La personne humaine
22 avril 2021

Les êtres humains sont les personnes du grand théâtre de cet univers. Dans le théâtre antique, la persona était le masque du personnage. Ce personnage ne se détachait pas de l’histoire du drame, marquée par ses apparitions et réapparitions. Mais les hommes qui jouaient ce personnage n’étaient pas autant liés à la continuité de la pièce. Ils pouvaient changer au cours du drame tandis que le personnage demeurait à travers le masque. Ainsi, « une persona est une apparence individuelle qui a une continuité dans l’histoire1 ». Ce concept mettait en évidence l’identité historique du sujet et était utilisé par l’Église latine. D’autre part, l’Église grecque a progressivement utilisé le terme ὑπόστασις hypostasis « qui suggère une réalité qui sous-tend ou soutient toutes les caractéristiques et qualités, toutes les apparences variables qu’une seule et même personne peut présenter2 ».  Ces deux termes mettent l’accent sur la continuité et l’historicité. La définition a évolué dans la tradition chrétienne avec les célèbres paroles de Boèce qui a défini une personne comme « une substance individuelle de nature rationnelle ».

Ensuite, la modernité a eu tendance à rejeter la notion de substance et de nature, cédant la place à une définition fonctionnelle, une définition basée sur les capacités. Ce mouvement est bien illustré par le changement de la définition de la vie en France. En effet, les quatre premières éditions du Dictionnaire de l’Académie française (1694, 1718, 1740, 1762) définissaient la vie comme « union de l’âme et du corps » jusqu’au changement opéré par la cinquième édition. En 1795, dans le sillage de la Révolution, la vie n’est plus que « l’état des êtres animés tant qu’ils ont en eux le principe des sensations et du mouvement ». Mais cela ne s’arrête pas là puisque la huitième et dernière édition, celle de 1935, donne la définition suivante : « Activité spontanée propre aux êtres organisés, qui se manifeste chez tous par les fonctions de nutrition et de reproduction, auxquelles s’ajoutent chez certains êtres les fonctions de relation, et chez l’homme la raison et le libre arbitre3. »

Ce rejet de la métaphysique ne pouvait laisser intactes les définitions qui s’appuyaient sur elle. Obligés de combler cet immense vide, une conception mécaniste de la réalité naturelle s’est imposée, sa méthode et son influence se sont généralisées à tous les savoirs. Dès lors, une somme d’informations non métaphysiques est compilée pour tenter de définir l’être. Parce qu’elles se veulent non-métaphysiques, ces définitions sont réduites à des termes et des compréhensions fonctionnels. La définition de la personne n’est pas épargnée non plus. Elle tend à devenir de plus en plus fonctionnelle, construite principalement à partir des capacités de l’être humain.

Locke montre l’exemple :

[Une personne] est un être pensant et intelligent, doué de raison et de réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme soi-même, une même chose pensante en différents temps et lieux. Ce qui provient uniquement de cette conscience qui est inséparable de la pensée et lui est essentielle à ce qu’il me semble : car il est impossible à quelqu’un de percevoir sans percevoir aussi ce qu’il perçoit4.

Cette définition a connu une seconde vie au cours des dernières décennies. Elle semble avoir inspiré au moins deux penseurs influents. La première, Mary Anne Warren, a proposé cinq critères d’individualité dans un célèbre article défendant le droit à l’avortement :

1. La conscience (des objets et des événements extérieurs et/ou intérieurs à l’être), et notamment la capacité de ressentir la douleur ;
2. Le raisonnement (la capacité développée de résoudre des problèmes nouveaux et relativement complexes) ;
3. L’activité autonome (activité relativement indépendante du contrôle génétique ou du contrôle externe direct).
4. La capacité de communiquer, par quelque moyen que ce soit, des messages de types indéfiniment variés, c’est-à-dire non seulement avec un nombre indéfini de contenus possibles, mais sur un nombre indéfini de sujets possibles ;
5. La présence de concepts de soi, et la conscience de soi, individuelle ou raciale, ou les deux5.

Pour elle, ces critères permettent à un membre de l’espèce Homo sapiens d’appartenir à la communauté morale. L’héritage génétique n’est pas suffisant pour l’humanité morale et ces critères sont nécessaires. En fait, pour Warren, la première et la deuxième conditions sont suffisantes pour être une personne. On retrouve également cette distinction dans la pensée de Peter Singer. Dans Practical Ethics, il défend lui aussi l’existence de deux significations superposées mais non coïncidentes du terme « être humain ». La première est d’être un « membre de l’espèce Homo sapiens » tandis que la seconde est d’être une « personne6 ».  L’être doit avoir certaines facultés pour être appelé une personne. Et pour Singer, en partant de la définition de Locke, ces facultés sont la rationalité et la conscience de soi7.  Warren, Singer, Locke, et d’autres, sont ce que nous appelons des personnistes.

Mais, un changement substantiel de la définition de la personne était-il nécessaire ? Pour tenter de répondre à cette question, il faut d’abord examiner en profondeur la définition de Boèce afin de voir si notre société peut s’en accommoder. Un interrogatoire doit ensuite être mené, la définition apportée par notre modernité doit être mise à l’épreuve. Cette mise à l’épreuve portera sur les conséquences morales d’un tel point de vue fonctionnel et vérifiera si la reconnaissance par la communauté humaine est compatible avec celui-ci.

Une définition qui demeure

Différentes approches tentent de résoudre le problème de l’identité personnelle. Ce problème est diachronique, inséparable du développement de l’être. En effet, que reste-t-il de nos premiers jours, de nos débuts en tant qu’être humain, quelques décennies plus tard ? Que reste-t-il malgré les bouleversements physiques et psychologiques vécus tout au long de notre développement ? Notre être fait face à différents bouleversements qui viennent s’ajouter, s’enlever, s’ajuster. Appelés à interagir avec notre monde, nous ne sortons pas indemnes de ce perpétuel face à face. En tant qu’êtres, nous sommes intrinsèquement dynamiques et non statiques. Nous sommes acteurs et récepteurs d’une générosité ontologique qui imprègne notre réalité : « Car les êtres réels de notre univers se déploient hors d’eux-mêmes dans l’action pour deux raisons : d’une part, parce qu’ils sont pauvres, en ce sens qu’en tant que limités et imparfaits, ils cherchent à se compléter auprès d’autres êtres ; d’autre part, parce qu’ils sont riches, en ce sens qu’ils existent véritablement et possèdent donc un certain degré de perfection réelle et ont une tendance intrinsèque à la partager d’une manière ou d’une autre avec les autres8. »

Cette générosité provoque des changements en nous. Par exemple, notre corps est constamment confronté à la disparition et à la régénération des cellules. Ce rythme de disparition et de génération est différent selon la fonction des cellules. Une grande majorité (mais pas la totalité) de nos cellules change au fil des années, transformant ainsi notre corps. Mais notre réalité psychologique est également concernée :

D’un point de vue psychologique, les choses sont à peu près les mêmes. Mes premiers souvenirs ne remontent qu’à l’âge de quatre ans environ. Mes croyances et mes désirs ont beaucoup changé au cours de ma vie, et beaucoup d’entre eux sont également en train de changer. Mes processus et capacités cognitifs ont beaucoup changé à mesure que je parvenais à utiliser le langage et que je manifestais progressivement divers autres pouvoirs rationnels. En effet, pendant un certain temps après ma naissance, je n’ai manifesté aucun pouvoir rationnel apparent9.

Alors, que reste-t-il à travers le changement ? Voyons si la célèbre définition de Boèce demeure elle aussi à travers le changement. « Une personne est une substance individuelle de nature rationnelle. » Avec Thomas d’Aquin, nous voyons que cette définition est composée de trois caractéristiques principales : une individualité, une substance et une nature10.  Ces mots ne devraient pas nous effrayer.

Analysons et rassurons

Par individuelle, c’est le « mode individuel d’être » qui est mis en évidence11.  Emery affirme que par définition, « individuel » signifie ce qui est indivis en soi et également distinct des autres ; il est un en soi et un par rapport aux autres. Ce terme insiste sur la singularité de sa distinction et de son indivisibilité. Ainsi, avec l’individualité, Boèce veut mettre en évidence « la manière incommunicable d’exister du singulier réel, l’irréductibilité de l’unicité du singulier12 ».

Ensuite, Thomas d’Aquin affirme que la substance est ici pour exclure les accidents de l’individualité10.  Au contraire, il faut considérer ce qui est en dessous des accidents : la substance. « Elle désigne ce qui est apte à exister par soi, en soi et non dans un autre, c’est-à-dire la subsistance13 ».  Ce couple substance/accident semble étranger à notre époque, résidu d’une période lointaine et trop ouverte à la spéculation. Il n’en est rien puisque ce que nous pouvons encore percevoir aujourd’hui est la réalité qu’il désigne. C’est la démonstration que Clarke a tenté à travers trois étapes.

Tout d’abord, nous devons reconnaître dans chaque être humain l’existence d’un certain principe d’identité de soi qui perdure au sein d’une succession de changements. Sinon, nous ne pouvons pas expliquer notre mémoire, notre responsabilité morale, nos promesses et engagements de fidélité ou notre réalisation d’un projet en vue d’un certain objectif. C’est le même être humain qui se souvient de ce qu’il a fait ou vécu dans le passé ; le même être humain qui est jugé moralement en fonction de ce qu’il a fait ; le même être humain qui tient les promesses qu’il a faites ; le même être humain qui s’efforce au fil du temps de réaliser un projet particulier. Clarke remarque qu’affirmer le contraire serait auto-contradictoire. En effet, « s’il n’y a pas un seul observateur qui persiste tout au long du processus, il serait impossible de savoir qu’il existe une telle succession, puisque l’observateur disparaîtrait lui-même à chaque instant et qu’il n’y aurait rien pour reconnaître la succession comme une succession14 ».

Deuxièmement, ce principe d’identité de soi et les différentes phases de changement qu’il traverse doivent être différents. Autrement, une contradiction apparaîtrait : « les différentes phases, par définition, ne sont pas identiques les unes aux autres – sinon pas de changement – et si le sujet est identique à chacune d’elles, alors il est identique et non identique à lui-même – ce qui est absurde ». Par conséquent, ce principe d’auto-identité doit transcender toutes les différentes phases du processus, et être le sujet « pour qui et en qui le processus a lieu15 ».

Enfin, on appelle ce principe la substance. Restant sous ses phases changeantes, il constitue leur principe de continuité et d’identité de soi. Les phases changeantes sont appelées accidents. Ils affectent la substance mais son identité de soi essentielle n’est pas constituée ou changée par eux. Clarke conclut :

La substance est donc immanente, impliquée et exprimée dans ses accidents changeants, mais, bien qu’unie à eux, elle n’est jamais simplement identique, totalement immergée ou épuisée par aucun d’entre eux. Elle est à la fois immanente et transcendante dans chacun de ses états et actes accidentels successifs. C’est pourquoi un tel changement est appelé changement accidentel, parce que la substance elle-même ne change pas essentiellement ou substantiellement de manière à devenir un autre être ou une autre sorte d’être, mais seulement accidentellement16.

Ainsi, nous voyons que le couple substance/accident n’est pas étranger à notre réalité. En fait, il ne se limite pas à l’être humain mais envahit tous les niveaux d’être : animaux, plantes, êtres inanimés17.

Justement et finalement, en spécifiant que la personne est de nature rationnelle, nous excluons les corps inanimés, les plantes et les simples animaux du statut de personne10.  En effet, les substances rationnelles « ont la maîtrise de leurs actes : elles ne sont pas simplement “ agies ”, comme les autres, elles agissent par elles-mêmes18 ».  Cela est possible grâce au libre arbitre et au libre choix, propres à l’être humain. Il n’est pas un simple être vivant, doté de facultés végétatives qui comprennent la nutrition, le métabolisme, la croissance, l’autoréparation et la reproduction. Nous retrouvons ces facultés végétatives chez tous les êtres vivants et elles sont tout ce que les plantes peuvent posséder. Plus évolués, les animaux sont caractérisés par des facultés sensitives. Ils peuvent faire l’expérience de la simple cognition de sensation et de locomotion. Enfin, la raison couronne la hiérarchie des facultés, conférant à l’être humain des privilèges importants dans cet ordre. En étant un être vivant et un animal, l’homme possède des facultés végétatives et des facultés sensitives mais la priorité est donnée à sa rationalité, elle détermine sa nature. Cela signifie que le genre de l’être humain est animal tandis que sa différence spécifique est rationnelle. En d’autres termes, l’homme est une sorte d’animal – doté de facultés végétatives et sensitives –, mais avec en plus la rationalité. Cependant, avant d’aller plus loin, soyons certains. Les hommes sont-ils vraiment différents des autres animaux ? De plus, cette rationalité est-elle exclusive à l’homme ? Et si oui, s’agit-il d’une simple différence de degré ou de nature ?

Un animal rationnel

Nous pouvons connaître ce qu’est une chose à travers ses actions. Ainsi, nous pouvons découvrir ce qui distingue les êtres humains des autres êtres à partir de leurs actions distinctives. Dans cette optique, Patrick Lee, dans un article intitulé « Soul, Body and Personhood », souhaite montrer que les humains « accomplissent des actions qui manifestent une transcendance de la matière que ne possèdent pas les autres animaux », des actions spirituelles, réalisées sans organes corporels19.  Lee montre cette transcendance à partir des capacités naturelles fondamentales de la pensée conceptuelle et du libre choix.

Premièrement, les êtres humains réalisent des actes de compréhension (ou de pensée conceptuelle) qui sont fondamentalement différents des actes de sensation, de perception ou d’imagination. « Un acte de compréhension est la perception, ou la prise de conscience, d’une nature partagée en commun par de nombreuses choses15. »  En d’autres termes, comprendre une chose, c’est connaître ce que cette chose est et non pas simplement la connaître. Lorsque nous comprenons une chose, nous appréhendons sa nature. Le langage employé par les humains montre que nous faisons naturellement une distinction entre un individu et sa nature. Nous distinguons les noms propres, qui désignent des individus ou des groupes d’individus, des noms communs, qui désignent des classes. Et lorsque nous faisons cela, nous ne nous contentons pas de créer des groupes d’individus sur la base d’une similitude perçue – comme le font les autres animaux – mais nous percevons également la propriété universelle de la nature.

En effet, un grand nombre de jugements universels nécessitent une compréhension de la nature des choses appartenant à une classe20. Par exemple, le célèbre raisonnement qui conclut que Socrate est mortel, exige que nous comprenions la nature de l’homme, de Socrate et de l’être mortel. En outre, en logique, nous percevons ce qui est vrai non seulement dans des cas particuliers mais universellement, dans d’innombrables cas. Nous pouvons comparer différents types d’arguments et juger de leur validité.

Cette capacité de pensée conceptuelle est à l’origine de la plupart des traits distinctifs de l’homme, elle le sépare des autres animaux : « le langage syntaxique, l’art, l’architecture, la variété des groupements sociaux et des autres coutumes, l’enterrement des morts, la fabrication d’outils, la religion, la peur de la mort (et des mécanismes de défense élaborés pour permettre de vivre avec cette peur), le port de vêtements, la cour authentique du sexe opposé, le libre choix et la moralité21 ».  Ces particularités sont rendues possibles par des pensées conceptuelles qui échappent à deux frontières : le temps et la subjectivité.

Tout d’abord, grâce à la pensée conceptuelle, les actions et la conscience des êtres humains ne sont pas limitées au présent spatio-temporel. Leur conscience et leur préoccupation vont au-delà de ce qui peut être perçu ou imaginé comme étant immédiatement lié au présent. De plus, grâce à la pensée conceptuelle, les êtres humains peuvent réfléchir sur eux-mêmes et sur leur place dans la réalité, c’est-à-dire qu’ils peuvent avoir une vision objective et tenter d’être objectifs dans leurs évaluations et leurs choix. Les autres animaux ne donnent aucune preuve de leur capacité à faire l’une ou l’autre de ces choses ; au contraire, ils semblent complètement liés à l’ici et au maintenant, et incapables d’avoir une vue objective des choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, ou de tenter d’être objectifs dans leurs évaluations et leurs choix22.

Quelqu’un pourrait rétorquer que les animaux non humains peuvent avoir une intelligence similaire à la nôtre. La différence entre les deux intelligences ne serait alors pas une différence de nature mais de degré. Selon cette position, la différence est surestimée et s’explique simplement par l’incapacité des animaux non humains à manifester leur intelligence, qui n’est pas si différente. Mais, est-il raisonnable de penser qu’une intelligence du même type que celle de l’homme n’a pas réussi à se manifester dans au moins certains de ses propres effets sur une longue période de temps ? Non. Et la différence est flagrante :

Les êtres humains ont littéralement transformé la plupart des paysages de la planète Terre en organisant les matériaux en fonction de leurs objectifs intelligents. Les autres animaux, en revanche, ont laissé peu d’effets durables, et non accidentels (contrairement aux fossiles). Certains autres animaux construisent des structures pour se protéger et se réchauffer, par exemple le barrage du castor et la ruche de l’abeille. Pourtant, il est évident que ces animaux construisent ces structures quasi-stables par instinct plutôt que par intelligence. Cela est évident du fait que leur manière de construire est invariable parmi les membres de l’espèce, et invariable parmi les générations. S’ils comprenaient et planifiaient ce qu’ils font, comme le font les êtres humains, ils commenceraient inévitablement à concevoir des méthodes de construction variées et peut-être améliorées. Rien de tel ne se produit. Cela contraste évidemment avec la variation et l’amélioration au fil des générations de l’art de la construction chez les êtres humains. Seuls les êtres humains ont l’art de construire, c’est-à-dire que seuls les êtres humains conçoivent le but et la conception intelligibles de ce qu’ils construisent. Seuls les êtres humains conçoivent ce qu’ils font, par opposition au fait de suivre aveuglément une séquence d’actes (génétiquement déterminée) qui, par sélection naturelle ou par dessein extrinsèque du créateur (ou les deux), est généralement fructueuse23.

La diversité est également une différence notable. Les êtres humains « manifestent une grande diversité, non seulement dans les maisons et les villes, mais aussi dans les vêtements, les coutumes, les pratiques de séduction et les arrangements sociétaux15 ».  Au contraire, les animaux non humains poursuivent les mêmes fins par les mêmes moyens au sein de leur espèce, à travers les générations. De plus, notre capacité de pensée conceptuelle et de raisonnement fait de nous des animaux politiques et pas seulement des animaux sociaux. Nous ne nous contentons pas de nous rassembler mais nous réfléchissons à la structure de notre société, nous essayons d’établir une forme de constitution et de la suivre. Enfin, nous pouvons souligner que l’homme est capable de produire des outils pour une utilisation indéfinie dans le futur et qu’il est le seul à réaliser une production de masse d’outils. Ces deux points montrent que l’homme est capable de comprendre la vraie nature d’un outil, de l’abstraire d’un usage particulier.

En outre, une vision matérialiste de la raison humaine ne peut éviter de se heurter à un problème de taille. Il barre la route et porte un nom : le problème de l’incarnation. Ce problème trouve son origine dans « un décalage ontologique fondamental entre les objets propres à l’activité intellectuelle…et toute forme d’incarnation physique potentielle de ceux-ci24 ». Et ce n’est pas anodin.

Les concepts, les propositions et les arguments sont abstraits ; les lieux matériels potentiels de ces éléments sont concrets. Les premiers sont inétendus, les seconds sont étendus. Les premiers sont universels, les seconds sont particuliers. Rien de ce qui est abstrait, non étendu et universel – et il est difficile de voir comment quelque chose d’abstrait pourrait être autrement qu’inétendu et universel – ne pourrait être incarné, localisé ou stocké dans quelque chose de concret, d’étendu et de particulier. Par conséquent, les objets propres à l’activité intellectuelle ne peuvent avoir aucune incarnation ou localisation matérielle15.

Notre capacité de libre choix est le deuxième critère qui révèle la différence de nature – et pas seulement de degré – entre l’homme et les autres animaux. L’homme, par son propre acte de volonté, peut orienter sa volonté vers une option plutôt qu’une autre. Il peut comprendre le bien ou l’accomplissement proposé par une option et dirige sa volonté vers le bien qu’il veut saisir25.

Ces deux particularités montrent la rationalité de l’être humain. Doté d’une telle capacité, l’homme peut avoir la maîtrise de ses propres actions et agir de lui-même. Il ne subit pas l’histoire mais peut agir sur elle. Il peut la faire sursauter ou la calmer, il peut dominer le cours de l’histoire. Il fait réellement l’histoire. Possédant cette identité historique, il se distingue à nouveau des autres animaux.

Si nous observons un troupeau de bétail dans un champ, nous pouvons distinguer des vaches individuelles dans la masse. Mais aucune vache n’a une « histoire » au sens où un être humain en a une. En d’autres termes, bien que les vaches, comme les êtres humains, vivent des vies individuelles qui se prolongent dans le temps, le parcours de vie de chacune d’entre elles n’a pas de signification particulière. Il ne s’agit pas d’une « histoire ». Lorsqu’Abraham a reçu les trois visiteurs célestes dans sa tente à Mamré, il a abattu un veau. A-t-on jamais demandé quel veau ? Pourtant, on ne peut pas abattre un être humain sans abattre un être humain particulier, quelqu’un qui a un nom et à propos duquel il serait logique de demander « Qui est mort ? »26.

Et la multiplicité ne change pas grand-chose : « Même si vous massacrez d’un seul coup des centaines de milliers d’êtres humains avec une arme stratégique nucléaire, des gens dont vous ne connaîtrez jamais le nom et dont vous n’aurez jamais vu le visage, il n’en restera pas moins qu’ils avaient des noms et des histoires, que l’histoire de tel Dimitri ou de telle Anna a pris fin de façon soudaine et irremplaçable, et que cet événement unique s’est produit des centaines de milliers de fois en un seul instant15. »  Il est donc clair que l’homme « possède » quelque chose qui transcende la matière, qui ne s’explique pas seulement par de simples forces physiques.

Matière et forme

Les particularités de l’être humain nous introduisent dans une problématique plus large. En observant notre réalité, nous découvrons qu’elle contient un grand mystère : le problème de l’un et du multiple. En effet, tout dans ce monde est à la fois un et multiple. Ainsi, un être est à la fois semblable aux autres en ce qu’il existe et dissemblable d’eux en ce qu’il est cet être et non celui-là. Dans ce cas, cette distinction s’observe au niveau fondamental, celui de la participation à l’existence. Mais le paradoxe de l’un et du multiple s’infiltre dans toutes les couches de la réalité.

En effet, nous percevons que l’unicité de l’essence de tous les êtres n’est pas totale. Nous percevons que leurs différences ne sont pas absolues et qu’ils sont classés en différents groupes, en différentes catégories d’êtres. Nous observons naturellement la présence d’espèces qui viennent organiser notre réalité. C’est dans ce type de configuration que se pose rapidement le problème de l’un et du multiple. Comment chaque membre de l’espèce peut-il être un être individuel, « unique dans son être propre et ainsi essentiellement distinct de tout autre », et en même temps, ne pas contenir de différences qualitatives essentielles par rapport aux autres27 ?

On constate premièrement que chaque membre d’une espèce est à la fois semblable à tous les autres et différent ou distinct de tous les autres. Ensuite, parce que cette ressemblance et cette non ressemblance sont des attributs opposés et irréductibles du même être, « il doit y avoir, dans l’essence ou la nature de chaque membre d’une espèce, une véritable composition métaphysique de deux co-principes réellement distincts mais corrélatifs : l’un pour fonder la similitude d’une essence spécifique commune ; l’autre pour fonder la distinction d’un membre individuel par rapport à un autre28 ».

Ces deux co-principes gagnent à être découverts, à être définis. Le principe de similitude est « ce principe qui, dans chaque membre de l’espèce, fait qu’il est tel type d’être et non tel autre. » Aristote appelle ce principe la forme essentielle de l’être. Il s’agit de sa forme intelligible intérieure ou de la structure constitutive de l’essence15.

Cependant, le principe de distinction qui lui est associé ne peut pas être une autre forme essentielle ou un principe qualitatif formel dans l’ordre essentiel. En effet, « cela ajouterait dans chaque membre une note qualitative formelle différente, qui en ferait automatiquement une autre espèce ou un autre type d’être » et « deux formes essentielles opérant en même temps dans la même essence d’un être détruiraient l’unité de son essence ». Par conséquent, ce principe « doit être un principe non formel ou non qualitatif, capable de distinguer deux natures sans introduire entre elles une différenciation qualitative formelle ». C’est ce qu’Aristote appelle la matière29.  Elle a le rôle de différenciation en raison de son extension quantitative qui peut se déployer dans l’espace en un lieu unique.

Si la forme essentielle est présente chez les êtres de la même espèce, nous donnant sa forme intelligible, la matière est le principe qui les différencie en étant façonnée par la forme. On dit que les formes informent la matière, dans toutes ses parties. Cette coopération métaphysique donne naissance à un individu membre d’une espèce. La forme d’un être est unique30, et n’est pas une simple réalité métaphysique ajoutée à la matière. Elle n’est pas l’union de deux principes séparés. En effet, la forme substantielle imprègne la totalité de la substance. Elle l’imprègne horizontalement dans ses parties (ma main est aussi humaine que mon pied) et aussi verticalement, en descendant jusqu’aux éléments chimiques qui la constituent. Nous disons que ces éléments chimiques existent virtuellement dans la substance, « non pas en tant que composés à part entière, mais en tant qu’éléments pleinement attelés au fonctionnement de l’organisme dans lequel ils existent, via les composés qu’ils constituent, et les autres composés que ces derniers constituent, via les niveaux de composés, les protéines, l’ADN que ces dernières codent, les organelles qui constituent les cellules, les organes constitués par les cellules, et ainsi de suite31 ».  Via la forme, la matière n’est pas simplement de la matière mais de la matière façonnée, agencée pour susciter un être humain, une personne. Cédons la place à Maritain :

L’homme en tant qu’individualité matérielle n’a qu’une unité précaire, qui ne demande qu’à retomber dans la multiplicité ; car la matière tend d’elle-même à se décomposer, comme l’espace à se diviser. En tant qu’individu chacun de nous est un fragment d’une espèce, une partie de cet univers, un point singulier de l’immense réseau de forces et d’influences, cosmiques, ethniques, historiques, dont il subit les lois ; il est soumis au déterminisme du monde physique. Mais chacun de nous est aussi une personne, et en tant que personne, il n’est pas soumis aux astres, il subsiste tout entier de la subsistance même de l’âme spirituelle, et celle-ci est en lui un principe d’unité créatrice, d’indépendance et de liberté32.

La forme d’un être humain est sa nature rationnelle. On l’appelle aussi son âme. C’est le « quelque chose » qui transcende la matière, qui n’est pas simplement explicable par les forces physiques. Mais il faut faire attention ici. Nous ne croyons pas que l’âme transcende absolument la matière, ou existe indépendamment d’elle. En effet, ce n’est pas l’âme humaine qui accomplit l’acte de comprendre mais « c’est l’être humain qui comprend avec son intellect plutôt que l’âme qui est le sujet de l’acte ». Pour Thomas d’Aquin, « les facultés de l’âme, y compris l’intellect et la volonté… sont dans l’âme comme leur principe, et non comme dans un sujet33 ».  Il ne faut donc pas dire que l’âme agit indépendamment de la matière. Il faut plutôt dire que l’acte de comprendre est un acte qui s’accomplit lui-même sans organe corporel. Par conséquent, nous ne sommes pas seulement une âme. Nous vivons aussi des actions corporelles et nous sommes donc un corps vivant, un organisme. Nous disons que nous sommes une union du corps et de l’âme.

Il est établi que l’embryon est un être humain individuel dès le moment de la conception34.  Il possède ses propres buts et fonctions et grandit, se développe comme une personne. Même s’il ne possède pas encore de capacité rationnelle, il possède une nature humaine et doit être considéré, ontologiquement, affectivement et moralement comme une personne. Sa nature oriente son âme et son corps pour maintenir, soutenir et perfectionner son être dans son ensemble. Il est une personne dès sa conception et les changements qu’il subit ne sont pas substantiels mais accidentels. Le prochain changement substantiel sera sa mort.  Le « devoir-être » découlant de l'”être”, cette position sur l’identité de la personne se répercute sur les questions morales. Elle doit être comparée aux conséquences d’une position personiste.

Un problème moral majeur

La définition traditionnelle d’une personne nous amène à affirmer que l’être humain a une valeur intrinsèque depuis sa conception jusqu’à sa mort. En face, les personnistes poussent leur modèle fonctionnel jusqu’à la dignité de l’être. À la suite de Christopher Kaczor, nous pouvons dire que leur définition de la personne produit une compréhension du statut de personne basé sur la performance. Elle s’oppose au statut de personne comme don. Cette dernière position soutient que chaque être humain a une valeur morale inhérente du simple fait qu’il est ce qu’il est. La position personniste affirme que le respect doit être accordé à un être humain si et seulement s’il fonctionne d’une manière donnée35. Pour les personnistes, un être humain acquiert une valeur intrinsèque en fonction de sa capacité actuelle à exercer certaines propriétés ou fonctions. Pour Singer, cette condition ne suffit pas car le critère de la valeur morale est la capacité d’éprouver du plaisir et de la souffrance. Par conséquent, pour lui, la possession du statut de personne ne suffit même pas pour être éligible à la reconnaissance morale. Une fois de plus, nous voyons l’influence profonde d’une vision fonctionnelle de la réalité. Cette position le conduit à élever les droits des animaux parfois au-dessus des droits de l’homme. Mais cette dérobade n’est pas convaincante.

En effet, le bien d’un organisme individuel non humain est le plein développement de ses pouvoirs biologiques. Pour ce faire, il doit être rigoureux et en bonne santé. « Nous pouvons alors dire que ce qui favorise la survie et l’épanouissement de l’organisme est dans son intérêt et que ce qui diminue ses chances de survie ou d’épanouissement est contre ses intérêts36. »  Par conséquent, si nous suivons le critère moral de Singer, nous devrions reconnaître une valeur morale à tous les êtres. Plus important encore, Lee montre que ce type d’argument fondé sur les intérêts passe à côté de l’essentiel car il confond deux questions :

La question est de savoir qui a une valeur pleine et entière ou des droits fondamentaux : quelles sont les entités dont nous devons valoriser le bien ou l’épanouissement comme des biens ou quelles sont les entités qui ont des droits ? On ne répond pas à cette question en montrant quelles sont les entités qui possèdent réellement un bien ou un épanouissement. La question est plutôt : du bien de quelles entités devrions-nous nous soucier d’une certaine manière (en tant qu’entités ayant des droits sur ces biens) ; la question n’est pas de savoir quelles entités ont un bien ou ont des intérêts. Montrer qu’une catégorie d’entités possède un bien ou des intérêts ne montre en rien que nous sommes moralement tenus de nous soucier de ce bien ou de ces intérêts, du moins pas dans la mesure où nous voudrions que d’autres personnes se soucient de notre bien ou de nos intérêts (ce qui est une expression de la règle d’or)15.

En outre, affirmer cette position fondée sur la sensibilité revient à penser que ce qui peut être apprécié constitue le seul bien intrinsèque tandis que la souffrance est le seul mal intrinsèque. Cela suppose donc une position de valeur hédoniste. L’hédonisme est cependant erroné :

Le bien n’est pas épuisé par l’expérience – le principe clé de l’hédonisme. La compréhension réelle de la façon dont les choses sont, par exemple, est agréable parce qu’elle nous comble ou nous perfectionne, et non l’inverse. Il en va de même pour la vie, la santé ou la performance technique (une bonne course à pied est agréable parce que c’est un véritable accomplissement, une performance technique, et non l’inverse). Ainsi, comme Platon et Aristote l’ont souligné, l’hédonisme met la charrue avant les bœufs37.

Nous désirons certains biens ultimes qui constituent les raisons ultimes de nos choix. En les désirant, nous ne cherchons aucune autre motivation. Nous les poursuivons parce que nous comprenons que ces activités sont réellement épanouissantes ou perfectives. Les biens authentiques sont véritablement épanouissants. Je reconnais que ces activités ne sont pas seulement bonnes pour moi, mais qu’elles sont bonnes et méritent d’être poursuivies en général. Reconnaissant les conditions de leur présence chez les autres êtres humains, je leur suis moralement redevable. Mais qu’ai-je en commun avec les autres qui m’amène à reconnaître la présence de ces conditions ? La similarité pertinente est qu’ « eux aussi façonnent rationnellement leur vie, ou ont la possibilité de le faire ». En effet, « être un agent rationnel est pertinent pour cette question ; car c’est un objet digne d’être rationnellement poursuivi que nous appréhendons et qui en fait une raison ultime d’agir, et un bien intrinsèque38 ».  Je dois donc poursuivre et respecter la vie des êtres rationnels car ils façonnent leur propre vie.

Cependant, ceux qui confèrent une valeur morale à partir de critères fonctionnels ne respectent pas ce principe. En effet, une personne endormie, inconsciente ou temporairement comateuse n’a pas les capacités requises par les personnalistes. Elle n’a pas la capacité actuelle de raisonner ou de faire preuve de conscience de soi. Dès lors, pourquoi serait-il mal de la tuer ? Les défenseurs de cette position répondent généralement que cet être humain a possédé ces capacités à un moment donné de son existence, qu’il était déjà un être humain intrinsèquement précieux avant ce changement tragique. Cependant, Beckwith nous aide à voir que la pertinence de cette réponse n’est qu’apparente ; brumeuse, elle s’estompe dès que l’on s’en approche. Il nous propose une illustration, celle de l’histoire de l’oncle Jed qui subit un coma particulier :

Lorsque l’oncle Jed se réveille du coma, il perd tous ses souvenirs et ses connaissances, y compris sa capacité à parler une langue, à avoir une pensée rationnelle et une conscience de soi. Il se trouve alors exactement dans la même position que celle d’un fœtus. Il resterait littéralement l’être humain qu’il était avant le coma, mais il serait comme il était avant d’avoir un “passé”. Il aurait les capacités de base pour parler une langue, s’engager dans une pensée rationnelle et avoir une conscience de soi, mais il devrait les développer et les apprendre à nouveau pour que ces capacités de base se traduisent, comme avant, par des capacités actuelles et des aptitudes réelles39.

Et si quelqu’un a le culot d’affirmer qu’il est légitime de tuer l’oncle Jed, étoffons l’illustration :

Pour approfondir cette illustration, imaginez que vous avez un autre oncle, Herb. Herb est exactement dans la même situation que l’oncle Jed, sauf que Herb retrouvera tous ses souvenirs, ses capacités antérieures, etc., et il faudra à l’oncle Herb exactement le même temps pour retrouver ce qu’il a perdu qu’à l’oncle Jed pour acquérir de nouveaux souvenirs et réapprendre d’anciennes capacités et compétences. Si je comprends bien le point de vue de Boonin [un personnaliste] sur le statut de personne, il serait permis de tuer l’oncle Jed mais pas l’oncle Herb, même si la seule différence entre eux serait que le second retrouverait ce qu’il a perdu tandis que le premier retrouverait des souvenirs qu’il n’a jamais eus et de nombreuses capacités qu’il maîtrisait auparavant. Boonin ne voudrait clairement pas affirmer qu’il est à première vue permis de tuer une personne dans un coma réversible. Pourtant, étant donné sa position, il est à première vue permis de tuer un être humain dans une situation similaire, dans un coma réversible, simplement parce qu’il ne sera pas en mesure de retrouver ses traits et ses souvenirs passés et qu’il devra réapprendre les compétences et les capacités qu’il possédait avant son coma. Il me semble que la différence entre l’oncle Jed et l’oncle Herb n’a aucun poids moral40.

Par conséquent, la position personnaliste s’en prend à l’équité morale de l’être humain. Les penseurs qui la soutiennent sont incapables d’expliquer pourquoi les droits de l’homme ne sont pas fondés sur des propriétés données. C’est pourquoi Beckwith n’hésite pas à les qualifier de « défenseurs de l’anti-égalité41 ».  En outre, cette position ne leur permet pas d’expliquer le caractère répréhensible de la création d’êtres humains dotés de différents types de valeur. « Par exemple, qu’y aurait-il de mal à ce qu’un biologiste manipule le développement d’un jeune embryon-clone afin qu’il en résulte un enfant dépourvu de fonctions cérébrales supérieures, mais dont les organes sains peuvent être utilisés à des fins de transplantation ordinaire ou comme pièces de rechange pour la personne à partir de laquelle l’embryon a été cloné42 ? »

Mais écoutons la voix du peuple. La communauté humaine a son mot à dire car c’est elle qui accueille l’être vivant reconnu comme une personne. Révélons ce qui constitue cette reconnaissance.

Quelle reconnaissance ?

Le statut de personne dépend-il uniquement de l’accueil d’un être humain au sein d’une communauté de reconnaissance ? Il faut en effet reconnaître que le développement des traits distinctifs de la personne chez l’enfant a lieu lorsque celui-ci est accepté et fait l’objet d’une affection maternelle qui l’exprime. Bien que cette reconnaissance émane de notre liberté, qu’elle soit un acte de libre spontanéité, on ne peut pas dire qu’elle soit arbitraire. En effet, cette reconnaissance est du même type que l’approbation d’un argument : on reconnaît librement que quelqu’un a raison parce que… il a raison. « C’est la reconnaissance de l’attente légitime d’une place dans la communauté déjà existante des personnes et non pas une cooptation d’après des critères définis par ceux qui ont déjà été reconnus43. »

Celui qui soutient que la qualification de personne dépend de la présence de certaines qualités adopte une position nominaliste sur les espèces naturelles. Il nie l’existence d’une nature universelle de l’homme, différente d’un simple lien généalogique avec d’autres individus que la plupart des adultes appellent des personnes à la suite de la reconnaissance de certains signes. Pour lui, ce lien n’est pas suffisant mais nécessaire. Nous n’entrons pas dans la communauté des personnes, l’humanité, par la génération ou la naissance mais par la conscience de soi et la cooptation par d’autres membres de cette communauté. Spaemman critique cette position avec six arguments, six arguments qui montrent que tous les êtres humains sont des personnes.

Tout d’abord, il faut distinguer l’espèce naturelle des objets inertes (naturels ou artefacts) de celle des êtres vivants. En effet, ce qui relie les objets entre eux est leur similitude, ils sont exemplaires d’une espèce en raison d’une certaine ressemblance. C’est une relation paratactique qui fonctionne indirectement, qui nécessite une intervention extérieure. Ainsi, il n’est pas nécessaire que les objets manifestent la moindre relation entre eux pour être reconnus comme appartenant à la même espèce. En revanche, il en est autrement pour les êtres vivants. Un lien généalogique est nécessaire, une relation de parenté. Cette relation est même sexuelle pour les êtres vivants supérieurs. Pour l’homme, cette relation n’est pas apersonnelle. En effet,

Les fonctions et rapports biologiques de l’homme sont des accomplissements et des relations spécifiquement personnels. Manger et boire sont des actes personnels, actus humani et non pas seulement actus hominis, comme disaient les scolastiques. Ils sont insérés dans des rituels, ils constituent le centre de nombreuses formes de la vie communautaire, ils se tiennent au cœur de nombreux cultes. Il en va de façon analogue pour les rapports sexuels. Ici aussi la fonction biologique est intégrée dans un contexte personnel, souvent comme la plus haute forme d’expression d’une relation personnelle44.

C’est aussi une relation personnelle que nous expérimentons dans les relations familiales, plus ou moins étroites. Détacher la personnalité du biologique serait une grave erreur. Ainsi, « l’animalité humaine est plutôt dès le départ plus qu’une simple animalité, elle est le médium de la réalisation de la personne15. »

La relation que nous avons avec un être humain dès sa naissance n’est pas une relation avec quelque chose mais avec quelqu’un. C’est ce que nous observons lorsque nous parlons à un enfant. Nous nous abaissons pour rendre possible une réciprocité personnelle élémentaire. Nous le faisons parce que nous percevons que l’enfant est un vis-à-vis personnel et pas seulement un objet à manipuler. En effet, lorsque nous lui parlons, nous supposons qu’il apprendra ce que les mots signifient, qu’il sera capable d’en saisir le sens. Et ce que nous supposons, son statut de personne, sera confirmé a posteriori.

Nous pouvons être certains de l’intentionnalité d’un acte, reconnaissant ainsi une action comme une action et donc la rationalité de celui qui la fait. Cependant, nous ne pouvons pas être aussi certains de l’absence de cette intentionnalité. Par exemple, il est possible que nous ne soyons pas en mesure d’identifier le sens d’une action réalisée par un malade mental. « Ses visées pratiques et théoriques, ses intentions et ses opinions sur la manière dont le monde est constitué, sont telles qu’il nous est impossible de déduire les unes des autres45. » Mais cela ne signifie pas qu’il ne possède pas sa propre rationalité pratique et qu’il n’est pas capable d’un clair discernement du bien et du mal.

Mais qu’en est-il des handicapés mentaux ? Nous ne les percevons pas comme des choses ou comme des animaux d’une espèce particulière. En effet, « s’ils étaient autre chose que “quelqu’un”, il faudrait qu’ils possèdent une certaine normalité spécifique, un mode d’être qui n’est pas le mode d’être des personnes, leur propre niche écologique dans le monde46 ».  Au contraire, nous les percevons comme des malades. Nous reconnaissons qu’ils possèdent une nature, bien que défectueuse. Et parce que les humains ne sont pas une nature mais possèdent une nature, les handicapés mentaux la possèdent quand même. Ce n’est pas quelque chose qu’ils font qui fait d’eux des personnes. Cela explique qu’ils appartiennent à la communauté universelle des personnes en tant que « bénéficiaires d’actes de bienfaisance physique et psychique, sans être eux-mêmes capables de reconnaissance et de tout ce qui en découle ». Par conséquent, « ils lancent ainsi un défi à ce que l’homme a en lui de meilleur, au fondement véritable de son respect de soi » et font briller le sens le plus profond de la communauté de personnes. Les mots conclusifs de Spaemann sont superbes : « Ce qu’ainsi ils donnent à l’humanité à travers ce qu’ils en prennent, est bien plus que ce qu’ils reçoivent47. »

Et qu’en est-il d’un nourrisson ? Peut-il être une personne en puissance ? Non, répond Spaemann, car la personne en puissance n’existe pas. Quelque chose ne peut pas se développer pour devenir une personne car la personne n’est pas un état mais quelqu’un qui est dans un état. Ainsi, la personne précède ces états, sinon elle ne pourrait pas les revêtir. Nous présupposons cette continuité lorsque nous affirmons « Je suis né en… ». De plus, nous ne pouvons pas parler de puissance sans présupposer l’état de personne.

Il semble en effet qu’il manque justement au pur possible une condition pour sa réalisation. Dans cette mesure, il est par conséquent impossible. Il est possible si toutes les conditions sont données. Mais alors il est également réel48.

Enfin, la reconnaissance du statut de personne est la reconnaissance d’une exigence inconditionnelle. Pour qu’une exigence soit inconditionnelle, son application doit également être inconditionnelle et ne pas reposer sur des présupposés empiriques hypothétiques.

L’inconditionnalité du « tu ne tueras point » émane d’un visage humain toujours déterminé. Le fait que je ne doive pas tuer celui-ci et celui-ci et celui-là est plus certain que l’idée que je ne dois tuer personne. La personne n’est pas un concept générique mais la façon d’être des individus de l’espèce « homme ». Ils sont tels que chacun d’entre eux prend, dans la communauté de personnes que nous nommons « humanité », une place non interchangeable, et c’est seulement en tant qu’occupants de cette place qu’ils sont perçus comme personnes par quelqu’un qui lui-même prend une place semblable. Si nous lions l’attribution d’une telle place à la satisfaction préliminaire de conditions qualitatives déterminées, nous avons déjà détruit l’inconditionnalité de l’exigence49.

Les droits de la personne ne peuvent être inconditionnels que s’ils ne dépendent pas des membres de la communauté de droit qui déterminent les conditions pour être une personne. Comme le dit Spaemann, « l’humanité ne peut être une communauté de droit fonctionnant comme un club fermé15. »

La communauté humaine a donc tranché : les personnalistes ont tort. Ce jugement n’est pas récent et s’exerce plus ou moins consciemment depuis des générations. Boèce semble avoir les pieds sur terre puisque sa définition révèle ce que la communauté humaine opère lorsqu’elle reconnaît une personne.

Conclusion

Pouvons-nous espérer une réconciliation de notre société avec le concept traditionnel de personne ? J’espère en effet avoir montré que Boèce avait les pieds sur terre lorsqu’il nous a livré sa définition courte mais précise. Les concepts métaphysiques sur lesquels il s’appuie ne sont pas si étrangers à notre réalité et peuvent même être confessés par nos contemporains. Ainsi, la personne est bien une substance individuelle de nature rationnelle. Rien de dangereux. À l’opposé, les personnalistes proposent une définition fonctionnelle de la personne. Semblable à une liste de contrôle, cette position n’épargne pas la moralité. En effet, elle attaque en profondeur le principe moral fondamental d’équité entre les êtres humains. Et c’est cela qui est dangereux. Enfin, la communauté humaine a donné son avis. Et elle l’a fait plus efficacement qu’avec un traité philosophique, elle a donné voix à ce qu’elle fait naturellement, quotidiennement. Par conséquent, la définition personnaliste n’a pas réussi son interrogatoire alors que celle de Boèce y est parvenue. Mais qu’en fera réellement notre société ?

Oliver O’Donovan l’avait prédit : une vision personnaliste ne change pas seulement une définition mais un mode de vie. Cela ne pouvait que conduire à deux convictions bien relevées par l’éthicien anglican. La première affirme que la personnalité humaine peut être l’objet d’une connaissance expérimentale, tandis que la seconde soutient qu’une humanité personnelle doit être séparée d’une humanité non personnelle50. La seconde croyance a été assez largement étudiée dans cet article tandis que la première était plus implicite. Mais rejoignons ouvertement O’Donovan sur ce second point en évoquant simplement l’explosion des neurosciences. Ces deux convictions devaient éclore d’une telle définition qualitative, et devaient rejoindre une autre fille de la modernité : le dévouement à la lutte pour la liberté. Pour elle, les verrous doivent sauter, les contraintes disparaître, et le contrôle individuel prendre sa place ! « Pour atteindre le but de la liberté, nous nous objectivons ; nous faisons passer notre biologie de l’état de ce que nous vivons, à celui de ce que nous observons, et donc à celui de ce que nous conquérons51. » Une culture scientifique libérale a ainsi été mise en place et a engendré la transcendance de soi humaine.

Et quel meilleur moyen d’affirmer une transcendance sur une chose que d’en faire l’objet d’une connaissance expérimentale ? C’est donc naturellement que les linteaux ont été élevés pour faire place à l’expérimentation sur les embryons. Un paradoxe est alors apparu :

L’embryon nous intéresse parce qu’il est humain ; il est « nous-mêmes ». D’autre part, il est considéré comme un objet d’expérience approprié parce qu’il n’est pas comme nous en tous points essentiels. Il n’a pas de « personnalité ». Il est nous et pas nous52.

Si la cité semble ne pas être perturbée par ce paradoxe, laissant libre cours au développement de l’auto-transcendance de l’homme, de plus en plus forte, elle n’est pas toujours aussi équilibrée. L’avortement, phénomène phare de notre époque, fait pencher la balance en faveur du « pas nous ». Ainsi, le glissement métaphysique qui s’est opéré dans la modernité ne s’est pas contenté de modifier quelques mots dans nos dictionnaires. Il a fini par pénétrer la fragilité de la vie humaine. Rien d’étonnant, l’approche étant fonctionnelle, sa fin l’est aussi. Il est temps pour la communauté humaine de s’exprimer ouvertement.

Illustration : Nicolas Poussin, La Danse de la vie humaine, huile sur toile, 1634-1636 (Londres, Wallace Collection).


  1. Oliver O’Donovan, Begotten or Made?, Oxford University Press, 1984, p. 50.[]
  2. Ibid., 52.[]
  3. Olivier Rey, L’idolâtrie de la vie, Paris : Gallimard, 2020, pp. 34-35.[]
  4. John Locke, Identité et différence, trad. Étienne Balibar, Paris : Seuil, 1998, pp. 149-151.[]
  5. Mary Anne Warren, “On the moral and legal status of abortion,” The Monist, vol. 57, no. 1 (1973) : 55.[]
  6. Peter Singer, Practical ethics, Cambridge University Press, 2011, pp. 73-74.[]
  7. Ibid., 75.[]
  8. W. Norris. Clarke, The One and the Many: A Contemporary Thomistic Metaphysics, University of Notre Dame Press, p. 33.[]
  9. Mathew Lu, “The Ontogenesis of the Human Person: A Neo-Aristotelian View”, University of St. Thomas Journal of Law and Public Policy 8, 2013, p. 103.[]
  10. Thomas d’Aquin, De potentia, q. 9, a. 2, co.[][][]
  11. Ibid., q. 9, a. 2, ad. 5.[]
  12. Gilles Emery, “The Dignity of Being a Substance: Person, Subsistence, and Nature,” Nova et Vetera 9, 2011, p. 994.[]
  13. Emery, “The Dignity of Being a Substance: Person, Subsistence, and Nature”, p. 994.[]
  14. W. Norris Clarke, op. cit., p. 127.[]
  15. Ibid.[][][][][][][][][]
  16. Op. cit., p. 128.[]
  17. Op. cit., pp. 131-132.[]
  18. Thomas d’Aquin, Summa Theologiae I, q. 29, a. 1, co.[]
  19. Patrick Lee, “Soul, Body and Personhood,” The American Journal of Jurisprudence 49/1, 2004, p. 90.[]
  20. Ibid., p. 91.[]
  21. Ibid., pp. 93-94.[]
  22. Ibid., p. 94.[]
  23. Ibid., p. 95.[]
  24. David S. Oderberg, Real Essentialism (Londres : Routledge, 2007), p. 252.[]
  25. Pour une défense de ce point, voir ibid., pp. 97-102.[]
  26. O’Donovan, op. cit., p. 51.[]
  27. Clarke, op. cit., p. 93.[]
  28. Ibid., 95.[]
  29. Ibid., 96-97.[]
  30. Oderberg défend l’unicité de la forme d’un être dans Real Essentialism, pp. 68-70.[]
  31. Ibid., pp. 70-71.[]
  32. Jacques Maritain, La personne et le bien commun, Paris : Desclée De Bouwer, 1947, p. 31.[]
  33. Lee, “Soul, Body and Personhood”, p.108.[]
  34. Voir par exemple David S. Oderberg, “The Metaphysical Status of the Embryo: Some Arguments Revisited,” Journal of Applied Philosophy 25/4, 2008, pp. 263–76.[]
  35. Christopher Robert Kaczor,The Ethics of Abortion: Women’s Rights, Human Life, and the Question of Justice, 2e éd., New York : Routledge, 102.[]
  36. Lee, “Soul, Body and Personhood,” 118.[]
  37. Ibid., 120.[]
  38. Ibid., 122-123.[]
  39. Francis J. Beckwith, “The Explanatory Power of the Substance View of Persons,” Christian Bioethics 10/1, 2004, p. 37.[]
  40. Ibid., 40.[]
  41. Ibid., 37.[]
  42. Ibid., 41.[]
  43. Robert Spaemann, Les personnes essais sur la différence entre “quelque chose” et “quelqu’un”, trad. Stéphane Robilliard (Paris : Cerf, 2010), 340.[]
  44. Ibid., 344.[]
  45. Ibid., p. 348.[]
  46. Ibid., p. 349.[]
  47. Ibid., p. 351.[]
  48. Ibid., p. 353.[]
  49. Ibid., 354-355.[]
  50. O’Donovan, op. cit., p. 61.[]
  51. Ibid., p. 62.[]
  52. Ibid., p. 64.[]

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