Toute personne qui aurait essayé d’apprendre l’histoire de la philosophie (une histoire par ailleurs vraiment passionnante, et que je vous conseille, il y en a pour tous les niveaux) sera tombé sur la thèse suivante:
La semence initiale de la chute de l’occident a été lorsque Duns Scotus et Occam, les philosophes médiévaux ont inventé le nominalisme qui nie l’existence des universaux. Ils ont ouvert la voie à la philosophie moderne, qui a poursuivi cette négation des universaux vers un délire de “je construis mon propre ordre à moi sans tenir compte de l’ordre de Dieu” qui a donné toutes les horreurs post-modernes et queer actuelles.
C’est plutôt rare, mais cette thèse est tellement populaire qu’elle fait l’objet de meme:
Selon la philosophie réaliste -à laquelle j’adhère- les universaux sont des objets réels. Cela veut dire que le concept de femme n’est pas une convention sociale ou une construction de philosophe misogyne1, il existe réellement et indépendamment des opinions humaines. Notre tâche est donc plutôt de découvrir et recevoir ce concept, plutôt que de le critiquer et reconstruire. Cette tradition a effectivement trouvé un de ses meilleurs expositeurs dans la personne de Thomas d’Aquin. Mais ensuite, Duns Scottus a en quelque sorte “déconnecté” les universaux des particuliers, puis Occam a carrément nié l’existence des universaux, et ainsi naquit la modernité, qui chercha à bâtir de nouveaux universels par les seuls ressources de la raison humaine. Bref, à cause d’une fine modification philosophique, la boîte de Pandore s’est ouverte.
Généralement, la réponse à cette thèse est de rajouter beaucoup de détails et de nuances sur ce que les nominalistes disent vraiment. Mais dans cet article, je vais proposer un autre chemin: montrer que la framboise est la cause du début de la modernité et par implication de la chute de l’occident.
La fascinante histoire de la botanique du XVIe siècle
Voici ce que raconte Paula Findlen dans le Cambridge history of Science, volume 3 chapitre 19: L’histoire naturelle est une science très populaire au 16e-17e siècle, qui n’a pas vraiment vécu de “révolution” scientifique, et qui est un bon exemple des dynamiques de l’histoire des sciences du 16e-17e siècle. Le mot “histoire naturelle” désigne l’étude de la flore et de la faune.
Cette discipline a des racines anciennes:
- Histoire Naturelle de Pline l’Ancien (1er siècle);
- Avant lui, Théophraste, disciple d’Aristote;
- Dioscoride en botanique De materia medica
- La 1ere édition imprimée de l’Histoire Naturelle de Pline l’Ancien date de 1469, suivi de beaucoup d’autres anciens manuels de botanique.
A la renaissance, on redécouvre les auteurs anciens et on s’y jette avec délices, espérant ainsi perfectionner notre science. Problème: On constate des conflits entre Pline et Dioscoride, et Pline semble n’avoir rien compris à ses sources grecques. Au début c’est un débat de critique textuelle: Pline a-t-il correctement compris qu’il parlait des framboises? Pendant presque quinze ans, on consacre une énergie intellectuelle formidable à essayer de comprendre si oui ou non Pline a correctement compris le mot “framboise” en grec. On y renonce quand Nicollo Leoniceno (prof de médecine à Ferrare) publie en 1492 De plinii et plurium aliorum medicorum in medicina erroribus qui liste et dénonce les erreurs de Pline. Résultat du débat: tous sont d’accord que les textes anciens ne sont pas fiables, il nous faut une histoire naturelle basée “non sur des mots, mais sur des choses”. Ce sera dans le futur un slogan des Lumières, et dans le présent le début d’une nouvelle botanique, basée sur l’expérience individuelle, la recherche et l’élaboration de sa propre méthode. On fonde les premiers jardins publics. Au départ, on organise les jardins selon les divisions héritées du manuel de Dioscoride. Mais l’afflux de plantes nouvelles venues d’Asie, d’Afrique et d’Amérique rend le système très compliqué à maintenir. On en viendra à préferer une classification strictement géographique (un quadrant = un continent) ce qui facilite et reflète le passage d’une science déductive à une science inductive, soit le tout début de la science moderne.
Et c’est là que l’on peut commencer à parler de l’influence de la framboise sur la modernité: sur cette petite question de critique textuelle Pline l’Ancien savait-il ce qu’était une framboise? on est arrivé à la conclusion que les anciens n’y comprenaient rien en botanique. Alors on a commencé à créer nous-même une nouvelle classification des plantes, autrement dit: à bâtir et définir nous-même l’ordre des universels, les “créer” en quelque sorte. Les botanistes ont ensuite influencé les médecins, qui étaient eux même insatisfaits de la médecine médiévale et ont commencé à expérimenté eux-même de nouveaux traitements “chimiques”. Les médecins, alchimistes, et botanistes ont ensuite influencé les physiciens, qui ont abandonné la physique médiévale, pour se tourner vers une nouvelle physique, la physique moderne qui est le début de la modernité.
On retrouve l’argument principal développé plus haut: les conditions XYZ ont amené les hommes à considérer les universaux comme quelque chose à bâtir plutôt qu’à recevoir et découvrir par déduction, ce qui par implication a mené à la théorie queer et le postmodernisme. Sauf qu’ici c’est la framboise qui est fautive.
Maintenant que l’humour est passé, que faut-il en retenir?
Application
La thèse de base n’est pas fausse: jamais on n’aurait imaginé aussi facilement pouvoir annuler et rebâtir le savoir des anciens, si nous n’étions pas déjà convaincus que c’était possible. Pour imaginer que Aristote ait tort en physique, il faut déjà que quelqu’un défende qu’il ait tort quelque part, ce qu’ont fait les nominalistes. Cependant, l’histoire n’est pas idéaliste, et nous sommes en réalité bien plus influencés par des facteurs immédiats et matériels, plutôt que par des théories philosophiques dont nous ignorons souvent l’existence. C’est ainsi que l’afflux de nouvelles connaissances contredisant frontalement les anciens à bien des niveaux suite à la découverte de l’Amérique2 sont une explication immédiate et plus raisonnable au début de la modernité, plutôt que des théories très abstraites discutées par une poignée de docteurs, 200 ans avant les faits.
Mais l’on aurait tort de mépriser l’histoire de la philosophie pour autant: nous ne sommes pas déterminés par la philosophie de notre temps, mais il faut aussi voir que nous sommes disposés par elle. Comment le mariage homosexuel aurait-il pu être voté en 2013, si la philosophie post-moderne et la théorie queer n’étaient pas discutées par la dite poignée de docteur.e.s.x.y.z?
Il faut donc tenir un équilibre raisonnable sur la question: on ne peut pas expliquer l’histoire par l’histoire de la philosophie. A tout prendre, ce sont les idées qui suivent les événements plutôt que l’inverse. Mais la réaction aux événements quant à elle est beaucoup expliquée par la philosophie qui a cours à ce moment-là. Les généalogies philosophiques sont donc utiles, mais elles n’ont pas la puissance d’explication exagérée qu’on leur attribue parfois.
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