Brève histoire des Églises réformées de Pologne-Lituanie
2 janvier 2022

J’ai eu à cœur de résumer une lecture récente : Christ’s Churches Purely Reformed de Philipp Benedict, que je recommande fortement.. C’est une somme académique qui raconte l’histoire « sur le terrain » de la Réforme. Je vais dans une série de prochains articles synthétiser le contenu de ce livre en « brèves histoires » de la taille d’un article de blog, afin de vous partager les richesses de ce livre, et de l’histoire de nos pères. Cette semaine : un résumé de l’histoire méconnue des Églises réformées de la République des Deux Nations (Pologne-Lituanie).


À l’est du Saint-Empire, il y a d’autres grands espaces politiques : la Pologne-Lituanie, la Hongrie. Ils sont cependant beaucoup plus décentralisés et divers. On y trouve des poches de marchands allemands et des intellectuels italiens qui se concentrent autour des cours. C’est par eux que la Réforme pénètre dans ces royaumes rapidement, et acquièrent une audience dans l’élite de ces nations. Le contexte particulier de ces espaces donne une progression particulière. La Réforme ne se répand ni par des révolutions politiques comme en Hollande ou en Écosse, et elle n’est pas soutenue par le prince comme en Allemagne et en Angleterre, mais par les nobles locaux. Les efforts de répression sont trop faibles dans cette partie du monde, où les volontés royales sont vite contrées par les privilèges locaux. Ses fortunes seront diverses cependant : en Pologne, la Réforme se heurtera à une revitalisation du catholicisme alors qu’en Hongrie, la défaite de Mohács amène le catholicisme à s’effondrer ; la Réforme aura le champ libre jusqu’à l’avènement d’un prince Habsbourg, mais l’élite du pays sera quasi entièrement protestante à ce moment-là. On ne sait pas bien pourquoi le calvinisme l’a emporté sur le luthéranisme dans cet espace, mais on le constate.

Situation initiale et percée

A cette époque la Pologne-Lituanie est le pays le plus religieusement divers d’Europe. Elle se subdivise en trois entités, rassemblée depuis l’union de Lublin depuis 1569 :

  1. La Prusse royale (Prusy Królewskie), ancienne possession teutonique, acquise en 1454 : c’est le pays le plus urbanisé, le plus occidentalisé et germanique des trois, avec les plus grandes et les plus riches villes. On y parle l’allemand.
  2. Le Royaume de Pologne (Korona Polska) est “le paradis des nobles” où ils sont la seule élite, attentive à ses privilèges. C’est aussi une région très rurale, comme l’Irlande. On y rencontre toutes sortes de minorités religieuses (Tatars musulmans, Arméniens monophysites, karaïtes originaires de Crimée, et juifs ashkénazes). La Pologne a acquis une tradition de tolérance à la suite des disputes avec l’ordre Teutonique voisin, où elle a dû défendre sa politique de tolérance. La langue dominante est le polonais.
  3. Le grand-duché de Lituanie (Wielkie Księstwo Litewskie, en lituanien Lietuvos Didžioji Kunigaikštystė) est le plus grand et le moins peuplé des territoires des Jagellons. C’est le dernier pays christianisé d’Europe, en 1387 (1413 pour la région de Samogitie, au nord-ouest). En conséquence, le christianisme est tout juste implanté : dès qu’on sort des villes, c’est le paganisme, et il y a une paroisse tous les 50 km. À l’Est, on retrouve des orthodoxes loyaux au patriarche de Moscou. On y parle le lituanien au nord-ouest, le biélorusse et l’ukrainien dans les territoires slaves. Cependant, ses nobles sont polonisés à souhait, et prêts à recevoir les influences occidentales. Les mêmes minorités ethniques y sont présentes.
Carte de la République des Deux Nations : comme vous pouvez le voir, elle correspond à la Pologne, la Lituanie, la Biélorussie, l’Ukraine actuelle.

La Pologne étant très liée commercialement à l’Allemagne, elle reçoit quasiment tout de suite l’influence de la Réforme. Le roi Sigismond Ier s’y oppose fort et vite, car dès 1525 les idées réformées déclenchent une révolte à Dantzig réprimée par le roi. Malgré cette première répression, en 1555 la moitié des communautés de la Prusse royale sont luthériennes.

En Pologne, la barrière de la langue fait que la Réforme est reçue avec dix ans de retard. Le premier livre protestant en polonais est publié par Jan Seklucjan en 1544. Le premier groupe de prière protestant se forme à Cracovie (la capitale) en 1540. Ironiquement, c’est lors de son procès pour hérésie que Feliks Kruciger (protestant polonais) apprend l’existence de Jean Calvin de la part du magistrat, et cherche ensuite à prendre contact avec lui. En 1546, les contacts avec les réformés suisses sont pris. C’est pendant la décennie 1540 que la Réforme prend de l’élan en Pologne, à travers des pasteurs protestants protégés par des nobles sur leurs domaines, ou des marchands dans les villes, comme Johann Boner. Les réformes liturgiques se multiplient entre 1547 et 1553 entre Cracovie et Lublin. La Lituanie est affectée par la même vague, avec la conversion de l’homme le plus important du pays, Nicolas Radziwiłł (Radvila), très convaincu par le protestantisme.

Mikołaj [Nicolas] Radziwiłłl “le Noir”, protecteur des Églises réformées de Lituanie.

Le premier ordre donné aux Églises réformées est proposé par l’italien Francisco Stancaro dans ses Canons de la réforme de l’Église polonaise. (1552) C’est sur ce modèle qu’a lieu le premier synode de l’Église réformée polonaise en 1554 avec Kruciger comme surintendant.

La hiérarchie catholique ne laisse évidemment pas passer, mais afin d’éviter que les nobles ne se pointent avec leur armée à chaque fois qu’on condamne “leur” pasteur, ils condamnent sans audience, ce qui est illégal. Les nobles se cabrent et contrent le tribunal ecclésiastique. Et lorsque l’évêque essaie de condamner des artisans réformés, les nobles contrent aussi par solidarité. La répression ne s’applique guère qu’aux villes royales, et encore très mollement. En Prusse c’est encore mieux : ils paient 100 000 florins pour avoir le droit de réformer comme ils veulent. Au milieu des années 1550, la noblesse polonaise a acquis le droit de réformer ses terres comme elle voulait. Lors de l’avènement d’Henri II de Valois, une forme du principe cuius regio eius religio est adoptée à la confédération de Varsovie en 1573. Il y a une telle absence de martyrs dans la Réforme polonaise que les chroniqueurs ont été obligés de détourner l’exécution d’une vieille convertie au judaïsme pour faire semblant d’avoir eu eux aussi leurs glorieux martyrs.

La construction

La décennie 1550 est celle où l’on a bon espoir de réformer toute l’Église de Pologne. Le roi Sigismond II est ouvert aux discours réformés, relayés par Francesco Lismanini à la cour. La diète de Piotrków en 1555 déblaie tout ce qu’elle peut pour préparer ce passage à la Réforme (suspension de l’autorité des évêques, liturgie en vernaculaire, communion en deux espèces, mariage des clercs). On soumet plusieurs confessions de foi au roi pour l’Église de Pologne. On invite Jan Łaski à débattre devant d’autres intellectuels polonais et gagner le pays à la Réforme. Mais Sigsimond II ne se déterminera jamais à sauter le pas. Il n’y a aura pas de réforme par le Prince. Pendant qu’il est en Pologne, Łaski organise l’Église polonaise d’une façon presbytéro-synodale, adaptée au contexte polonais, où les anciens sont élus parmi la noblesse par exemple.

Jan Łaski, réformateur polonais qui finit sa vie dans sa patrie, pour organiser et défendre l’Église réformée orthodoxe.

Le séisme anti-trinitarien

À la fin des années 1550, les difficultés viennent cependant : des expatriés italiens plantent avec succès l’anti-trinitarisme en Pologne, jusqu’au schisme. C’est d’ailleurs pour ces raisons que (l’infâme) Socin sera actif en Pologne, bien qu’étant italien.

Image dans Infobox.
Fausto Socin, théologien anti-trinitaire actif en Pologne.

Francis Stancaro, un des membres fondateurs de l’Église de Pologne passe à l’anti-trinitarisme en 1559 et avec d’autres se révèle très convaincant, au point de persuader Lismanini, un autre fondateur. Łaski consacre beaucoup d’énergie contre eux, mais il se passe seulement un an avant qu’il ne meurt en 1560, privant les trinitariens de leur plus prestigieux défenseur. Les traités écrits par Calvin et Bullinger n’ont pas d’effets énormes à mille kilomètres de distance. En 1562, l’Église de Cracovie est en train de se diviser en deux, et les nobles prennent peur de ces hérésies, au point de collaborer avec des catholiques pour les réprimer. En 1564, une loi exclut les chefs des anti-trinitariens, mais le mal est fait. La plupart des pasteurs et missionnaires polonais et lituaniens (natifs) sont anti-trinitariens tandis que la plupart des nobles protecteurs restent loyaux à la foi trinitarienne.

Le schisme est consommé en 1565 avec le premier synode de l’Église réformée mineure de Pologne (Polski Mniejszy Kościół Reformowany) ou “frères polonais” (Bracia polscy), anti-trinitarienne. Cela a trois conséquences :

  1. Perte d’élan pour le protestantisme : au moins un noble abjure pour le catholicisme en réaction, il y en a probablement plus. Au même moment, le cardinal Hosius revient du concile de Trente pour mettre en place la Contre-Réforme qui fait regagner du terrain au catholicisme. En 1570, ce sont les catholiques qui perturbent les cérémonies protestantes.
  2. Elle pousse à l’alliance les réformés, les frères tchèques et les luthériens. Ils n’arrivent pas à s’unir, mais ils signent ensemble le consensus de Sandomir en 1575, qui consiste à s’abstenir de polémiques entre eux, tenir un concile commun tous les cinq ans, et s’entraider mutuellement.
  3. Les réformés restants s’attachent encore plus à la Suisse, adoptant la confession helvétique postérieure.
Le cardinal Stanislas Hosius, contre-réformateur qui réussira à regagner la Pologne au catholicisme.

À partir de là, les travaux des historiens sont moins fournis, et l’ouvrage donne moins d’informations sur l’Église réformée polonaise au-delà de 15651.

Bilan du XVIe siècle

Quelques statistiques:

  • Le centre réformé du pays était la Petite-Pologne (autour de Cracovie), où l’on trouvait 265 Églises, en plus de 100 Églises anti-trinitariennes. Mais la plupart ont eu une vie courte. Il y a aussi 229 Églises en Lituanie, plus des Églises lutériennes pour la minorité ethnique allemande. En Grande-Pologne (autour de Poznań), il n’y a que 15 Églises réformées, 40 Églises de frères et 40 Églises luthériennes. Le protestantisme en Prusse est luthérien, avec quelques exceptions comme une Église de colporteurs écossais, qui est réformée.
  • La particularité du protestantisme polonais est son élitisme : en 1570, un sixième de la noblesse polonaise est protestante, surtout dans les plus hauts échelons. À la Diète, il y a 28 nobles réformés, 7 luthériens, 1 frère tchèque contre 25 catholiques et 7 orthodoxes.
  • Par contre, les Églises individuelles étaient souvent petites. À Cracovie, il y a eu 700 membres au maximum, issus de l’élite de la ville, sur une population de 75 000 habitants.
  • En campagne, il n’y a pas eu plus de 10 % de paysans vivant dans des domaines réformés qui assistaient au culte protestant. Les pasteurs ruraux se plaignaient de ne pas avoir d’autres assistances que la famille du seigneur, voire parfois le seigneur tout seul, sa femme restant catholique.
  • Par conséquent, le protestantisme polonais est resté faible quant à la proportion de population touchée. Il sera vulnérable à l’érosion dans les générations à venir.
La situation confessionnelle dans la République des Deux-Nations en 1573 : catholicisme dominant en beige, calvinisme en violet, orthodoxie en vert ; les communautés unitariennes (frères polonais, dits aussi ariens ou sociniens par leurs opposants) sont représentées par des croix noires et les anabaptistes et mennonites par des calices rouges. On constate que les antitrinitariens prospèrent dans les mêmes régions que les protestants plus orthodoxes (Livonie mise à part).

L’étouffement du XVIIe siècle

Nous l’avons donc vu, en Pologne la réforme a beaucoup dépendu des aristocrates, dès son commencement. Or, il y a un grand mouvement de conversion des aristocrates au XVIIe siècle, vers le catholicisme, à l’image de Mikołaj Krzysztof Radziwiłł (Mykalojus Kristupas Radvila), le fils de Nicolas le Noir.

  • Le roi Sigismond II privilégie des catholiques à la nomination des hauts offices, et refuse aux protestants les offices lucratifs leur permettant de maintenir le train de la cour.
  • Trente-deux collèges jésuites sont fondés en Pologne, qui vont servir de chambre d’abjuration à la jeunesse du pays. En 1578, un tiers des étudiants du collège jésuite de Vilnius sont d’origine protestante. Le recteur en dit : Leurs parents les ont envoyés dans nos écoles pour étudier les belles-lettres, et pas du tout pour convertir à la foi catholique. Néanmoins par la grâce de Dieu, c’est tout juste si un seul l’a quitté sans abjurer les erreurs de ses pères.

À la mort du roi Sigismond II, il reste à peine 5 ou 6 sénateurs protestants, contre 36 en 1570. Vu que d’après la confédération de Varsovie de 1573, la tolérance religieuse suit la confession des nobles, la conversion des seigneurs signifie souvent la disparition des Églises locales sous leur protection. Face à un clergé catholique agressif et prêt à toutes les pétitions et manifestations contre les Églises réformées, et vers 1650, il reste 40 Églises réformées, contre 265 en 1570. Elles ne sont plus qu’une secte marginale, et une note de bas de page dans l’histoire polonaise.

En Lituanie, les choses démarrent un peu différemment : elles sont plus nombreuses et résistent mieux à l’érosion. Mais la deuxième guerre du Nord (1655-60) est une catastrophe absolue pour elles : les Russes considèrent que les protestants lituaniens collaborent avec les Suédois, et dévastent totalement le pays. Seules 45 Églises sur 140 initiales se reformeront. C’est alors qu’une série de lois discriminatoires vient contrarier le culte réformé. Au milieu du XVIIIe siècle, en Pologne, en Lituanie et en Prusse, il ne reste plus que 40 Églises réformées.

Conclusion

Ce n’est bien évidemment pas la fin des Églises réformées là-bas : je rappelle que notre blog est partenaire de Tolle Lege, dirigée par Dariusz Bryćko, et que notre collègue Arthur Laisis est lecteur dans les Églises réformées de Lituanie. Dieu n’a pas abandonné ses Églises d’Europe de l’est, mais leur parcours des XVIe-XVIIe siècles devrait nous pousser aux conclusions suivantes :

  • Autant il est bon d’avoir des protecteurs, autant n’avoir que des protecteurs et aucun auditoire est une impasse. Lorsque les nobles se sont convertis et ont abandonné l’Église au XVIIe siècle, les Églises réformées de France ont pu persévérer parce qu’elle avait une assise populaire indépendante du soutien aristocratique. Les Églises de Pologne-Lituanie se sont abîmées.
  • On n’imaginerait pas que la Pologne, aujourd’hui très catholique, fût autrefois un foyer de Réforme. De même, nous ne devrions pas exclure qu’un jour s’enracine dans des pays qui n’ont rien de protestant un réveil réformé. C’est ce qui se passe en Indonésie. C’est ce qui se passe en Chine. Alors prions pour le jour où non seulement la Pologne sera de nouveau réformée, mais pourquoi pas l’Égypte ou l’Iran…

Illustration de couverture : Portrait de Nicolas Radzwiłł le Noir.

  1. Cf. à ce sujet Kazimierz Bem, Calvinism in the Polish Lithuanian Commonwealth 1548–1648, Brill, 2020.[]

Étienne Omnès

Mari, père, appartient à Christ. Les marques de mon salut sont ma confession de foi et les sacrements que je reçois.

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