J’ai entrepris de lire de manière suivie les œuvres de saint Augustin et proposerai sur le blog des recensions de chacune des œuvres lues, si Dieu le permet.
Contexte et authenticité
L’authenticité du De Patientia fut contestée par Érasme et quelques uns à sa suite en raison de son style et du fait que ce sermon n’est pas mentionné dans ses Rétractations. Mais les différences de style s’expliquent assez bien par le fait qu’il s’agisse d’un sermon, laissant la place à une rhétorique plus colorée. Quant à son absence des Rétractations, la raison en est simple : Augustin n’a tout simplement pas eu le temps de réviser ces oeuvres oratoires dans cet ouvrage comme il avait prévu de le faire1. Mais, il ne reste plus de doute sur cet ouvrage, qu’Augustin mentionne d’ailleurs dans sa lettre au comte Darius2.
La mention des donatistes et de leur doctrine du suicide et le début d’une attaque contre les nouveaux hérétiques, les pélagiens, qu’il ne nomme pas, permet de dater assez précisément ce sermon de l’an 417. Il précède donc les controverses pélagiennes, mais suit vraisemblablement le moment où Augustin a commencé à s’alarmer des suicides chez les donatistes après en avoir eu vent, soit vers la fin de l’année 4173.
Contenu
Augustin débute son sermon en parlant de la patience de Dieu. La patience est la persévérance au milieu de la souffrance, mais puisque Dieu ne souffre pas, comment peut-il être dit patient ?
Cette patience de Dieu échappe à toute expression, comme sa jalousie, sa colère et autres sentiments similaires. Ces sentiments n’existent pas en lui si nous voulons y chercher le même sens que dans les nôtres. Chez nous ils sont toujours accompagnés de souffrance, tandis qu’il est loin de notre esprit d’imaginer que Dieu, étant impassible par nature, puisse être sujet à la moindre douleur. De même que sa jalousie est sans rancœur, sa colère sans trouble, sa pitié sans tristesse, son repentir sans remords, de même il est patient sans souffrance. […]
La patience humaine, c’est préférer supporter les maux sans en commettre qu’en commettre pour ne plus les supporter4.
Après cette brève définition, Augustin poursuit en parlant de la fausse patience, celle qui est présente chez ceux qui poursuivent les biens de ce monde5. Et, bien qu’elle soit fausse, il dit qu’elle peut nous servir d’exemple par contraste : « Si donc l’âme a tant d’endurance pour acquérir ce qui la perd, que ne doit-elle pas souffrir pour posséder ce qui la sauve6 ? »
Augustin montre ensuite que même la médecine du corps nécessite la souffrance, il est donc nécessaire pour le bien de notre âme qu’elle endure les souffrances. Il liste alors plusieurs exemples de patience :
- Exemple de David patientant devant l’insulte.
- Exemple du Christ supportant Judas.
- Exemple des martyrs face aux moqueries et aux blessures.
- Exemple de Job face à la tentation du diable.
Il réprimande au passage les donatistes qui préfèrent le suicide pour ne pas souffrir.
Puis, il se tourne contre les pélagiens qui tiennent la volonté comme source de la patience, alors qu’elle est don de Dieu (Jacques 1,17). Les pélagiens sont alors une nouvelle hérésie contre laquelle Augustin n’a pas encore donné tout son génie. Mais son esprit bouillonne déjà contre leurs erreurs. Selon lui, ils mettent leur espérance dans l’homme (Jérémie 17,15). Voici l’argument des pélagiens : si les hommes iniques peuvent, par la seule force de leur volonté supporter tant de douleurs pour acquérir les biens d’ici bas, comment les hommes justes ne pourraient-ils pas, par eux-mêmes, faire preuve d’une même patience pour acquérir les biens les meilleurs ? Pour Augustin, ils « ne comprennent pas que les méchants sont d’autant plus fermes à souffrir leurs maux qu’ils aiment plus passionnément le monde et que les justes sont d’autant plus forts pour souffrir les leurs qu’ils sont attachés à Dieu par la charité. L’amour du monde a bien sa source dans le libre-arbitre, leur concède-t-il, il se développe par l’attrait du plaisir ; il se fortifie par les liens de l’habitude7, mais ‘l’amour de Dieu a été diffusé dans nos cœurs’ non par nous-mêmes ‘mais par le Saint-Esprit qui nous a été donné.'(Romains 5,5) ». La patience des justes vient donc de celui qui leur fait don de la charité. C’est par « celui qui nous a aimé » que nous pouvons supporter le glaive, la faim, la nudité nous dit l’apôtre (Romains 8,35 et suivants).
On voit déjà l’esprit d’Augustin s’enflammer contre cette funeste erreur qu’il combattra si brillamment par bien d’autres écrits. Déjà là, sa doctrine de l’élection est bien claire (elle n’a donc pas attendu les grandes controverses pélagiennes). Il est mené à ce sujet par le raisonnement suivant. La patience des hommes pécheurs vient de leur amour pour le monde. Celle des saints de leur amour pour Dieu, qui est don de Dieu. Certes, Jésus a dit « vous n’êtes pas du monde », mais il a précisé que nous étions du monde par nature et qu’il nous en a ôté par son choix. Ainsi, « pour montrer que cette élection n’est pas la récompense de mérites antérieurs, obtenus par les bonnes œuvres, mais un pur effet de la grâce, l’Apôtre l’exprime ainsi [citation de Romains 11,5-6]. Telle est l’élection de la grâce, c’est-à-dire l’élection qui élit les hommes par le moyen de la grâce divine. Telle est l’élection de la grâce qui précède tous les mérites humains. Si la grâce, en effet, était donnée en raison d’un mérite quelconque, elle ne serait pas donnée gratuitement, mais en paiement d’une chose due et, à ce titre, on ne pourrait plus l’appeler grâce, car comme le dit le même Apôtre « un salaire n’est pas regardé comme une grâce, mais comme une dette » (Romains 4,4). Pour que la grâce soit vraie, c’est-à-dire, gratuite, elle ne doit rien trouver dans l’homme qui mérite d’être récompensé. […] La grâce donne le mérite, elle n’est pas donnée au mérite. Elle précède même la foi […] La grâce, d’ailleurs, ne se contente pas d’aider le juste, elle justifie l’impie. Et, certes, quand elle aide le juste, elle paraît récompenser son mérite, mais elle ne cesse pas, pour cela, d’être une grâce : elle aide ce qu’elle a donné. » Augustin poursuit en montrant que nous n’avons pas de justice propre et conclut « nous n’avons pas, en effet, d’autre justice que le Christ » (XX. 17.). Sola Gratia, Solus Christus. Il examine ensuite le cas des justes de l’Ancienne Alliance : « C’est la raison pour laquelle les anciens justes ont été, avant l’Incarnation du Verbe, justifiés par leur foi au Christ et par cette vraie justice qui pour nous est le Christ. Ils ont cru à un fait à venir ; nous croyons, nous, à un fait accompli ; et c’est par cette foi que la grâce les a sauvés, grâce qu’ils ne tenaient ni d’eux-mêmes ni de leurs œuvres, mais que Dieu leur a donnée, pour leur enlever toute occasion de s’enorgueillir. Leurs bonnes œuvres n’ont pas précédé la miséricorde divine ; elles l’ont suivie. » (XXI., 18.) Sola Fide.
Je pourrais encore citer bien d’autres lignes similaires de ce sermon, mais celles-ci suffisent à montrer combien la doctrine augustinienne était déjà bien clairement formulée, avant les controverses pélagiennes à proprement parler. Cela n’étonnera que ceux qui veulent voir en Augustin un novateur. Nous pourrions mentionner Hilaire ou Ambroise, mais citons un exemple plus ancien encore, Clément de Rome, dans son Épitre aux Corinthiens :
À les considérer un par un, avec sincérité, l’on découvre la magnificence des dons accordés par Dieu. De Jacob, en effet, sont sortis tous les prêtres et lévites qui servaient à l’autel de Dieu ; de lui est né selon la chair le Seigneur Jésus ; de lui sont issus par Juda les rois, les princes et les chefs ; quant au reste de ses tribus, elles ne sont pas en petit honneur, suivant la promesse de Dieu : « Ta postérité sera comme les étoiles du ciel. » Tous ont été revêtus de gloire et de puissance, non point par eux-mêmes, ni par leurs œuvres, ni par la justice de leur conduite, mais par la volonté de Dieu. Nous aussi par conséquent qui avons été appelés en Jésus-Christ par cette même volonté, ce n’est point par nous-mêmes que nous sommes justifiés, ni par notre sagesse ou notre intelligence, ou notre piété, ni par les œuvres accomplies dans la sainteté de notre cœur ; c’est par la foi ; et c’est par elle que le Dieu tout-puissant a justifié tous les hommes depuis le commencement. À lui soit la gloire dans les siècles des siècles, Ainsi soit-il.
On trouve encore dans cet écrit une formulation assez nette de l’incapacité naturelle de l’homme :
Or s’il en est ainsi, l’homme qui use, dans cette vie, de sa volonté propre, est-il autre chose, avant de choisir et d’aimer Dieu, qu’un injuste et qu’un impie ? Oui, qu’est cet homme, créature égarée loin de son Créateur, si ce Créateur ne se souvient de lui, ne le choisit gratuitement, ne l’aime gratuitement ? (Ps. 8,5). Car il ne peut par lui-même ni choisir ni aimer s’il n’a d’abord été choisi et aimé avec un soin diligent ; son aveuglement, en effet, l’empêche de discerner l’objet de son choix et sa langueur lui rend fastidieux l’objet de son amour. On me dira peut-être : Comme Dieu peut-il choisir et aimer le premier des hommes iniques, puisqu’il est écrit : « Vous haïssez, Seigneur, tous ceux qui commettent l’iniquité » ? (Ps 5,7). Comment ? sinon d’une manière admirable et qu’aucun mot ne peut exprimer. Nous pouvons toutefois concevoir une chose : c’est qu’un médecin plein de bonté hait et aime tout à la fois son malade ; il fait le mal qui le ronge, il l’aime pour l’en délivrer8.
Il poursuit en disant que le diable excite au mal cette volonté dépravée mais précise que « il ne faut pas en conclure qu’elle ait besoin pour être mauvaise, des suggestions de l’esprit impur, comme elle a besoin, pour être bonne, du secours de l’Esprit-Saint9. »
Ainsi se conclut sa démonstration que la patience, avec toutes les autres vertus, est un don de Dieu (il s’appuie sur Phi 1,29, notamment). « Que l’âme ne se glorifie donc pas de tenir d’elle-même ce qu’elle apprend lui avoir été donné10. »
Augustin termine par une exhortation à crier à Dieu, qui donne la patience, en attendant ce lieu où nous n’aurons plus à être patients, puisque nous n’aurons plus à souffrir. Il nous appelle à nous réconforter dans les promesses de Dieu : « la patience de ces pauvres qui croient jusqu’ici mais ne voient pas encore, qui espèrent mais ne tiennent pas, qui soupirent de désir mais ne jouissent pas encore du bonheur des élus, qui ont faim et soif mais ne sont pas encore rassasiés, non, la patience de ces pauvres ne périra pas à jamais » (Ps. 9:19). « Car celui qui donne, dans le temps, la patience à la volonté, ne donne pas de fin à sa béatitude dans l’éternité. Et ces deux dons, il nous les a faits, en nous donnant la charité11. »
Amen.
Édition UTILISÉE
La Bibliothèque Augustinienne, dans un volume introduit et commenté par Gustave Combes (deuxième de la série des Opuscules) est fantastique, je pense qu’il s’agit de la meilleure édition en français pour lire Augustin. On peut lire ce sermon selon une autre traduction en ligne ici.
Illustration en couverture : Saint Augustin dans son cabinet de travail, Botticelli, 1480, détail.
- Voir la Lettre à Quotvuldeus Epist. 224.[↩]
- Epist. 231, 7.[↩]
- Epist. 185 à Bonifacius.[↩]
- II. 2.[↩]
- Cf. Augustin, De moribus ecclesiae catholicae, deuxième partie, deuxième section.[↩]
- VII.6.[↩]
- Augustin mentionne la puissance de l’habitude sur son cœur dans ses Confessions.[↩]
- XXII. 19.[↩]
- XXIV. 21., cf. aussi Augustin, Thomas d’Aquin, Pierre Lombard sur l’endurcissement[↩]
- XXVI.[↩]
- XXIX. 26.[↩]
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