Devenir un meilleur exégète : les conseils qu’on oublie
29 septembre 2021

Bon nombre de livres sont écrits pour nous enseigner ce qu’est une bonne exégèse1. Trop peu, à mon avis, nous disent ce qu’est un bon exégète et surtout comment le devenir. La distinction est subtile, mais ce que j’entends par là deviendra plus clair, je l’espère, au cours de ce billet.

Pensons à ce qui fait un bon cuisinier. Le bon cuisinier ce n’est pas seulement celui qui sait suivre la bonne recette. C’est une certaine disposition, un sens de l’harmonie et de la créativité, une connaissance des produits et de leur alliage, une expérience et des erreurs aussi. C’est tout cela qui fait le bon cuisinier. Songeons encore à ce qu’est un bon musicien. Ce n’est pas seulement celui qui sait être l’instrument inerte, l’interprète impersonnel d’une partition déjà toute écrite. C’est celui qui saisit le sens et le mouvement d’une œuvre, qui en perçoit les temps forts. Qui comprend que ce forte-là n’a pas le même caractère que ce forte-ci, même si la partition indique la même chose. C’est celui qui, comme Glenn Gould, surprend tout le monde en jouant si vite les Variations Goldberg de Bach mais qui, une fois la surprise passée, laisse à l’auditeur un sentiment d’évidence : « je n’entendrai plus jamais ce morceau de la même manière ! » . Le bon médecin n’est pas simplement celui qui sait quel médicament est le mieux adapté à quelle pathologie. Le bon jardinier n’est pas simplement celui qui connaît les engrais et la fréquence d’arrosage qui correspondent aux plantes. Le bon écrivain n’est pas simplement celui qui a sagement appris sa liste des figures de style.

Bref, tous les arts ont en commun de ne pas se résumer aux règles de leur art. De même, le bon exégète n’est pas simplement celui qui fait passer le texte biblique dans le bon algorithme d’interprétation pour en extraire, en concentré, l’information. Quelle horreur ! Le bon exégète, comme le bon musicien, connaît les règles de l’art : l’importance du contexte, la grammaire de la langue originale, l’analogie de la foi, la méthode historico-grammaticale. Mais, nous le constatons, parmi ceux qui connaissent vraisemblablement aussi bien ces règles, certains sont meilleurs que d’autres. Certains sont même des artistes. C’est que dans le bon exégète aussi il y a une bonne disposition, une inclinaison particulière de l’esprit, une tendance fructueuse. Cette disposition, c’est ce qu’on appelle en philosophie un habitus. L’habitus, c’est ce pli marqué dans la feuille de papier qui fait que, les yeux fermés, nous pouvons plier à nouveau cette feuille sur la même ligne. Une fois le pli imprimé dans la structure de la feuille, il devient une tendance de cette feuille à se plier ainsi et pas autrement. L’habitus, c’est encore ces marques dans la neige laissées par la luge ou les skis et qui tendent à conduire les skieurs qui suivent à s’insérer dans les mêmes marques. L’habitus, c’est la force de l’habitude qui devient une seconde nature. Quand un habitus est bon, on dit que c’est une vertu. Quand il est mauvais, on dit que c’est un vice.

La question que nous posions en début d’article peut donc être formulée ainsi : comment développer la vertu de l’exégète ? Comment faire croître en nous un habitus de bon exégète ? Comment façonner en nous une disposition qui nous aidera à mieux saisir le sens du texte ?

Devenez littéraire

La Bible regroupe un grand nombre de genres littéraires variés. Il est utile d’apprendre les règles et caractéristiques de ces différents genres. Mais deux difficultés se dressent sur cette route. Premièrement, il faut lire une bonne quantité de textes dans un genre littéraire pour en percevoir réellement les nuances propres. Deuxièmement, ces textes sont écrits dans des langues que nous ne maîtrisons soit pas du tout, soit mal. Même les docteurs en théologie de nos jours ne savent souvent pas lire le grec. Bien entendu, ils connaissent leur alphabet et sauront prononcer un texte grec. Donnez-leur une grammaire et un dictionnaire et ils sauront, pour certains, traduire le texte et faire des remarques sur le temps des verbes, la fonction de tel mot, etc. Mais très peu savent réellement lire le grec comme on lit le français ou l’anglais. Peu vont lire les Pères, Homère ou tout simplement le Nouveau Testament en grec de telle sorte qu’ils soient réellement immergés dans la langue sans l’intermédiaire d’un dictionnaire.

J’encourage évidemment l’apprentissage immersif des langues bibliques, mais je pense qu’en complément à cela et indépendamment de cela, on peut gagner en compréhension du texte biblique en tant que texte littéraire. Voici comment.

Lisez large

Lisez des romans, des pièces de théâtre, des textes de loi, des articles scientifiques, des poèmes, des discours, des pamphlets, des fables et des contes, des biographies, des démonstrations philosophiques, des dialogues, des livres anciens et nouveaux. Immergez-vous dans un genre puis passez à un autre. Toute cette pratique développera en vous une sensibilité au mot, aux contrastes, à la précision, aux symboles, aux figures de style, à la puissance de persuasion du verbe, à la subtilité de l’ironie, à la richesse du langage. Lisez en particulier de la bonne littérature, celle qui cherche précisément à exploiter toutes les richesses de ce langage.

Cette disposition est indispensable pour aborder un livre aussi riche que la Bible qui contient aussi, à sa manière, des textes de lois, de l’histoire, des discours, des « fables », des biographies, des démonstrations, des dialogues, etc.

Lisez des auteurs

Ces derniers temps, je lis Lewis et Balzac. Je veux dire par cela que je ne lis pas tel livre de Lewis mais que je m’imprègne de son style, de ses arguments favoris, de sa vie, que je lis à la suite une dizaine de livres de cet auteur. Je veux dire par cela que j’entreprends de lire les quatre-vingt-quize romans qui composent la Comédie humaine de Balzac. J’arrête un temps de lire des livres et je lis des auteurs.

La Bible, quand on y songe, est aussi une collection de livres qui ont un seul Auteur commun. Lire des auteurs, en particulier des auteurs comme Lewis qui ont écrit des romans, des livres fantastiques, des traités, des essais, des préfaces et des articles nous permet de saisir les fils rouges qui traversent des œuvres pourtant si différentes.

Lisez des livres-univers

Un ami2 m’a rendu récemment sensible au fait que, pour certains auteurs, on parlait de « l’univers de [tel auteur] ». Certains auteurs ont construit des univers. C’est particulièrement vrai des mythologies anciennes et de ceux qui s’en sont inspirés comme Lewis et Tolkien. Leurs livres ouvrent une fenêtre sur des mondes qui ont leur langue, leur histoire, leur commencement et leur fin, leurs temps forts, leur logique.

Là encore, la Bible est un mythe, au sens noble du terme : un récit cosmogonique, une histoire du monde, jusqu’à son accomplissement et dès avant sa fondation. Développer la capacité à saisir les grandes lignes d’un mythe, ancien ou nouveau, nous aidera à faire de même pour la Bible.

Lisez dans d’autres langues

Si vous ne pouvez pas lire fréquemment un grand nombre de textes en grec et en hébreu, faites-le dans la mesure du possible dans votre langue et dans d’autres langues que vous maîtrisez. La concision ou au contraire le caractère fleuri de telle langue étrangère, les rapprochements inattendus de deux termes et une foule d’autres choses contribueront encore à développer cet habitus littéraire en vous.

L’exégète ne doit pas commenter simplement ce que la Bible dit, mais aussi la façon dont elle le dit. Cela implique une sensibilité littéraire que ces quelques conseils tendent à développer. Il faut saisir que l’écriture est un processus coûteux, tout comme la copie, aux temps bibliques. Ainsi, si l’on peut stocker de l’information non seulement dans les mots mais aussi dans la structure de la phrase, du livre, dans le jeu des symbolismes et références croisées, c’est tout bénéf’ ! On répète pieusement que la Bible ne contient pas la parole de Dieu mais qu’elle l’est. On réfléchit moins souvent au fait que lorsqu’une histoire nous est rapportée sur le Christ, ce ne sont pas simplement les évènements rapportés qui sont parole de Dieu mais aussi la manière, littéraire, dont ces choses nous sont rapportées. On ne commente pas des évènements dont le texte serait l’intermédiaire, on commente aussi une œuvre littéraire.

James Jordan a observé un jour que la plupart des évangéliques conservateurs adoptaient involontairement une approche « libérale » de l’Écriture dans leurs sermons et leurs commentaires. Les libéraux soutiennent depuis des années que la Bible n’est pas la révélation elle-même ; elle est plutôt, selon eux, un rapport (imparfait) de la révélation… En pratique, les conservateurs eux-mêmes traitent souvent la Bible comme comme un simple « compte-rendu » de la révélation. Les commentaires évangéliques ont tendance à ne pas traiter le texte de la Bible, ne traitant que des événements relatés dans le texte et ne prêtent que peu d’attention à la formulation et à l’architecture littéraire de la révélation de Dieu.

CHILTON David, The Days of Vengeance, Dominion Press, 2006, page 36.

Devenez philosophe

Et je veux parler par philosophie de la partie consacrée plus particulièrement à la logique : comment les mots s’assemblent pour former des arguments, comment les arguments forment des raisonnements. Quels sont les critères de validité d’un argument. En effet, certaines sections de la Bible sont argumentatives. Et il me semble qu’on saisit mieux un argument lorsqu’on est accoutumé à en manier soi-même dans son esprit et à lire d’autres qui en manient.

Cette habitude philosophique nous aidera non seulement à comprendre les arguments explicites du texte mais aussi les conséquences implicites. Quand on pense qu’un auteur biblique passe du coq à l’âne, c’est probablement qu’on a raté une étape de son argumentation qui lui semblait évidente.

Parfois, un exégète se trompe non pas parce qu’il ne connait pas assez bien le contexte ou la langue d’origine mais parce qu’il raisonne tout simplement de manière incohérente et qu’il n’a quoi qu’il en soit pas appris à raisonner formellement.

Étudier la logique est aussi un bon moyen de s’exprimer plus rigoureusement, ce qui doit être une priorité de celui qui veut expliquer la révélation de Dieu aux hommes.

Devenez dogmaticien

J’ai un grief particulier contre les exégètes qui ne sont qu’exégètes. En effet, ils ne peuvent se dispenser de faire de la systématique. Ça n’est pas cela le problème, en réalité. Il est naturel que l’exégèse conduise à la formulation de dogmes. Demander à l’exégète de ne pas faire de systématique, c’est lui demander de ne pas finir ses phrases. Comme le dit Steven Wedgeworth, la systématique est une exégèse, du moins elle se veut l’aboutissement du processus exégétique. Car l’exégèse consiste à expliquer le sens du texte et la systématique n’est que l’agencement logique du contenu de la révélation. Le problème donc, c’est qu’étant uniquement exégètes et faisant nécessairement de la systématique (ou de la dogmatique), ils font de la mauvaise systématique.

Ce ne fut pas toujours le cas et ce n’est ici qu’une des conséquences funestes de la sur-spécialisation des universitaires qui touche toutes les disciplines. Thomas d’Aquin commentait des textes avant d’écrire sa Somme. Calvin écrivit l’Institution aussi bien qu’un grand nombre de commentaires. Il était tout à fait habituel que ceux qui étaient amenés le plus souvent à exposer le texte fussent aussi ceux qui l’étudiaient le plus et qui formulaient le dogme. Mais nous pouvons avoir à l’inverse aujourd’hui des dogmaticiens qui réfléchissent en pleine indépendance du texte et des exégètes qui prétendent (faussement, comme nous l’avons dit) ne pas faire dans le dogme. Il est bon et utile de se spécialiser et on ne peut pas atteindre l’excellence sans le faire. Mais on ne doit pas séparer ce qui est uni par nature. Une chose ne peut pas être vraie en exégèse et fausse en dogmatique. Si donc votre conclusion exégétique vous conduit à affirmer une chose qui contredit l’ensemble du système tiré des Écritures, ça n’est probablement pas que vous êtes un brillant réformateur que ces étroits dogmaticiens devraient écouter, mais plus vraisemblablement que vous avez manqué d’analogie de la foi sur ce coup.

Une chose ne peut pas être vraie en exégèse et fausse en dogmatique.

Il faut comprendre aussi que la relation entre systématique et exégèse n’est pas uniquement ni principalement celle d’une cause à son effet. Comme si nous pouvions aborder le texte biblique nu de tout supposé dogmatique pour en tirer le dogme. L’exégèse est soumise à la dogmatique de fait. Certains ne reconnaissent pas cette soumission et prétendent ne pas avoir « de système » mais être des lecteurs absolument neutres face au texte. Pire encore, ils se servent de ce fait pour pointer chez les autres la manière dont leur système contrôle leur exégèse sans réaliser qu’il en est de même pour eux. Cette illusion est bien plus dangereuse encore que n’importe quel système. Car aucun système n’est plus subjectif que celui qu’on ne voit pas et qu’on ne veut pas voir. Puisque Parpaillot a traité plus exhaustivement la question de la relation entre systématique et exégèse, je vous renvoie à son article.

Devenez pasteur

Ce sous-titre est provocateur. En effet, je ne parle pas principalement de l’office pastoral ici, même si j’aimerais en toucher deux mots. Plusieurs personnes m’ont exprimé leur frustration à la lecture de commentaires académiques des Écritures. Ces commentaires seraient non seulement dépouillés de la sensibilité littéraire dont nous parlions mais aussi de toute portée pratique et doxologique explicite. La neutralité et l’excellence académiques, comprenez-vous, impose que l’on se contente d’une approche qui divise l’intellect de l’homme de sa volonté et réfrène les élans d’adoration et les convictions morales que le texte pourrait produire.

Là encore, la lecture des anciens commentaires brise cette doxa. Un commentateur, au sommet du monde académique il y a quelques siècles, n’hésitait absolument pas à exhorter son lecteur quand le texte l’y invitait, à insérer une louange ou une prière quand cela était approprié3. La raison simple qui explique cela est que la majorité des commentateurs étaient alors des pasteurs qui avaient pour mission, dimanche après dimanche et tout au long de la semaine, d’exhorter le peuple de Dieu sur la base de sa Parole étudiée. L’office pastoral lie naturellement l’exigence académique et la nécessité pratique. Du moins, il devrait le faire4.

Mais les choses ne sont pas bien différentes pour le chrétien laïque. Qu’on soit un père qui enseigne sa famille, qu’on enseigne aux enfants de notre Église ou que l’on cherche tout simplement à encourager un frère ou à faire demeurer en nous la parole du Christ, nous devrions toujours joindre la droite compréhension du texte avec l’appel fervent à suivre ses enseignements. Et nous devrions toujours fonder nos exhortations sur une droite exposition de la volonté de Dieu.

Plutôt qu’un appel à devenir pasteur donc, je dirai qu’un bon exégète s’en remet à Dieu dans la prière et aborde le texte avec la volonté résolue à se soumettre, le cœur disposé à adorer, la bouche prête à louer et à édifier par son exégèse. Cela ne se fait que par le travail du Saint-Esprit qui forme en nous les dispositions qui étaient en Jésus-Christ, l’habitus du Fils de Dieu.

Observez la nature

Je ne veux pas dire qu’il faille contempler un coucher de soleil pour mieux lire la Bible. Comme nous l’avons dit, le sens de la révélation ne se situe pas simplement dans les événements relatés mais aussi dans la façon dont ils sont relatés : dans le texte. Et, plus précisément, dans le texte se trouvant dans le contexte du monde créé. Je veux dire que la Bible suppose que ses lecteurs connaissent et observent la nature. Telle parabole agricole du Christ le fait explicitement. La promesse à Abraham suppose que nous connaissons un ciel étoilé et une plage de sable. Le premier Psaume que nous savons ce qu’est un arbre planté près d’un cours d’eau. L’enseignement du Christ qu’on sait comment fonctionnent un cep et des sarments. Job suppose que nous connaissons Orion et les Pléiades et une foule d’animaux, que nous les avons observer vivre, mourir, manger, se mouvoir. Va vers la fourmi, paresseux !

La Bible suppose que nous connaissons le monde mais nous invite aussi à relire le monde à la lumière de ce qu’elle dit. À la lumière de la révélation spéciale, les cieux jouent d’autant mieux leur rôle de chantres de la gloire de Dieu. Les étoiles deviennent les armées célestes. L’arc-en-ciel devient la gloire entourant le trône et symbolisant son alliance. Le soleil un époux sortant de sa tente. Tous les astres les symboles des puissances terrestres. Tout comme les auteurs de Narnia ou du Seigneur des Anneaux nous décrivent leur univers en nous donnant les clés symboliques pour en comprendre l’agencement, la Bible est l’interprète de la création. Les deux livres divins se donnent la réplique admirablement.

Comprenez que l’Écriture a plusieurs sens

Vous pouvez ranger ces pierres et décider à la fin de ce paragraphe si je mérite vraiment cette lapidation. Je sais bien que tous les cours d’herméneutique débutent en nous disant que la Bible n’a qu’un seul sens. Je sais bien que l’allégorie c’est mal5. Maintenant que les ardeurs sont calmées, je vais pouvoir citer un médiéval pour les rallumer :

L’auteur de l’Écriture sainte est Dieu. Or, il est au pouvoir de Dieu d’employer, pour signifier quelque chose, non seulement des mots, ce que peut faire aussi l’homme, mais également les choses elles-mêmes. Pour cette raison, alors que dans toutes les sciences ce sont les mots qui ont valeur significative, celle-ci6 a en propre que les choses mêmes signifiées par les mots employés signifient à leur tour quelque chose. La première signification, celle par laquelle les mots signifient certaines choses, correspond au premier sens, qui est le sens historique ou littéral. La signification par laquelle les choses signifiées par les mots signifient encore d’autres choses, c’est ce qu’on appelle le sens spirituel, qui est fondé sur le sens littéral et le suppose.

[…]

La multiplicité des sens en question ne crée pas d’équivoque, ni aucune espèce de multiplicité de ce genre. En effet, d’après ce qui a été dit, ces sens ne se multiplient pas pour cette raison qu’un seul mot signifierait plusieurs choses, mais parce que les réalités elles-mêmes, signifiées par les mots, peuvent être signes d’autres réalités. Il n’y aura pas non plus de confusion dans l’Écriture, car tous les sens sont fondés sur l’unique sens littéral, et l’on ne pourra argumenter qu’à partir de lui, à l’exclusion des sens allégoriques, ainsi que l’observe saint Augustin contre le donatiste Vincent. Rien cependant ne sera perdu de l’Écriture sainte, car rien de nécessaire à la foi n’est contenu dans le sens spirituel sans que l’Écriture nous le livre clairement ailleurs, par le sens littéral.

Thomas d’Aquin, Somme Théologique, I, question 1, article 10.

Ce que dit Thomas ici est fort intéressant : oui, il n’y a bien qu’un seul unique sens au texte biblique et c’est le sens littéral. Mais le texte biblique, par cet unique sens, désigne des choses qui elles-mêmes sont porteuses d’un sens qui les dépasse. Ainsi, par exemple, lorsque la Bible nous dit que David prit des pierres et les lança sur Goliath, cela ne signifie rien d’autre que le fait qu’un jeune berger futur roi d’Israël lança des pierres sur le géant Goliath. Mais Dieu, dans sa Parole et sa création, nous donne par ailleurs d’autres informations qui font qu’à son tour, ce David est plus qu’un jeune berger. David, c’est aussi le croyant qui vit selon le cœur de Dieu. Il y a donc en lui un exemple moral. David, c’est encore et surtout le messie de Dieu sur son peuple. Il y a donc en lui une typologie (ou allégorie, disaient les anciens7).

Les divers sens du texte ne découlent pas d’une ambiguïté et ne sont pas des sens « à côté » du sens littéral. Ils sont la conséquence de ce dernier. Ils lui sont donc soumis. On ne peut pas, comme quelques-uns l’ont fait, faire un commentaire uniquement moral ou uniquement allégorique d’un livre biblique. Un commentaire cherche d’abord le sens du texte (qui est le sens littéral) puis la signification des choses que ce texte mentionne. Mais puisque les choses que le sens littéral mentionne se situent dans un monde symbolique dont le cadre est la création et l’interprète la révélation spéciale, il convient, après une exégèse historico-grammaticale rigoureuse, d’explorer notamment par les outils littéraires de la théologie biblique en quoi ces choses mentionnées par le texte s’insèrent dans une trame plus développée.

En ce sens, la formulation de Thomas est rigoureusement correcte, même si bien des excès ont été couvert du spirituel prétexte des « quatre sens ». Répétons-la : le texte biblique n’a qu’un seul sens et c’est le littéral. Mais Dieu étant le créateur du monde et son interprète pour nous, il peut, contrairement à un auteur humain, établir véritablement ces choses que le texte désigne comme symbole, type et signe d’autres choses. Le sens littéral conserve son rôle de garde fou et de contrôle sur les allusions symboliques que nous pensons déceler dans les choses que le texte mentionne. Puisqu’il est plus certainement établi, seul le sens littéral peut servir à établir la doctrine. Par ailleurs, tout ce qui est contenu dans la symbolique d’un texte est plus explicitement formulé ailleurs de manière littérale. Ainsi, on ne doit jamais inventer une doctrine tirée de ce que l’on pense être le symbole d’un texte. On ne peut par exemple pas tirer du fait que David avait cinq pierres dans sa fronde l’idée que Christ avait cinq manières de vaincre Satan ou l’idée qu’un croyant doit posséder cinq qualités particulières pour vaincre ses ennemis. Thomas n’est ni le premier ni le dernier à dire cela.

Toute l’Écriture, donnée par Dieu, se trouvera cohérente. Les paraboles seront d’accord avec les énoncés clairs et les passages clairs expliqueront les paraboles. À travers la polyphonie des textes, une seule mélodie harmonieuse résonnera en nous, louant dans les hymnes le Dieu qui a tout fait.

IRÉNÉE, Contre les hérésies, II, 28, 3.

Par conséquent, le Saint-Esprit a, avec une sagesse admirable et le souci de notre bien-être, ainsi arrangé les saintes Écritures comme par les passages plus simples pour satisfaire notre faim, et par les plus obscurs pour stimuler notre appétit. Car presque rien n’est sorti de ces passages obscurs que l’on ne peut trouver ailleurs dans le langage le plus simple.

AUGUSTIN, Instruction chrétienne, II, 6, 8:1.

Cette compréhension de la nature symbolique du monde donne à Jordan8 un moyen d’étendre la signification au-delà de la simple référence à un objet matériel. Le symbolisme est inhérent à la création et donc au langage. Puisqu’un objet symbolise quelque chose au-delà de lui-même, le mot qui se réfère à ce symbole emporte aussi avec lui les connotations de ce qui est symbolisé.

CLARKE R.S., The Maximalist Hermeneutics of James B. Jordan, page 17 (traduction personnelle)..

Une dernière précision sur le sens du mot « littéral ». Il ne s’agit pas, comme le mentionne Thomas, de penser que lorsque l’Écriture parle du « bras de Dieu » elle désigne un membre physique. Le sens littéral englobe la possibilité que le texte s’exprime en figure et parabole. Ce sens littéral n’est que l’équivalent du « sens naturel » et du « sens historico-grammatical ».

Immergez-vous dans la Bible

Je termine par un conseil plus commun mais non moins important. Tous ces conseils doivent au final nous faire revenir au texte. Lisons, mémorisons, prenons des notes, soulignons, chantons, prions notre Bible. Il ne faut pas s’illusionner : tous les spécialistes d’un auteur humain ont dû lire et relire cet auteur des dizaines de fois pour voir des choses que personne d’autre n’avait vues, il n’en sera certainement pas autrement avec la Bible. Les Psaumes 1 et 119 en particulier nous parlent du croyant comme d’une personne qui médite jour et nuit la Parole, qui savoure la Loi plus que tout, qui la considère comme précieuse et désirable, qui y pense sans cesse. Écouter la Bible être lue et la lire à haute voix, seul et à plusieurs, est aussi une manière de noter les répétitions et de remarquer certaines choses.

Dieu façonne notre conscience à travers ses cadences et ses répétitions. La Bible abonde en symbolisme numérique, en grandes structures parallèles, en chiasmes complexes, en allusions astrales, en métaphores à grande échelle, en parallèles typologiques et en symbolisme en général. L’ancien serviteur de Dieu était capable d’entendre ces aspects du texte, parce qu’il entendait ces passages lus encore et encore, semaine après semaine, au cours du culte9.

JORDAN James B., The Handwriting on the Wall, American Vision, 2007, page 123.

« Heureux celui qui lit et ceux qui écoutent », nous dit l’Apocalypse10.

Conclusion

C’est pas un peu compliqué ? On aurait préféré, peut-être, que l’interprétation biblique fût quelque chose comme « ces cinq étapes pour bien interpréter » ou « ces trois outils pour être un bon exégète » et voilà que je vous vends le programme d’une vie entière. J’ai une admiration particulière pour certaines personnes qui vivent, mangent et dorment dans la peau d’un auteur. Ils commencent à parler comme lui, à vivre dans son univers symbolique, à s’imaginer poursuivre ses réflexions. La Bible invite et ordonne une telle ouverture. L’exégète doit être ouvert au sens le plus noble du terme : il doit être prêt à ce que toute sa vie intellectuelle, imaginative, morale soit façonnée par le texte qu’il étudie. Il nous faut demeurer dans la Parole. On connaît tous les recoins de sa demeure et notre vie s’inscrit dans son cadre. Oui, si vous voulez mieux comprendre et interpréter la Bible, toute votre vie, vos lectures, vos actes, votre regard, vos raisonnements vont devoir changer. On comprend que cela ne peut pas se faire en cinq étapes.

Fondamentalement, le lecteur littéraire est une personne qui est ouverte et réceptive au texte et s’autorise à être façonnée par lui. Le lecteur non littéraire est une personne qui utilise le texte pour ses propres buts, que ces buts soient le rassemblement d’information ou le simple divertissement. Lewis nous explique alors que la bonne littérature est celle qui tend à susciter une lecture littéraire tandis que la mauvaise littérature ne possède pas la profondeur pour soutenir une telle lecture.

JORDAN James B., Apologia on Reading the Bible, (commentant LEWIS, Experiment in Criticism).

Cet article est écrit avec la conviction que tout n’est pas inné. Certes, certains ont un habitus littéraire et logique qui s’est imprimé si tôt et si facilement en eux qu’on a l’impression qu’ils sont « nés avec ». Si certaines feuilles sont plus épaisses que d’autres et plus dures à plier, la force de l’habitude finit par l’emporter. Mais surtout, la puissance divine est à l’œuvre pour façonner celui qui désire méditer jour et nuit la Parole et celui qui a créé la feuille ne saurait-il pas aussi la plier ?

Une autre crainte, peut-être, serait celle du manque d’objectivité que pourrait comporter une exégèse reposant si fortement sur l’habitus, subjectif donc, de l’interprète. Greg Bahnsen exprima d’une manière intéressante cette crainte à l’égard de l’exégèse de James B. Jordan :

On doit toujours s’inquiéter lorsqu’une certaine méthode est si ambiguë qu’elle permet de tirer des conclusions contradictoires ou arbitraires. Je maintiens depuis longtemps que l’approche de la Bible adoptée par Jordan est une question de rhétorique et de créativité de sa part et qu’elle ne se réduit pas à des principes d’interprétation publics, objectifs et prévisibles, et que pour cette raison, vous pouvez aller à peu près n’importe où si vous essayez d’interpréter la Bible de la manière observée dans ses publications. Il s’agit simplement de savoir de qui vous allez suivre la créativité cette semaine.

BAHNSEN Greg, dans un interview de 199411.

On constate que son souci est celui d’une objectivité scientifique : une méthode reproductible. Malheureusement pour Bahnsen, aucun art ne fonctionne ainsi. Sommes-nous pour autant sans garde-fou ? Je ne le pense pas. La primauté du sens littéral, la méthode historico-grammaticale, l’analogie de la foi, la voix des autres exégètes sont autant de moyens de contrôle. L’importance de l’habitus du musicien n’abolit pas la partition. Certains exégètes qui ont un habitus plutôt scientifique ont l’immense qualité d’établir leurs conclusions exégétiques si solidement qu’elles semblent être des démonstrations mathématiques. Ils ont souvent le défaut de rater certaines richesses symboliques plus subtiles dans le texte. Certains exégètes plus littéraires ont le défaut de voir des choses dans le texte qui sont probablement les fruits de leur imagination, mais ils ont l’immense qualité de voir ce que les autres n’ont pas vu avant eux et qui se trouve réellement dans le texte. Comme disait R.C. Sproul Jr au sujet du même James B. Jordan :

Comme le relèvent ses critiques, Jordan trouve des choses dans le texte qui n’y sont probablement pas. Mais il trouve aussi plus de choses qui sont dans le texte que tous ses critiques réunis.

SPROUL R.C. Jr, Seeing Better, 200012.

Mon ami Laurent13 aime dire que Meredith Kline est un poète, que ce qu’il écrit est beau. J’ai lu Kline et je ne pense pas qu’il écrive particulièrement bien. Mais je rejoint l’appréciation de Laurent : Kline est un artiste, sa sensibilité littéraire lui fait voir et exprimer ce qu’il a vu d’une manière unique et saisissante. Kline est habité du symbolisme biblique et pense dans la Bible comme je vis dans ma maison. Certes, parfois, comme Jordan, on se demande si telle conclusion est vraiment solide14. Le risque d’une interprétation osée mais probable vaut la peine. Les bons exégètes ont souvent l’humilité de reconnaître quand une hypothèse est moins bien établie qu’une autre. Mais puisque certaines choses pointent dans cette direction, ils ne se refusent pas de le mentionner : la nécessité de donner des raisons qui soutiennent notre interprétation n’est pas ôtée.

Au-delà des moyens de contrôle que je mentionnais, il faut rappeler que l’habitus littéraire doit se former avant tout au contact du texte biblique lui-même et qu’il n’est donc pas synonyme « d’imagination débordante » de l’exégète. Bahnsen n’a peut-être pas assez songé au fait que son exigence d’objectivité méthodique et reproductible, en plus de nous ravir certaines richesses, résumait l’exégèse à une discipline dans laquelle l’exégète ne compte pas, et ainsi la foi n’intervient qu’en fin de course, après le processus interprétatif, là où l’intégration de la notion d’habitus rend compte de l’importance du caractère et du cœur de l’exégète. Selon sa définition, on se demande en quoi un exégète athée ne serait pas tout aussi capable qu’un autre d’appliquer cette méthode scientifique. Certains le pensent d’ailleurs effectivement !

Devenir un meilleur exégète est donc une grande ambition : c’est devenir un meilleur chrétien, un meilleur lecteur, un meilleur homme. Mais c’est une sainte ambition.


Illustration en couverture : Johnson Eastman, Écrire à son père, 1863, détail.

  1. Comprendre « une bonne méthode d’exégèse ».[]
  2. Il s’agit de Parpaillot, un de nos auteurs ici.[]
  3. Plus récemment, les commentaires de John Stott, qui n’ont toutefois pas, il est vrai, le mérite d’être au sommet académiquement, sont toutefois éminemment pratiques et doxologiques.[]
  4. Il existe en effet le biais contraire qui consiste à vouloir dire des choses édifiantes et encourageantes d’une manière hétérodoxe ou peu rigoureuse et de justifier le tout par un “c’est de la théologie pastorale”, se réconfortant par les commentaires enthousiastes sur la belle formulation. Chers amis, si le sujet que vous étudiez en théologie n’est pas à même d’édifier l’Église, cessez de l’étudier. Et si vous pensez que l’encouragement que vous voulez offrir peut se passer de la rigueur théologique, cessez de paître ainsi l’Église.[]
  5. Mais aussi que — étrangement — la typologie c’est bien.[]
  6. C’est-à-dire, la science théologique.[]
  7. Il n’est pas nécessaire de penser qu’allégorie soit synonyme d’excès, comme m’a permis de le réaliser Jean-Mikhaël. On a appelé jadis allégorie des choses qui étaient une bonne typologie[]
  8. Il s’agit de James B. Jordan.[]
  9. C’est une bonne raison d’introduire dans le culte non seulement la prédication de la Parole mais la lecture de portions significatives de celle-ci. La Bible est conçue pour être ainsi lue, le faire rend plus évident le fait qu’elle s’adresse à une communauté et non premièrement à des individus. Que nous soyons si prompts à désirer entendre les témoignages ou partages des uns et des autres et si peu enclins à tout simplement lire et écouter ensemble la Parole me semble un signe inquiétant d’un culte centré sur nous. J’ai développé certaines réfléxions sur le culte dans cet autre article.[]
  10. Apocalypse 1,3.[]
  11. L’extrait en question est retranscrit ici.[]
  12. il s’agissait d’un article qui n’est désormais plus disponible en ligne. On retrouve cette citation ici.[]
  13. Il s’agit de Laurent Dang-vu, un autre de nos auteurs ici.[]
  14. Son interprétation de la circoncision du Christ en Colossiens 2 comme une reférence à la croix en tant que retranchement me laisse dubitatif.[]

Maxime Georgel

Maxime est interne en médecine générale à Lille. Fondateur du site Parlafoi.fr, il se passionne pour la théologie systématique, l'histoire du dogme et la philosophie réaliste. Il affirme être marié à la meilleure épouse du monde. Ils vivent ensemble sur Lille avec leurs trois enfants, sont membres de l'Église de la Trinité (trinitelille.fr) et sont moniteurs de la méthode Billings.

4 Commentaires

  1. Micaël

    Et lisez “Les sciences du langage et l’étude de la Bible” de Sylvain Romeroswki. Éclairant !

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    • Maxime Georgel

      Arthur Laisis, linguiste et auteur sur ce blog, m’avait dit le plus grand bien de ce livre, notamment sur l’exactitude de Romeroswki en linguistique, ce qui est assez rare chez ceux dont cette discipline n’est pas la spécialité. Je ne le recommande pas dans l’article simplement parce que je ne l’ai pas lu…

      Réponse
  2. David

    Passionnant ! Article très riche, très profond et très pratique, le programme d’une vie….

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    • Maxime Georgel

      Merci pour ce retour ! Bonne formation d’habitus à toi 🙂

      Réponse

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