Dans le premier article de ma série sur les alliances noachiques, j’ai rappelé ce qu’était une alliance et j’ai expliqué le contexte des alliances noachiques : la création, la chute, la progression du mal dans le monde de l’époque, la persécution du peuple de Dieu et le Déluge vu comme un « jugement rédemptif ». Dans le deuxième article, je me suis attardé sur la première alliance noachique : celle qui est mentionnée dans Genèse 6.18. Dans ce troisième et dernier article, je présenterai la deuxième alliance noachique mentionnée après le Déluge à la sortie de l’Arche. Pour un article plus simple sur Jésus et Noé, voir mon article sur Larebellution.
1. Une nouvelle création
On retrouve cette deuxième alliance noachique dans Genèse 8,20-9,17. Par la suite, j’y ferai référence par l’expression alliance noachique de grâce commune. Grâce commune car la bénédiction de cette alliance appartient à tous les hommes sans distinction, qu’ils soient membres ou non du peuple de Dieu. On l’oppose à la grâce spéciale : l’ensemble des bénédictions reçues uniquement par l’Église.
Cette alliance est mentionnée dans le contexte de la sortie de l’arche décrite comme une nouvelle création, c’est-à-dire qu’elle rappelle la création de l’univers racontée dans Genèse 1.
On peut noter qu’à l’inverse, le déluge est décrit comme une « dé-création » : « Toutes les sources du grand abîme jaillirent et les écluses du ciel s’ouvrirent. » (Gn 7,11). Les eaux d’en bas (les mers, les eaux souterraines) et celles d’en haut (les nuages) qui étaient séparées fusionnent. Ce qui fait revenir la création à son état primordial où « il y avait des ténèbres à la surface de l’abîme » (Gn 1,2) et des eaux qui recouvraient la terre entière. Des ténèbres comme lors d’une pluie importante, les nuages cachent la lumière du soleil.
En effet, l’ordre des événements suit l’ordre des actions de Dieu lors de la semaine de la création. De même qu’au tout début de la création.
À la création, on a cet ordre dans Genèse 1 :
- L’Esprit de Dieu planant au-dessus des eaux ;
- La séparation des eaux d’en bas (« l’abîme », les mers, les océans etc) des eaux d’en haut (les nuages) ;
- L’émergence de la terre ferme ;
- La création des animaux marins (« poissons de la mer ») et volants (« oiseaux du ciel ») ;
- La création des animaux terrestres et des hommes ;
- Dieu prenant plaisir en tout ce qu’il a créé ;
- Le mandat culturel.
Après le déluge, on aussi un enchaînement précis dans Genèse 8 :
- Dieu fait passer un vent sur la terre pour calmer l’eau.
- Dieu ferme les sources de l’abîme et les ouvertures1 du ciel (les nuages).
- L’eau baisse progressivement et les sommets des montagnes apparaissent.
- Noé envoie le corbeau et la colombe qu’on peut considérer comme représentants des oiseaux.
- Noé et tous les animaux, y compris les animaux terrestres, sortent de l’arche.
- Dieu prend plaisir aux sacrifices de Noé.
- Le mandat culturel est renouvelé.
Même si nous verrons plus loin que le texte le dit explicitement (Gen 9,9-10), d’après toutes ces allusions à la création de Genèse 1, il semble de prime abord naturel de penser que cette alliance ait une portée universelle, c’est-à-dire qu’elle concerne à la fois toute l’humanité et les animaux.
2. Les éléments de cette alliance
Voici les éléments de cette alliance :
- Les deux parties : Dieu d’un côté, les êtres vivants, les hommes et les animaux de l’autre représentés par Noé et ses fils (Gn 9,8).
- La promesse : le serment de ne plus jamais envoyer de déluge détruire la terre (Gn 9,11). Dieu accomplit cette promesse en ne déréglant plus le cycle de la nature et en maintenant son équilibre (Gn 8,22).
- Des conditions pour obtenir la promesse : aucune.
- Des sacrements (sceaux et signes de l’alliance) : l’arc-en-ciel (« mon arc parmi les nuages », Gn 9,12-17). On peut le voir comme un arc tourné vers le ciel et non vers la terre. Lors du déluge, Dieu était en quelque sorte en guerre avec les hommes. Désormais, il est en paix avec eux jusqu’au jugement dernier. C’est ce que symbolise l’arc-en-ciel d’après la littérature extra-biblique, c’est-à-dire les écrits du Proche-Orient ancien.
- Des punitions, une pénalité en cas de non observance des termes de l’alliance : aucune.
- Un serment de ratification/une signature (facultatif) : oui, mais seul Dieu jure, s’engage.
- Des principes régulateurs, des règles et des principes servant à réguler la relation des parties dans le cadre de cette alliance (facultatif) : un mandat culturel réactualisé, une nouvelle promulgation de l’État (concernant tous les hommes) et l’interdiction de consommer de la viande avec son sang (concernant uniquement le peuple de Dieu, jusqu’à la venue du Messie).
- Un prologue historique rappelant les bienfaits passés (facultatif) : aucun.
On peut donc en déduire assez simplement que l’alliance de Dieu avec Noé décrite dans Genèse 9 est une alliance unilatérale. L’accomplissement de sa promesse ne dépend que de Dieu et aucunement d’une action quelconque de l’homme, pas même de sa foi. Ce qui est naturel puisque Dieu seul contrôle à chaque instant et en tout lieu la météorologie et les phénomènes naturels ! Certes, il y a quand même des commandements, mais ils ne sont pas des conditions à remplir pour obtenir la promesse de Dieu. Ils sont là uniquement pour réguler la vie des hommes jusqu’au jugement dernier.
2.1. Le signe de l’alliance
Le signe mentionné, l’arc-en-ciel, est un signe qui assure aux hommes que Dieu tiendra sa promesse : ne plus envoyer de déluge. C’est exactement ce que les réformés appellent un sacrement. D’après l’exemple de l’arc-en-ciel, on comprend bien que les sacrements, y compris ceux de la Nouvelle Alliance (le baptême et la Sainte-Cène) ne sont pas des signes de l’engagement des croyants envers Dieu mais des sceaux (comme ceux d’un roi) qui certifient les promesses de Dieu.
Autrement dit, Dieu a donné les sacrements à l’Église pour renforcer l’assurance et la foi de son peuple quand ils font un droit usage de ces sacrements. Et l’Esprit confère réellement la grâce signifiée quand ils sont ainsi utilisés.
L’arc-en-ciel est très intéressant car il plaide largement en faveur de la définition réformée des sacrements. Ce qui permet de remettre en question un présupposé erroné des baptistes : une mauvaise définition des sacrements, centrée sur l’engagement de l’homme au lieu de l’être sur la promesse de Dieu. Si la compréhension réformée de ce qu’est un sacrement est juste, alors il n’y plus aucun problème à baptiser un enfant indépendamment de sa volonté.
Ce sacrement n’est pas quelque chose d’administré à l’homme (de l’eau versée, de la nourriture consommée etc) car il ne représente pas le salut mais seulement une bénédiction terrestre.
2.2. La nouvelle promulgation de l’État
Le premier principe régulateur qu’on trouve est la re-promulgation de l’État ou du gouvernement politique. Je dis qu’il est question de l’État car le reste de la Bible nous confirme que la seule structure autorisée à punir les individus, c’est l’État (Rm 13,4). Et parmi les peines que l’État peut infliger aux criminels, il y a la peine de mort.
Je dis re-promulgation au lieu de promulgation car l’État n’est pas une invention apparue après le déluge. Il a déjà été instauré bien avant. Et pas par les hommes mais par Dieu. On peut en retrouver une trace dans la dernière parole de Dieu à Caïn : « L’Éternel lui dit : « Si quelqu’un tue Caïn, Caïn sera vengé sept fois » et c’est ainsi que le Seigneur assura par serment à Caïn qu’il n’adviendrait pas qu’on lui ôte la vie impunément » (Gn 4,15, traduction de Kline). Ce verset ressemble énormément à Genèse 9,6 : « Si quelqu’un verse le sang de l’homme, son sang sera versé par l’homme, car Dieu a fait l’homme à son image. »
Dieu parle ici de l’État car il est une institution cruciale pour maintenir l’ordre dans la société et limiter le mal commis par l’homme qui attire la colère de Dieu. Cependant, le fait même qu’il y a eu un déluge montre que cette solution n’est pas parfaite.
C’est une institution de la grâce commune comme elle agit dans l’intérêt de tous les hommes, et pas seulement des chrétiens.
2.3. L’interdiction de manger de la viande avec son sang
Ce deuxième élément régulateur est plus difficile à interpréter. Comme d’habitude, il est utile et prudent d’étudier ce passage obscur à la lumière de passages plus clairs. Dans la suite du Pentateuque, on retrouve la même interdiction parmi les lois d’Israël (Lv 17).
On y apprend que dans un contexte rituel de sacrifices offerts à Dieu, le sang a une valeur symbolique. En effet, le sang de l’animal était versé à la place du pécheur qui l’offrait en sacrifice pour obtenir le pardon de ses fautes auprès de Dieu. Ce sang représente la satisfaction de la justice d’un Dieu saint face au péché de l’homme qui mérite la mort pour sentence. Ainsi, il est réservé à Dieu seul. On notera que le sang a une valeur légale (celui d’un substitut condamné à la place du coupable) et non pas mystique et intrinsèque, comme si le sang avait quelque chose de sacré en lui-même.
C’est pour cela que « si un Israélite égorge une bête en dehors du temple sans l’y amener pour offrir une offrande à l’Éternel, il sera coupable du sang versé, il sera exclu du peuple » (paraphrase de Lv 17,4). Cette interdiction servait à montrer que le seul moyen pour un coupable d’être épargné est que le sang d’un substitut soit versé à la place du sien. La justice de Dieu doit être satisfaite. « S’il n’y a pas de sang versé, il n’y a pas de pardon. » (Hé 9,22)
De plus, comme cette loi ne concernait qu’Israël et non les nations païennes environnantes, on en déduit que l’interdiction de Genèse 9,4 concernait uniquement le peuple de Dieu. Bien sûr, à la sortie de l’arche, l’humanité se confondait avec le peuple de Dieu constitué par la famille de Noé. C’est là que réside toute la difficulté. C’est à cause de cela qu’on a l’impression que cette ordonnance implique l’humanité toute entière. Mais seuls les véritables héritiers de la foi de Noé (Hé 11), ceux qui partagent sa foi ainsi que leur famille sont touchés par cette restriction. Ce qui inclut Abraham, Isaac, Jacob, Israël, la lignée élue menant jusqu’au Messie promis. Actes 15 confirme notre interprétation quand Jacques et les apôtres considèrent cette interdiction comme un joug à ne pas imposer aux païens convertis et une pratique obsolète depuis l’œuvre rédemptrice de Christ.
En conclusion, maintenant que le Christ, « l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde » (Jn 1,36) vers lequel pointaient tous les sacrifices est venu et a donné sa vie, la règle de Genèse 9,4 n’a plus de sens. Elle a été accomplie en Jésus. Ainsi, nous les chrétiens, ne sommes plus concernés par cette obligation. Rendons-grâce à Dieu pour avoir pourvu un sacrifice, son propre Fils qui a versé son sang à notre place. Ainsi justice est faite et Dieu peut nous être favorable. Nous sommes pardonnés de nos iniquités et réconciliés avec lui pour toujours.
3. Il s’agit bien d’une alliance conclue après la sortie de l’arche
Comme dans Genèse 6,18, on retrouve dans Genèse 9,9-11 le verbe établir (קום qwm au hiphil) qui suppose que l’alliance qui est établie a déjà été conclue dans le passé. Le fait qu’on ne trouve pas l’expression initier une alliance (שבע בְרִית shava berith) dans Genèse 8 et 9 n’implique pas que l’alliance mentionnée dans ces chapitres ait été conclue avant la sortie de l’arche. Voici deux arguments :
1 – On peut émettre l’hypothèse qu’il n’y a même pas besoin d’une initiation officielle de cette alliance car elle dépend seulement de l’action de Dieu. Toutes les autres alliances de la Bible ont besoin à un moment d’être formellement conclues. Elles demandent de la part des hommes des conditions à remplir pour recevoir le bien promis : soit des œuvres méritoires, soit la foi. Mais ce n’est pas le cas de l’alliance mentionnée dans Genèse 8-9. C’est pourquoi, Dieu peut directement promettre d’accomplir (établir) son alliance sans passer par une cérémonie au préalable. Dans tous les cas, que les hommes croient en lui ou non, Dieu maintiendra l’équilibre de la nature.
2 – La décision de Dieu de ne plus jamais envoyer de Déluge (promesse de l’alliance) semble être une réaction aux holocaustes qui lui ont été offerts par Noé (Genèse 8,20-22). Et non pas une promesse que Dieu avait faite à Noé depuis longtemps. Bien sûr, n’oublions pas que Dieu est immuable et que cette manière de parler de lui est un anthropomorphisme utile ici à la narration.
J’avoue que je ne suis pas définitivement convaincu par cette interprétation. Mais c’est la seule manière d’expliquer l’absence de l’expression « initier une alliance » que j’ai trouvée pour l’instant.
4. Le but de l’alliance
4.1. Abroger le régime de la théocratie présent dans l’arche pendant le Déluge
On peut dire que Noé et sa famille vivaient sous un régime théocratique, c’est-à-dire sous le règne direct de Dieu, pour plusieurs raisons :
- Les habitants de l’arche étant réduits à une famille de huit personnes, il n’y avait plus de gouvernement : Dieu était le roi ou bien Noé le représentait.
- On apprend que Noé faisait la distinction entre des animaux impurs et purs (Gn 5). L’autorisation de manger de tous les animaux s’explique très bien si on l’interprète comme une abrogation de cette distinction. On aurait un parallèle avec l’abrogation de l’Ancienne Alliance et l’autorisation de manger des animaux impurs.
- La manière dont Genèse présente l’arche de Noé comme un temple, qui est une structure clé du régime théocratique d’Israël (une structure avec trois zones différentes, dont le plan de construction est donné par Dieu, une porte et des fenêtres qui peuvent représenter les portes de l’abîme de Jb 38.8-11 et les ouvertures du ciel de Gn 7,11, 8.2).
En conclusion, on peut donc voir que l’alliance noachique de grâce commune avait justement pour but d’effectuer la transition d’un régime théocratique vers un régime de grâce commune. Et cela en renouvelant les institutions de la Création dans le contexte de la chute et en donnant des éléments régulateurs spécifiques.
4.2. Être au service de l’alliance de grâce
L’alliance noachique de grâce commune avait pour but second de servir en quelque sorte de charpente de l’alliance de grâce. Elle permettait de fournir un contexte favorable à l’avancée du plan de Dieu. Un monde suffisamment stable pour permettre à la descendance promise d’avancer jusqu’à Jésus, le Messie promis qui accomplit les promesses de l’alliance de grâce. On comprend mal, en effet, comment cela aurait été possible si Dieu avait envoyé encore dix déluges !
Je rajouterai également qu’en retardant le jugement dernier, cette alliance permet aussi de laisser beaucoup de temps aux pécheurs pour se repentir et placer leur confiance en Christ avant qu’il ne soit trop tard.
Illustration en couverture : Isaac Van Oosten, L’entrée dans l’arche (détail), huile sur toile, (Rennes, musée des Beaux-Arts).
- Selon les mots de la Traduction œcuménique de la Bible.[↩]
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