Thomas d’Aquin, la loi éternelle et la loi naturelle
25 janvier 2021

Dans un précédent article, j’ai résumé la pensée de Thomas d’Aquin sur la loi en général et sur la Loi Ancienne, celle de l’Ancien Testament. Je continue ici le résumé de sa pensée sur la loi en m’attardant sur les questions 93 et 94 de la Prima Secundæ Partis de sa Summa Theologiae. Cette petite incursion dans la réflexion fournie du scolastique sera conclue par un article sur la loi humaine.

La loi éternelle

Comme nous l’avions vu, Thomas d’Aquin débute la présentation des diverses espèces de loi avec la loi éternelle (Q. 91). À partir de la définition de la loi qu’il donne dans la question précédente, il démontre l’existence de cette loi particulière1 :

On a vu que la loi n’est pas autre chose qu’une prescription de la raison pratique chez le chef qui gouverne une communauté parfaite. Il est évident par ailleurs – étant admis que le monde est régi par la providence divine -, que toute la communauté de l’univers est gouvernée par la raison divine. C’est pourquoi la raison, principe du gouvernement de toutes choses, considérée en Dieu comme dans le chef suprême de l’univers, a raison de loi. Et puisque la raison divine ne conçoit rien dans le temps mais a une conception éternelle, comme disent les Proverbes (8, 23), il s’ensuit que cette loi doit être déclarée éternelle.

Il consacre ensuite la question 93 à l’étude de cette loi. Il y affirme que la loi éternelle est le type de Sagesse Divine, dirigeant toutes les actions et tous les mouvements et ainsi, à laquelle chacun doit toujours se conformer. Comme toute connaissance de la vérité provient de la loi éternelle, et que tous les hommes connaissent la vérité dans une certaine mesure (« tout au moins quant aux principes premiers de la loi naturelle »), tous les hommes connaissent plus ou moins la loi éternelle — et pourtant, personne ne peut la comprendre. L’homme est soumis à la loi éternelle de deux manières : par la connaissance et par l’action et la passion (c’est-à-dire par un principe de motivation intérieure). La première manière est propre à l’homme en raison de sa rationalité, tandis que la seconde est commune à toutes les créatures, parce qu’il possède « un penchant naturel vers ce qui est conforme à la loi éternelle ». Cette double soumission se retrouve chez le bon et chez le méchant. Chez le bon, la foi et la sagesse renforcent la connaissance naturelle du bien, la grâce et la vertu renforcent l’inclination naturelle au bien ; chez les méchants, ces réalités naturelles sont corrompues par des habitudes vicieuses. Cependant, même si la soumission des méchants est imparfaite, ils subissent le châtiment de la loi éternelle.

De plus, toutes les lois, si elles procèdent de la raison juste, découlent de cette loi éternelle. Cependant, les choses qui appartiennent à la nature ou à l’essence divine (la volonté de Dieu par exemple) ne sont pas soumises à la loi éternelle en raison de leur nécessité. En fait, elles sont la loi éternelle elle-même. C’est pourquoi Haines a affirmé dans Natural law que’en nous rapprochant de la loi éternelle, « nous pensons les pensées de Dieu après lui2 ».

La loi naturelle

Au deuxième article de la question 91, Thomas s’appuie sur la loi éternelle qu’il vient de présenter pour définir la loi naturelle. Il affirme que, puisque « tous les êtres qui sont soumis à la providence divine sont réglés et mesurés par la loi éternelle », alors « il est évident que ces êtres participent en quelque façon de la loi éternelle par le fait qu’en recevant l’impression de cette loi en eux-mêmes, ils possèdent des inclinations qui les poussent aux actes et aux fins qui leur sont propres ».

Alors que cette participation de la loi éternelle est commune à tous les êtres, l’homme, animal rationnel, peut répondre à l’impression de cette loi par sa raison et sa liberté. Par elles, il peut réguler ses actes différemment des autres animaux et est donc soumis à un type de loi différent :

Or, parmi tous les êtres, la créature raisonnable est soumise à la providence divine d’une manière plus excellente par le fait qu’elle participe elle-même de cette providence en pourvoyant à soi-même et aux autres. En cette créature, il y a donc une participation de la raison éternelle selon laquelle elle possède une inclination naturelle au mode d’agir et à la fin qui sont requis. C’est une telle participation de la loi éternelle qui, dans la créature raisonnable, est appelée loi naturelle.

La raison n’est pas la seule par laquelle l’homme peut se servir de la naturelle. En effet, la question 94 précise que « les préceptes de la loi naturelle sont tantôt l’objet d’une considération actuelle de la raison, et tantôt sont en elle seulement à l’état ‘habituel’, mais non conscient ». Ainsi, c’est aussi par l’habitude que la loi naturelle peut demeurer en l’homme.

Thomas cherche ensuite à définir les préceptes de la loi naturelle. Selon lui, ses préceptes sont à la raison pratique, ce que les premiers principes des démonstrations sont à la raison spéculative. Ces principes sont évidents, connus de tous.

Il y a un ordre entre les vérités qui ne tombent pas sous le sens de tout le monde. En effet, ce qui est saisi en premier lieu, c’est l’être, dont la notion est incluse dans tout ce que l’on conçoit. Et c’est pourquoi le premier axiome indémontrable est que « l’on ne peut en même temps affirmer et nier », ce qui se fonde sur la notion d’être et de non-être ; et c’est sur ce principe que toutes les autres vérités sont fondées, comme dit le livre IV des Métaphysiques. Mais de même que l’être est en tout premier lieu objet de connaissance proprement dite, de même le bien est la première notion saisie par la raison pratique qui est ordonnée à l’action. En effet, tout ce qui agit le fait en vue d’une fin qui a raison de bien. C’est pourquoi le principe premier de la raison pratique est celui qui se fonde sur la raison de bien, et qui est : « Le bien est ce que tous les êtres désirent. »

Le premier précepte de la loi naturelle est donc le suivant : « il faut faire et rechercher le bien, et éviter le mal ». Ensuite, tous les autres préceptes de la loi naturelle sont fondés sur cet axiome. Ainsi, « tout ce qu’il faut faire ou éviter relève des préceptes de la loi naturelle ».

Thomas d’Aquin continue:

Mais parce que le bien a raison de fin, et le mal raison du contraire, il s’ensuit que l’esprit humain saisit comme des biens, et par suite comme dignes d’être réalisées toutes les choses auxquelles l’homme se sent porté naturellement ; en revanche, il envisage comme des maux à éviter les choses opposées aux précédentes.

Par conséquent, nous devons considérer l’ordre des inclinations naturelles de l’homme pour définir l’ordre des préceptes de la loi naturelle :

  1. Comme toute substance, l’homme cherche à préserver son propre être, selon sa nature propre. Ainsi, « ce qui assure la conservation humaine et tout ce qui empêche le contraire, relèvent de la loi naturelle. »
  2. L’homme est un animal. Cette nature commune avec les autres animaux détermine d’autres préceptes, plus spécifiques comme les rapports sexuels, l’éducation des enfants etc.
  3. L’homme est un animal rationnel et il a donc une inclination au bien, selon la nature de sa raison. Il a une inclination naturelle à connaître la vérité sur Dieu, et à vivre en société. Par conséquent, les préceptes plus spécifiques sont : « que l’homme évite l’ignorance, ou ne fasse pas de tort à son prochain avec lequel il doit vivre, et toutes les autres prescriptions qui visent ce but ».

L’homme a une inclination naturelle à agir selon la raison et donc, à agir vertueusement. Ainsi, comme tout ce à quoi un homme est enclin selon sa nature appartient à la loi naturelle, les vertus sont également prescrites par la loi naturelle. Cette loi est la même pour tous les hommes et ses principes généraux sont les mêmes pour tous : tant en ce qui concerne la rectitude que la connaissance. Cependant :

dans un petit nombre de cas, elle peut comporter des exceptions, d’abord dans sa rectitude, à cause d’empêchements particuliers (de la même façon que les natures soumises à la génération et à la corruption manquent leurs effets dans un petit nombre de cas, à cause d’empêchements) ; elle comporte encore des exceptions quant à sa connaissance ; c’est parce que certains ont une raison faussée par la passion, par une coutume mauvaise ou par une mauvaise disposition de la nature. Ainsi jadis, chez les peuples germains, le pillage n’était pas considéré comme une iniquité, alors qu’il est expressément contraire à la loi naturelle, comme le rapporte Jules César dans son livre sur « la guerre des Gaules ».

Par conséquent, plus les préceptes sont concrets, détaillés, plus on s’éloigne de l’évidence et donc, plus on rencontre des défauts. Ces préceptes secondaires sont des conclusions qui suivent de près les principes premiers.

On les appelle seconds, car ils n’ont plus l’évidence immédiate des premiers, dont ils prolongent la portée dans le détail des même tendances naturelles. Au manque d’évidence peut se joindre la contingence d’une situation, ou la nécessité de tenir compte d’un mal plus grand qui pourrait s’ensuivre. Aussi, en un tel domaine particularisé, peut-on admettre des exceptions, le précepte second n’étant valable que dans la plupart des cas.

Ibid., note de l’éditeur 6, p. 595.

La loi naturelle est apparue avec la création de la créature rationnelle. Elle est par conséquent immuable. Thomas d’Aquin affirme donc son universalité dans le temps après avoir affirmé son universalité dans le milieu humain. On peut noter une distinction. En effet, un changement par addition peut se produire dans la loi naturelle. De tels changements ont été opérés par la loi Divine et par les lois humaines pour le bien de la vie humaine. Cependant, pour un changement par soustraction, il faut tenir compte de ce qui a été dit précédemment : la loi naturelle est immuable dans ses principes premiers et secondaires mais elle peut être modifiée dans certains cas particuliers. Par exemple, la propriété et la liberté universelles sont antérieures à la loi humaine qui légifère sur la possession et la servitude :

En ce sens on dit que « la possession commune de tous les biens et la liberté identique pour tous » y sont de droit naturel ; c’est-à-dire que la distinction des possessions et la servitude ne sont pas suggérées par la nature, mais par la raison des hommes pour le bien de la vie humaine. Et même en cela, la loi de nature n’est pas modifiée, sinon par addition.

Enfin, Thomas se demande si la loi naturelle peut être effacée de l’âme humaine. Sa réponse, comme une objection à la désobéissance perpétuelle de l’homme face à la loi divine, conclura aussi cette article. Oui, la loi naturelle peut être refusée, attaquée dans ses nombreuses embranchements, mais non, elle subsistera dans l’homme.

Nous avons établi dans les articles précédents qu’appartiennent à la loi naturelle d’abord quelques principes plus généraux qui sont connus de tous ; ensuite quelques préceptes secondaires, plus particuliers, qui sont comme des conclusions proches de ces principes. Quant aux principes généraux, la loi naturelle ne peut d’aucune façon être effacée du cœur des hommes, de façon universelle. Elle est cependant effacée dans une activité particulière parce que la raison est empêchée d’appliquer le principe général au cas particulier dont il s’agit à cause de la convoitise ou d’une autre passion. Quant aux préceptes secondaires, la loi naturelle peut être effacée du cœur des hommes, soit en raison de propagandes perverses, de la façon dont les erreurs se glissent dans les sciences spéculatives au sujet de conclusions nécessaires ; soit comme conséquences de coutumes dépravées et d’habitus corrompus. C’est ainsi que certains individus ne considéraient pas le brigandage comme un péché, ni même les vices contre nature, comme le dit encore S. Paul (Rm 1, 24).


Illustration : Giovanni Battista Busiri, Rome : une vue du Forum, huile sur toile, vers 1720.

  1. Les différentes citations de cet article sont issues de d’AQUIN, Thomas, Somme théologique, Tome 2, Paris : les Éditions du Cerf, 1984 ; http://palimpsestes.fr/textes_philo/thomasdaquin/somme.pdf. Pour alléger l’article, j’ai fait le choix de ne pas détailler les différentes citations issues de cette source.[]
  2. HAINES David, Natural Law, Lincoln: The Davenant Press, 2017, p. 38.[]

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