La dignité du débat théologique — Grégoire de Nazianze
21 décembre 2021

Qui est fondé à parler de théologie, avec qui et dans quelles circonstances ? À ces questions, et au nom de l’annonce de l’Évangile, on peut être tenté de répondre simplement : tout le monde, avec tout le monde, dans n’importe quelles circonstances. Dans le contexte particulier qui précède le concile de Constantinople, Grégoire de Nazianze est cependant d’un avis bien différent. À l’époque, selon Adalbert-G. Hamman, les catholiques sont en minorité à Constantinople et en proie à la persécution des ariens.

Les croyances dissidentes pullulent dans la cité. L’apollinarisme commençait à s’y répandre, les Novatiens, venus d’Occident, possédaient plusieurs églises. La diversité des courants d’idées aiguisait le goût de la dispute. N’importe qui s’érigeait en théologien, sans compétence, par fringale de discussion ; on parlait des questions trinitaires sur la place publique et dans les banquets. Les gens les plus frivoles s’en mêlaient. Les choses de Dieu étaient devenues un divertissement, au même titre que le théâtre et les courses de chars, comme le remarque Grégoire.

Grégoire de Nazianze, Les 5 discours sur Dieu, Migne, 1995, p. 16.

La présence catholique dans la capitale d’Orient est donc modeste ; Grégoire lui-même enseigne dans ce qui ressemble bien à une Église de maison, qu’il appelle ναστασία/Anastasía (Résurrection). La situation ne s’améliorera que progressivement, notamment avec l’avènement de l’empereur Théodose, qui convoquera un concile qui réitérera de façon plus durable la condamnation de l’arianisme. Dans le premier de ses Discours théologiques (discours 27), Grégoire de Nazianze expose sa position prudente en haranguant directement ceux qui se font une fausse conception du Christ.

Nous citons les Discours théologiques ou Discours sur Dieu de Grégoire de Nazianze dans la traduction de l’abbé Paul Gallay (1942, révision autorisée) pour la collection des Sources chrétiennes. Elle a été réimprimée en 1995 dans la collection « Les pères dans la foi », avec une préface et un guide thématique d’Adalbert-G. Hamman.


Dieu est à chercher dans la foi et la piété

Ils ont banni de leur conduite toute piété et n’ont en vue qu’une seule chose : les difficultés qu’ils pourront soulever ou résoudre1, comme ces gens qui, sur les théâtres, se livrent à des combats devant le public, non point pour vaincre selon les règles de la lutte, mais pour en imposer aux ignorants et pour arracher les applaudissements. Il faut que toutes les places publiques résonnent du bourdonnement de leurs paroles, que tous les banquets soient rendus fatigants par un ennuyeux bavardage, que toutes les fêtes ne soient plus des fêtes, mais qu’elles soient pleines de tristesse, que dans toutes les afflictions on ait pour se consoler un malheur plus grand : celui de leurs discussions, que l’on voie le trouble dans tous les gynécées, habitués pourtant à la simplicité, que la pudeur se fane et disparaisse dans l’empressement pour la discussion.

Puisque telle est la situation, puisque le mal est absolument intolérable et que notre grand mystère2 risque de se réduire à une misérable dextérité de langage, — allons ! que les espions qui sont ici nous supportent, nous dont le cœur paternel est ému et dont les sens sont troublés, selon l’expression du divin Jérémie3. Qu’ils reçoivent, sans protester, ce que nous allons dire ; qu’ils retiennent quelque temps leur langue, s’ils le peuvent, et qu’ils nous prêtent l’oreille.

D’ailleurs, vous n’avez aucun dommage à craindre. En effet, ou bien notre parole frappera vos oreilles et produira quelque fruit pour votre bien (car le semeur sème la parole dans toute intelligence, mais c’est seulement l’intelligence belle et féconde qui porte des fruits), ou au contraire vous vous en irez en rejetant dédaigneusement notre parole, en trouvant plus ample sujet de nous contredire et de nous insulter, et cela augmentera votre régal. Ne vous étonnez pas s’il m’arrive de dire quelques paroles qui vous déconcertent et qui soient contraires à vos usages, vous qui vous faites fort de tout savoir et de tout enseigner, avec tant de bravoure et de générosité — je ne dis pas : avec tant d’ignorance et d’arrogance, pour ne pas vous peiner.

Le mystère de Dieu

Ce n’est pas à tout le monde, sachez-le, ce n’est pas à tout le monde qu’il appartient de discuter sur Dieu ; ce n’est pas quelque chose qui s’achète à bas prix et qui est le fait de ceux qui se traînent à terre. J’ajouterai : ce n’est ni toujours, ni devant n’importe qui, ni sur toute chose que l’on peut discuter, mais à certains moments, devant certaines personnes, et dans une certaine mesure. Ce n’est point à tout le monde qu’il appartient de discuter sur Dieu, mais à ceux qui sont déjà éprouvés, qui sont avancés dans la contemplation et qui, avant tout, ont purifié leur âme et leur corps, ou tout au moins travaillent à les purifier. En effet, toucher la Pureté4 sans être pur, c’est peut-être aussi imprudent que de regarder un rayon de soleil avec des yeux malades.

À quel moment peut-on discuter ? Lorsque la boue et le trouble du monde extérieur nous laissent du répit, lorsque la partie qui doit commander en nous n’est pas mêlée aux images pleines de soucis et fuyantes ; car ce serait comme si nous mélangions une belle écriture à des griffonnages ou des parfums à de la boue. Il faut en effet avoir vraiment du loisir, et ainsi connaître Dieu et, lorsqu’on aura fixé le temps pour cela5, apprécier l’exactitude de la doctrine de Dieu.

Devant qui peut-on discuter ? Devant ceux qui traitent ces choses sérieusement et non pas comme une affaire banale ; il ne faut pas en discuter devant ceux qui ne voient là qu’un bavardage agréable après les courses, les spectacles, les chansons, les festins, les débauches, et qui considèrent comme un élément de leurs plaisirs les propos futiles tenus sur ces questions et l’habileté des objections.

Sur quoi faut-il discuter, et dans quelle mesure ? Sur les questions qui sont à notre portée et en tenant compte des habitudes d’esprit et de la capacité de l’auditoire ; sinon, de même que les sons trop aigus ou les aliments trop lourds fatiguent les oreilles ou le corps — ou, si vous préférez, de même que les fardeaux trop pesants font mal à ceux qui les portent et que les pluies trop abondantes sont nuisibles à la terre, de même les auditeurs, accablés et surchargés par des paroles en quelque sorte trop lourdes, perdront même les forces qu’ils avaient auparavant.

Grégoire de Nazianze arrivant au concile de Constantinople, enluminure grecque, XIe siècle.

La présence de Dieu

Je ne dis point, évidemment, qu’il ne faut jamais penser à Dieu ; j’y insiste, car ceux qui sont toujours enclins à s’irriter promptement pourraient s’en prendre encore à nous ! Il faut rappeler à son esprit la pensée de Dieu plus souvent que l’on ne respire ; il faut, si l’on peut dire, ne faire que cela.

Oui, je suis de ceux qui approuvent la recommandation qui nous est faite de nous exercer à penser à Dieu « jour et nuit6», de le célébrer « le soir, le matin et à midi7», de « bénir le Seigneur en tout temps8», ou encore, s’il faut reprendre la parole de Moïse, de travailler à nous purifier par ce souvenir « en nous couchant, en nous levant, en voyageant9», dans toutes nos actions.

Ainsi, je ne défends pas de penser continuellement à Dieu, mais de discuter sur Dieu ; je ne défends même pas de discuter sur Dieu, comme si c’était là un acte d’impiété, mais de le faire hors de propos ; je ne défends pas d’enseigner, mais de dépasser la mesure. Le miel, tout miel qu’il soit, ne provoque-t-il pas des vomissements si on l’absorbe en trop grande quantité10? N’y a-t-il pas un temps pour toute chose11, comme je le crois avec Salomon ? Les belles choses ne cessent-elles pas d’être belles quand elles ne viennent pas à point : par exemple, une fleur est, en hiver, tout à fait insolite, de même une parure d’homme pour des femmes ou une parure de femmes pour des hommes, de même la géométrie quand on est dans l’affliction et les larmes dans un festin. Et nous dédaignerons d’attendre le moment favorable uniquement quand il faut le plus tenir compte de l’opportunité ?

Parler saintement des choses saintes

Non, mes amis et mes frères ; car je vous appelle encore frères, bien que vous n’ayez pas des sentiments fraternels ; non, ne pensons pas ainsi ! N’imitons pas les chevaux fougueux et rétifs en rejetant notre cavalier, qui est la réflexion, en repoussant la prudence, qui nous sert heureusement de frein, en courant loin de la borne.

Mais discutons en restant dans nos limites ; ne nous précipitons pas en Égypte, ne nous laissons pas entraîner en Assyrie, ne chantons pas le cantique du Seigneur sur une terre étrangère12, je veux dire devant n’importe quels auditeurs, étrangers ou de chez nous, amis ou ennemis, réfléchis ou irréfléchis, qui observent nos œuvres avec le plus grand soin, qui voudraient voir nos maux se transformer d’étincelle en flamme ; cette flamme, ils l’allument en cachette, ils l’attisent, l’élèvent de leur souffle jusqu’au ciel et la font monter plus haut que la flamme de Babylone — laquelle brûlait tout ce qui l’entourait13. Ne trouvant pas la force dans leurs dogmes, ils la cherchent dans nos points faibles : voilà pourquoi, comme les mouches sur les plaies, ils s’attachent à ce qu’il faut appeler nos malheurs ou nos fautes.

Nous, du moins, cessons de nous méconnaître et ne dédaignons pas la réserve en ce domaine. S’il n’est pas possible de mettre fin à nos dissentiments, accordons-nous au moins pour parler d’une manière mystique des choses mystiques et d’une manière sainte des choses saintes, pour ne pas jeter à des oreilles profanes ce qu’on ne doit pas livrer au public, et pour éviter que les adorateurs des divinités, les serviteurs des fables et des pratiques honteuses paraissent plus respectueux que nous, car ils donneraient leur sang plutôt que de livrer quelques mots à des non-initiés. Sachons que s’il y a une réserve à garder dans le vêtement, la conduite, le rire, la démarche, il y en a une aussi à garder dans la parole et dans le silence, car nous vénérons la Parole entre les autres noms et les autres puissances de Dieu. Que notre amour de la discussion reste donc en de justes limites.


Illustration de couverture : Pieter Brueghel l’Ancien, Le Combat de Carnaval et Carême, huile sur toile, 1559 (Kunsthistorisches Museum, Vienne).

  1. 1 Timothée 6,4.[]
  2. La Trinité.[]
  3. Jérémie 4,19.[]
  4. Dieu.[]
  5. Psaume 74,3.[]
  6. Psaume 1,2.[]
  7. Psaume 54,18.[]
  8. Psaume 33,2.[]
  9. Deutéronome 6,7.[]
  10. Proverbes 25,27.[]
  11. Ecclésiaste 3,1.[]
  12. Psaume 137,4.[]
  13. Daniel 3,22.[]

Arthur Laisis

Linguiste, professeur de lettres, étudiant en théologie à la faculté Jean Calvin et lecteur dans les Églises réformées évangéliques de Lituanie. Principaux centres d'intérêts : ecclésiologie, christologie, histoire de la Réforme en Europe continentale. Responsable de la relecture des articles du site.

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