Le bien commun vu par un luthérien
8 février 2021

Nous avons introduit et présenté dans un précédent article la pensée de Thomas d’Aquin sur le bien commun. Le prochain et dernier article sera consacré à Richard Hooker tandis que c’est le luthérien Niels Hemmingsen qui attire notre attention dans celui-ci. La pensée d’Hemmingsen sur le bien commun dans son traité de morale philosophique De Lege naturæ apodictica methodus est d’abord exprimée par ses propos sur la fin qu’il considère comme triple. Elle se prolonge dans les trois états de la vie qu’il présente et précise.

Une triple fin

Pour Hemmingsen, il y a une triple fin à chaque chose. La première est déduite de son état le plus parfait. Elle « ne va pas au-delà de la chose, mais reste dans la chose1».  Cette fin est déterminée par la nature de la chose qui lui donne ses attributs qu’il faut perfectionner. Par exemple, l’état le plus parfait du feu est d’être particulièrement chaud et sec alors que l’état le plus parfait de l’eau est d’être particulièrement humide et froid. Considérant la nature humaine et les attributs qui en découlent, Hemmingsen affirme que la fin de l’homme est d’avoir un esprit sain dans un corps sain. Cette harmonie ne peut se faire qu’à deux conditions. La première est que le corps se soumette au commandement de l’âme. En effet, « le plus parfait doit commander au moins parfait, le meilleur au pire, le plus digne au moins digne2».  Cet ordre s’applique ici parce que l’âme est rationnelle, immortelle, spirituelle et simple tandis que le corps est irrationnel, périssable et composé de différents éléments. La deuxième condition est que les facultés de l’âme accomplissent leurs devoirs et suivent l’ordre de la nature. Ces facultés – la raison, la faculté irascible et le désir – doivent se soumettre à un certain ordre dans lequel « la raison seule doit commander, le désir seul doit obéir, la faculté irascible seule doit tantôt obéir, tantôt commander3».  Lorsque ces deux conditions sont remplies, la première finalité de l’homme est respectée : il possède un esprit sain dans un corps sain.

Il faut noter que cette organisation de l’homme doit se retrouver à une plus grande échelle, celle de la communauté. En effet, l’homme est une « communauté en miniature4» et le gouvernement de son âme saine doit être « transféré à la société et aux autorités humaines5».

La deuxième fin est comprise à partir des actions propres de la chose, qui provient de ses facultés propres. Cette fin est donc également déterminée par la nature de la chose. En effet, « la nature ne fait rien de manière irréfléchie ou en vain, mais renvoie chaque chose individuelle à une fin certaine6 ».  Les facultés propres de l’homme sont la faculté cognitive, destinée à la recherche de la vérité, la faculté délibérative pour le choix du bien et la faculté pratique pour la réalisation des vertus. Hemmingsen conclut donc que les actions propres à l’homme sont la recherche de la vérité, le choix du bien et la pratique de la vertu. Cependant, comme cette dernière est supérieure aux deux premières, la fin de l’homme est avant tout la pratique de la vertu.

Enfin, la troisième fin est perçue à partir de l’ordre des choses en général. Parce que l’ordre établi par le Créateur veut que le pire serve le meilleur, « toutes les choses inférieures sont renvoyées aux choses supérieures, comme à leurs propres fins7».  Dieu étant le bien ultime, il est la fin ultime de toutes les choses créées. Par conséquent, « toutes les choses doivent le servir par droit naturel6».  Bien entendu, l’homme ne fait pas exception à cette règle et toutes ses actions doivent se référer à son Créateur, lui montrant l’obéissance et l’honneur qui lui sont dus. Hemmingsen en conclut que la fin de l’homme est de connaître Dieu et de le louer.

Ces fins doivent être accomplies dans la vie de l’homme. Elles varient cependant selon le type de vie. Hemmingsen, à la suite d’Aristote, considère que la vie humaine consiste principalement en deux types de vie : la vie contemplative et la vie active. Il ne s’attarde pas sur la vie contemplative, qu’il considère comme « 8 à la contemplation et la recherche » et dont proviennent « les domaines de la connaissance et des arts libéraux9 ».  C’est plutôt le type de vie active qu’Hemmingsen veut approfondir et sur lequel il s’attarde. Pour lui, cette vie « se tourne vers l’action et s’y consacre pour quelque fin utile dans la vie ». Elle se définit comme un complément à la vie contemplative, dominée par une vision plus utilitaire. Sa fin est

la préservation de soi par des actions qui lui sont propres et qui ont pour but ultime Dieu. Car dans tout type de vie, les actions doivent être ordonnées de telle sorte qu’elles ne s’éloignent pas de la fin réelle des biens, ou de la fin des fins.

Op. cit., p. 77.

Cette fin se retrouve dans tous les domaines du type de vie active qu’Hemmingsen déploie dans les trois états de vie : la vie domestique, la vie politique et la vie spirituelle.

 Trois états de vie

La fin de la vie domestique est « la préservation de la famille et du foyer par des actions domestiques qui considèrent Dieu comme la fin des biens6 ».  Ainsi, un bien commun limité au schéma familial doit guider la vie familiale. Cette préservation de la famille et du foyer ne peut se faire qu’avec une articulation judicieuse entre le tout et ses parties. Hemmingsen suit la même logique que celle qu’il a introduite précédemment sur la « communauté en miniature », c’est-à-dire l’homme. En effet, il transpose l’ordre des trois facultés de l’âme – la raison, la faculté irascible et le désir – à la vie familiale et montre comment celle-ci doit s’étendre au-delà de la vie humaine individuelle. Les moyens que l’homme utilise personnellement pour son propre bien se retrouvent dans une conception plus large, celle de la vie familiale. Et cela ne peut se faire sans les vertus. La raison doit ainsi gérer le foyer par la prudence, tandis que le désir doit être soumis à la raison par la modération et la tempérance. La faculté irascible se situe entre les deux car elle doit assister la raison en tant que « bras droit » et doit contrôler les affections créées par le désir. Mais pour que l’ensemble fonctionne, chaque partie doit reconnaître ce qu’elle doit à l’autre et agir en conséquence. Cela ne peut se faire sans la justice, qui agit comme un modérateur de l’état domestique. De cette façon, cet état de vie est préservé par les interactions qu’il crée :

les époux s’embrassent dans un amour mutuel, engendrent et élèvent des enfants, les protègent, leur enseignent une morale honorable, les guident avec discipline et leur fournissent les choses nécessaires ; et en retour… les enfants révèrent leurs parents, leur obéissent et leur sont reconnaissants, et accomplissent d’autres devoirs comparables…

Op. cit., p. 78.

Le deuxième état de vie dépasse les limites de la vie domestique et concerne la vie politique. Selon Hemmingsen, sa fin est « un état de calme et de paix de la société par le biais d’actions politiques10 ».  Le calme et la paix sont visés et ne peuvent être atteints qu’en référence à ceci : « qu’une juste harmonie de l’ordre politique soit maintenue, avec une justice proportionnelle maintenue entre les hommes, et que Dieu soit établi dans la société humaine comme la fin ultime de la société humaine6 ».  Nous retrouvons donc la fin du type de vie active : Dieu. Cependant, ici, Hemmingsen va plus loin que l’état de vie domestique. En effet, pour la préservation de la société, au-delà de la vie domestique, il est obligé d’envisager d’étendre la portée du tout pour mettre l’accent sur l’harmonie et la proportion comme ciment de la société. Là encore, la logique de la préservation de l’ensemble n’étant qu’une extension de celle de la préservation des parties, les réflexions sur un cadre plus restreint sont ici transposées. On retrouve ainsi les quatre vertus nécessaires à la vie domestique –prudence, tempérance, courage, et justice – qui doivent être mises en œuvre pour ce qui est « le plus difficile dans la vie, […] bien commander et bien obéir6 ».  Hemmingsen prend l’exemple de celui qui dirige :

Celui qui commande a besoin de courage, afin de préserver les citoyens dans leur devoir et de leur éviter des choses nuisibles ; il a besoin de tempérance, afin de ne pas détruire l’harmonie de la société humaine en se livrant à des affections vicieuses ; il a besoin de justice, afin d’exercer son autorité dans le domaine des contrats, de distribuer des honneurs et des services, de conférer des récompenses et de décréter des peines, la proportion due étant préservée dans chaque cas particulier…

Op. cit., p. 81.

Ici, c’est la prudence qui joue le rôle de modérateur. Ces quatre vertus permettent la préservation de la société par l’interaction qu’elles contrôlent : « une interaction juste avec les alliés, une interaction courageuse avec les ennemis, et une interaction modérée et prudente avec tous6 ».

Enfin, la fin de la vie spirituelle est « sa préservation par des actions en harmonie avec cette vie11 ».  C’est l’accomplissement concret et explicite de la fin ultime de l’homme : « connaître Dieu, l’adorer une fois qu’il est connu, le craindre, le glorifier, et ainsi de suite6 ».  Parce que c’est la fin ultime de la vie humaine, c’est aussi le but ultime des états de vie domestique et politique. Là encore, les quatre vertus nécessaires à la préservation des états de vie précédents sont indispensables à la préservation de la vie spirituelle ; même si Hemmingsen ne précise pas leur ordre.

Le De Lege Naturæ d’Hemmingsen consacre une réflexion progressive et continue sur le bien commun.  Deux triades structurent sa réflexion sur le sujet. La première est la triple fin de chaque chose qui permet de déterminer les fins à poursuivre pour le bien commun : la fin déduite de son état le plus parfait, la fin déduite des actions propres de la chose, et la fin déduite de l’ordre des choses. La seconde est constituée par les trois états de vie qui nous montrent où et comment le bien commun doit être recherché : le domestique, le politique et le spirituel.

Illustration : N. Knop, Vue de Smyrne, huile sur toile, 1779 (Amsterdam, Rijksmuseum).


  1. Niels Hemmingsen, On the Law of Nature: a Demonstrative Method, trad. et éd. E. J. Hutchinson, Grand Rapids, Michigan : CLP Academic, 2018, p. 65.[]
  2. Ibid., 66.[]
  3. Ibid., 68.[]
  4. Cela rappelle la qualification traditionnelle de « microcosme », reprise par Calvin dans l’Institution de la Religion Chrétienne I, ch. 5.[]
  5. Hemmingsen, On the law of nature, 70.[]
  6. Ibid.[][][][][][][]
  7. Ibid., 71.[]
  8. se consacrant[]
  9. Ibid., 76.[]
  10. Op. cit., 80.[]
  11. Op. cit., 85.[]

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