fausse, les protestants sont aussi autorisés à penser que, en raison de la confusion qui planait sur le canon de l’Ancien Testament en Asie Mineure, Polycarpe s’est laissé égarer quant à la canonicité du livre de Tobit, sans qu’on puisse lui en tenir rigueur. L’intéressant est que la controverse quartodécimane nous dit quelque chose d’une « tradition apostolique » dont la fiabilité va décroissant. En défendant leurs conceptions, les chrétiens d’Asie Mineure et ceux de Rome en appelaient à l’enseignement oral des Apôtres, se référant à des apôtres et à des disciples hélas différents pour fonder tel ou tel usage qui emportait leur préférence. Les premiers s’appuyaient sur Philippe et sur Jean, les seconds sur Pierre et Paul19.

En cherchant des réponses aux trois questions posées en tête de cet article, j’ai ainsi passé au crible l’argumentation déployée par Michuta pour défendre la thèse que Polycarpe, suivant en cela l’exemple des Apôtres, aurait cité dans son œuvre le livre de Tobit qu’il aurait considéré comme inspiré. Étant donné que chacune des trois étapes décrites au début de l’article pose un certain nombre de difficultés, l’argumentation demeure en fin de compte douteuse. Le passage de l’épître aux Philippiens (10,2) n’apporte donc pas de manière convaincante une preuve en faveur du canon catholique romain de l’Ancien Testament.


Illustration de couverture : Le Dominiquin, Paysage avec Tobie et l’ange (détail), huile sur toile, vers 1610-1613, (Londres, National Gallery).

  1. Il s’agit de la principale faculté de théologie non catholique du pays.[]
  2. La tradition manuscrite ne connaît qu’une seule épître de Polycarpe, mais la critique textuelle a considéré que le § 13 de l’épître était en fait une lettre indépendante, antérieure au martyre d’Ignace d’Antioche. Cf. France Quéré, Les Pères apostoliques. Écrits de la primitive Église, Paris : Le Seuil, 1980, ad locum.[]
  3. Gary Michuta, Why Catholic Bibles are Bigger, El Cajon, Californie : Catholic Answers, 2017, p. 86.[]
  4. Abréviation Tb.[]
  5. Gary Michuta, op. cit., pp. 86-87.[]
  6. « À partir d’ici [§ 10] et jusqu’à la fin, le texte grec a disparu. Il ne subsiste qu’une ancienne traduction latine. » France Quéré, op. cit., ad locum.[]
  7. Article δικαιοσύνη, ης, ἡ, in F. W. Danker, W. Bauer (éd.), A Greek-English Lexicon of the New Testament and Other Early Christian Literature, Chicago / Londres, 2000, p. 248 ; Articles δικαιοσύνη, ης et ἐλεημοσύνη, ης, in J. P. Louw, E. A. Nida (éd.), Greek-English Lexicon of the New Testament: Based on Semantic Domains, t. 1, New York, 1989, p. 569.[]
  8. B. Gleede, Parabiblica Latina: Studien zu den griechisch-lateinischen Übersetzungen parabiblischer Literatur unter besonderer Berücksichtigung der apostolischen Väter, Leyde /Boston : Brill, 2016, p. 364.[]
  9. K. Berding, Polycarp and Paul: An Analysis of Their Literary and Theological Relationship in Light of Polycarp’s Use of Biblical and Extra-Biblical Literature, Leyde / Boston / Cologne : Brill 2002, pp. 104-105.[]
  10. M. Hengel, The Septuagint as Christian Scripture: Its Prehistory and the Problem of Its Canon, Édinbourg / New York : Baker Academic, 2002, p. 116.[]
  11. J. H. Thornwell, The Arguments of Romanists from the Infallibility of the Church and the Testimony of the Fathers in behalf of the Apocrypha, Discussed and Refuted, New York, 1845, pp. 231-246.[]
  12. B. D. Ehrman (éd.), The Apostolic Fathers, Cambridge / Londres, 2003, t. 1 p. 328, t. 2, p. 7 ; M. W. Holmes (éd.), The Apostolic Fathers: Greek Texts and English Translations, Grand Rapids, Michigan, 2007, pp. 275, 373 ; C. N. Jefford, Reading the Apostolic Fathers: A Student’s Introduction, Grand Rapids, Michigan, 2012, pp. 7, 77.[]
  13. Cf. Épître de Barnabé, 11,10-12,1 ; 16,3-6. D’après France Quéré, une de ces citations semble provenir de l’Apocalypse d’Esdras, aussi nommée 4 Esdras (12,1 ; ce livre est inclus dans la Septante et dans certaines bibles orthodoxes, sans être pour autant canonique), d’autres sont d’origine non identifiée (16,3-5), et une est tirée du livre de Tobit (16,6).[]
  14. Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, livre IV, ch. 26,13-14.[]
  15. R. T. Beckwith, The Old Testament Canon…, pp. 389-390.[]
  16. Eusèbe de Césarée, op. cit., livre IV, ch. 26,12.[]
  17. H. Chadwick, Kościół w epoce wczesnego chrześcijaństwa, Varsovie, 1993, pp. 82-83 ; Eusèbe de Césarée, op. cit., livre V, ch. 24,4, 16.[]
  18. Eusèbe de Césarée, op. cit., livre V, ch. 24,1, 9, 14-17.[]
  19. H. Chadwick, op. cit., p. 82; Eusèbe de Césarée, op. cit., livre V, ch. 24,1, 2-3, 16.[]

Arthur Laisis

Linguiste, professeur de lettres, étudiant en théologie à la faculté Jean Calvin et lecteur dans les Églises réformées évangéliques de Lituanie. Principaux centres d'intérêts : ecclésiologie, christologie, histoire de la Réforme en Europe continentale. Responsable de la relecture des articles du site.

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