Cet article a été initialement publié par notre partenaire Foi et vie réformées en 2016.
Les questions de migration dans la Bible sont étonnamment fréquentes. Le peuple de Dieu lui-même vécut en tant que nomade une bonne partie de la vie des patriarches avant d’être étranger en Égypte puis autochtone après la conquête de sa terre promise. Notre Seigneur lui-même dût émigrer en Égypte quelques temps. Une fois établi en tant que nation disposant d’une terre, ces questions continuent de se poser au peuple de Dieu : comment Israël doit-il considérer les étrangers en son sein ? A-t-il un devoir d’accueil ? Quelles en sont les conditions et les raisons ?
On pourrait être tenté de faire un saut rapide entre la situation d’Israël et la nôtre, mais trois choses doivent nous en garder. Premièrement, il faut distinguer ce qui est ordonné à l’individu et ce qui est ordonné à la nation. Ainsi, l’individu en Israël ne devait tuer sous aucun prétexte ni se venger1. Pour autant, la nation pouvait mener la guerre et les juges et les rois pouvaient exercer la vengeance de Dieu et son jugement2. Il existait même des villes de refuge pour les homicides involontaires3. Deuxièmement, il n’y a pas de correspondance stricte entre l’Église (le peuple croyant d’aujourd’hui comme d’alors) et la nation juive. L’Église n’a pas pour mission de conquérir un pays précis et d’en garder les frontières et l’Église précède la nation juive. Troisièmement, il n’y a pas non plus de correspondance stricte entre la nation juive et la nation française. Ainsi, lorsqu’il est dit aux Juifs d’accueillir l’étranger parce qu’ils ont été étrangers en Égypte, on saisit mal comment cette raison s’appliquerait au peuple français4.
Si la question de la migration est fréquente, celle des frontières l’est aussi. On pense évidemment à la répartition des héritages des tribus d’Israël qui s’accompagne de descriptions précises de leurs frontières5. Mais, plus intéressant pour le sujet qui nous préoccupe, on constate aussi que lorsqu’Israël s’approche du pays promis, la nation sait très précisément à quel moment elle traverse le territoire d’un autre. Israël respecte un droit international naturel, pour ainsi dire, et demande l’autorisation au peuple possédant cette terre de traverser le pays6. Les Israélites considèrent alors que les ressources naturelles de ce pays appartiennent à ce peuple et promettent de traverser le pays sans puiser dans ses sources, ni consommer ses champs ou ses vignes7 ou de le faire en payant une compensation financière8. Face au refus de ce peuple, ils savent que leur entrée ne peut être qu’une déclaration de guerre9. Ainsi, à cette époque, on avait bien conscience que les peuples étaient répandus au sein de frontières nettement définies au sein desquelles les ressources naturelles étaient possession commune du peuple et non possession universelle de l’humanité. Il existait un droit des frontières et une demande d’autorisation était nécessaire pour les traverser, autrement, cela était perçu comme une agression.
On le constate donc, se poser la question « Que dit la Bible sur l’immigration ? » serait trop ambitieux pour un tel article. Il faudrait traiter du contexte propre d’Israël, du devoir des nations modernes, du devoir de l’individu, du devoir de l’étranger, etc. L’objectif de cet article est plus humble : offrir aux chrétiens le recul nécessaire pour comprendre ce que signifiait pour Israël les exhortations à l’accueil de l’étranger et du migrant. Quel statut avait-il ? Quels droits avait-il ? Existait-il des distinctions entre différentes catégories d’étrangers ? C’est ce que Franck Jullié, auteur invité sur ce site, nous propose de découvrir.
1. Différentes définitions de l’étranger dans la Bible
La Bible, dans la précision de son vocabulaire, distingue quatre mots pour décrire les étrangers : le ger (גֵּר), le toshabh (תּוֹשָׁב), le nekhar (נֵכָר), le zar (זָר).
Examinons quelques occurrences de ces mots pour en discerner un premier champ de signification.
1.1. Le ger (גֵּר)
Le ger est un habitant d’un pays qui n’est pas sa patrie. Abraham fut un ger au pays de Canaan (Gn 23,4), Moïse fut un ger au pays de Madian (Ex 2,22) et nomma son fils aîné Gershom car, dit-il, « je suis un immigré (ger) en terre étrangère (nekhar) ». Les Israélites furent des ger au pays d’Égypte (Gn 15,13).
Dans un monde où les frontières délimitant les territoires des différents royaumes sont parfaitement connues, la traversée d’une frontière relève du droit comme en atteste la demande des Israélites qui veulent traverser le territoire d’Édom (Nb 20,14-21).
Le ger est un étranger qui a reçu de la part du pays d’accueil, en la personne de ses autorités (les fils de Heth pour Abraham, Pharaon pour Joseph et sa famille, Jéthro pour Moïse), l’autorisation d’y séjourner. Il s’inscrit dans une logique de respect des lois et des habitudes culturelles du pays qui l’accueille.
En raison de son statut légal, les Israélites devaient manifester à l’égard du ger une profonde bienveillance. Lévitique 19,34 est sans ambiguïté : « L’étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compatriote et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers au pays d’Égypte. Je suis l’Éternel votre Dieu. »
La Torah nous donne des indications précises et précieuses sur l’éthique qui doit guider les natifs du pays d’accueil, les droits qui protègent les ger dans leurs intérêts socio-économiques et leurs obligations morales et religieuses.
Il nous faut premièrement prêter une attention au comportement des habitants d’origine du pays d’accueil.
Ces derniers savent que la terre appartient à l’Éternel (Lv 25,23 ; Ps 24,1) et qu’ils ne sont que les hôtes du Créateur.
- Lv 25.23 : La terre ne sera pas vendue avec perte de tout droit, car la terre m’appartient et vous n’êtes pour moi que des étrangers (ger) et des hôtes.
À l’image de Dieu, et dépositaires de son autorité, les hommes doivent être les garants du respect de l’ordre créationnel dans les limites du champ que Dieu leur a confié (Dt 32,8), selon les limites de temps et d’espace qui leur sont accordées (Ac 17,26).
- Dt 32,8 : Quand le Très-Haut donna un héritage aux nations, Quand il sépara les enfants des hommes, Il fixa les limites des peuples d’après le nombre des enfants d’Israël.
Ils savent également que la possession de la terre n’est pas inconditionnelle (Lv 18,21-24). En raison même de l’image de Dieu dont ils sont porteurs, ils sont garants du respect des lois morales de l’ordre créationnel dont l’intelligence a été puissamment revigorée par le don de la Torah dans le cadre de l’Alliance contractée au Sinaï (Ex 19 à 31) et rappelée aux monts Garizim et Ebal (Dt 28).
- Lv 18,21-26 : Tu ne livreras aucun de tes enfants pour le faire passer à Molek, et tu ne profaneras pas ainsi le nom de ton Dieu. Je suis l’Éternel. Tu ne coucheras pas avec un homme comme on couche avec une femme. C’est une abomination…Ne vous rendez impurs par aucune de ces pratiques : c’est par elles que se sont rendues impures les nations que je chasse devant vous. Le pays est devenu impur, j’ai sanctionné sa faute et le pays a dû vomir ses habitants. Mais vous, vous garderez mes lois et mes coutumes, vous ne commettrez aucune de ces abominations, pas plus le citoyen que l’étranger qui réside parmi vous. Car toutes ces abominations-là, les hommes qui ont habité ce pays avant vous les ont commises et le pays en a été rendu impur.
Qu’on se le dise : la justice de Dieu est impartiale en ce qui concerne la culture de l’avortement et l’homosexualité pour le natif comme pour l’étranger.
Dans cette économie de l’Alliance, la justice qui assure et surveille la possession de la terre rejoint la justice qui accueille.
- Nb 15,16 : Il n’y aura qu’une loi et qu’un droit pour vous et pour l’étranger (ger) qui réside chez vous.
- Lv 24,22 : La sentence sera chez vous la même, qu’il s’agisse d’un citoyen ou d’un étranger (ger).
- Lv 20,2 : Quiconque, Israélite ou étranger (ger) résidant en Israël, livre de ses fils à Molek devra mourir.
Pour assurer les meilleures conditions de son intégration, la Torah assure au ger la possibilité de participer au culte de l’Éternel. Il peut participer aux principales fêtes comme celle de Pâque (Ex 12,48-49), celle du Jour des expiations (Lv 16,29-30) et aux rituels religieux (Lv 17,8-9). Le ger est encouragé à présenter des offrandes et des sacrifices à l’Éternel (Lv 22,17-19) et à respecter les pratiques et restrictions alimentaires (Lv 17,10-16). L’assimilation religieuse repose sur le respect de la loi de Dieu (dix commandements, prescriptions morales et cultuelles de la Loi).
- Ex 12,48-49 : Si un étranger (ger) en résidence chez toi veut faire la Pâque pour l’Éternel, tous les mâles de sa maison devront être circoncis ; il sera alors admis à la faire, il sera comme un citoyen du pays ; mais aucun incirconcis ne pourra en manger. La loi sera la même pour le citoyen et pour l’étranger (ger) en résidence parmi vous.
Si le ger est autorisé à célébrer la Pâque sous certaines conditions, l’étranger nekhar ne l’est pas (Ex 12,43) : Voici le rituel de la Pâque : aucun étranger (nekhar) n’en mangera.
- Lv 24,16 : Celui qui blasphémera le nom de l’Éternel sera puni de mort : toute l’assemblée le lapidera. Qu’il soit étranger (ger) ou indigène, il mourra, pour avoir blasphémé le nom de Dieu.
- Nb 9,14: Si un étranger (ger) en séjour chez vous célèbre la Pâque de l’Éternel, il se conformera aux lois et aux ordonnances de la Pâque. Il y aura une même loi parmi vous, pour l’étranger (ger) comme pour l’indigène.
La solidarité économique et sociale est encouragée à l’égard du ger, résident étranger légal qui souhaite s’intégrer culturellement et religieusement (Dt 14,29 ; 26,12 ; Lv 19,10 ; 23,22 ; 25,35 ; Dt 24,19-21 ; Dt 24,14).
- Lv 23,22 : Quand vous ferez la moisson dans votre pays, tu laisseras un coin de ton champ sans le moissonner, et tu ne ramasseras pas ce qui reste à glaner. Tu abandonneras cela au pauvre et à l’étranger (ger). Je suis l’Éternel, votre Dieu.
- Lv 25,35-38 : Si ton frère devient pauvre, et que sa main fléchisse près de toi, tu le soutiendras; tu feras de même pour celui qui est étranger (ger) et qui demeure dans le pays, afin qu’il vive avec toi. Tu ne tireras de lui ni intérêt ni usure, tu craindras ton Dieu, et ton frère vivra avec toi.
1.2. Le nekhar (נֵכָר)
Examinons son champ sémantique.
Sur le plan spirituel nekhar peut désigner les dieux étrangers, les faux dieux (Gn 35,2, 4 ; Dt 31,16 ; Jos 24,20, 23 ; Jg 10,16 ; 1 S 7,3 ; 2 Ch 14,2). Ce qui comporte une connotation négative.
- Jos 24,23 : Ôtez donc les dieux étrangers (nekhar) qui sont au milieu de vous, Et tournez votre cœur vers l’Éternel, le Dieu d’Israël.
- 1 S 7,3 Samuel dit à toute la maison d’Israël : Si c’est de tout votre cœur que vous revenez à l’Éternel, ôtez du milieu de vous les dieux étrangers (nekhar) et les Astartés, dirigez votre cœur vers l’Éternel, et servez-le lui seul; et il vous délivrera de la main des Philistins.
Nekhar peut désigner un étranger sur le plan ethnique, et ce tantôt de façon négative (Ps 144,7, 11 ; Né 13, 30 ; Ésaïe 62,8 ; 1 R 11,1), tantôt de façon neutre (Gn 17,12 ; Né 9,2),
- Gn 17,12 : A l’âge de huit jours, tout mâle parmi vous sera circoncis, selon vos générations, qu’il soit né dans la maison, ou qu’il soit acquis à prix d’argent de tout fils d’étranger (nekhar), sans appartenir à ta race.
- Né 9,2 : Ceux qui étaient de la race d’Israël, s’étant séparés de tous les étrangers (nekhar), se présentèrent et confessèrent leurs péchés et les iniquités de leurs pères.
- Né 13,30 : Je les purifiai de tout étranger (nekhar), et je remis en vigueur ce que devaient observer les sacrificateurs et les Lévites, chacun dans sa fonction,
- 1 R 11,1 : Le roi Salomon aima beaucoup de femmes étrangères (nekhar) – outre la fille de Pharaon – : des Moabites, des Ammonites, des Édomites, des Sidoniennes, des Hittites.
tantôt de façon très positive (Ésaïe 56,3, 6, 7 ; 1 R 8,41-43) :
- Ésaïe 56, 3, 6, 7 : Que l’étranger (nekhar) qui s’attache à l’Éternel ne dise pas: L’Éternel me séparera de son peuple ! Et que l’eunuque ne dise pas : Voici, je suis un arbre sec ! … Les étrangers (nekhar) qui s’attacheront à l’Éternel pour le servir, pour aimer le nom de l’Éternel, pour être ses serviteurs, tous ceux qui garderont le sabbat, pour ne point le profaner, et qui persévéreront dans mon alliance, Je les amènerai sur ma montagne sainte, et Je les réjouirai dans ma maison de prière; leurs holocaustes et leurs sacrifices seront agréés sur mon autel; car ma maison sera appelée une maison de prière pour tous les peuples.
- 1 Rois 8,41-43 : Même l’étranger (nekhar) qui n’est pas d’Israël ton peuple, s’il vient d’un pays lointain à cause de ton Nom – car on entendra parler de ton grand Nom, de ta main forte et de ton bras étendu -, s’il vient et prie en ce Temple, toi, écoute-le au ciel, où tu résides, exauce toutes les demandes de l’étranger afin que tous les peuples de la terre reconnaissent ton Nom et te craignent comme fait ton peuple Israël, et qu’ils sachent que ce Temple que j’ai bâti porte ton nom.
La Bible distingue l’attitude à avoir avec le ger de celle à avoir avec le nekhar sur la question du prêt à intérêt (Lv 25,35-37 ; Dt 15,1-3). L’intérêt qui n’est pas exigible du ger l’est pour le nekhar (Dt 23,20) : À l’étranger (nekhar) tu pourras prêter à intérêt.
1.3. Le zar (זָר)
Le mot zar désigne ce qui est étranger dans le contexte où il est cité. Il peut signifier un sang étranger à une famille – un non-Aaronite (Nb 16,40), un non-Lévite (Nb 1,51), un membre extérieur à une famille définie (Dt 25,5) – un laïc en opposition à un sacrificateur et sa famille (Lv 22,10-13), les enfants illégitimes (Os 5,7), la courtisane assimilée à une étrangère (Pr 2,16), ce qui est profane par opposition à ce qui est saint (Ex 30,9).
1.4. Le toshabh (תּוֹשָׁב)
Le statut de toshabh n’est pas très développé dans les Écritures.
Abraham se présente en Genèse 23,4 comme étranger (ger) et habitant (toshabh) parmi les fils de Heth : Je suis étranger (ger) et habitant (toshabh) parmi vous ; donnez-moi la possession d’un sépulcre chez vous, pour enterrer mon mort et l’ôter de devant moi.
Il est possible que son sens se rapproche de celui de ger avec l’idée d’un séjour passager et non définitif. Le toshabh ne peut pas manger la Pâque (Ex 12,45) ni les choses saintes (Lévitique 22,10). La loi du Jubilé ne lui profite pas (Lv 25,45). Mais il est au bénéfice de la justice et de la protection des villes refuges en cas d’homicide involontaire (Nb 35,15).
Enfin il désigne le résident d’un lieu (Lv 25,23 ; 1 R 17,1 ; 1 Ch 29,15 ; Ps 39,12).
- Lv 25,23 : Car la terre m’appartient et vous n’êtes pour moi que des étrangers (ger) et des hôtes (toshabh).
- 1 R 17,1 : Élie, le Tishbite, l’un des habitants (toshabh) de Galaad.
- 1 Ch 29,15 : Nous sommes devant toi des étrangers (ger) et des habitants (toshabh), comme tous nos pères; nos jours sur la terre sont comme l’ombre, et il n’y a point d’espérance.
- Ps 39,12 : Écoute ma prière, Yahvé, prête l’oreille à mon cri, ne reste pas sourd à mes pleurs. Car je suis l’étranger (ger) chez toi, un passant (toshabh) comme tous mes pères.
1.5. Un processus de naturalisation pour le ger
Les versets 43, 45 et 48 d’Exode 12 mettent en perspective ces distinctions importantes de l’organisation sociale et religieuse de l’Israël biblique, et permettent d’évaluer le niveau d’intégration culturelle et de naturalisation auquel se situe le ger.
- Yahvé dit à Moïse et à Aaron : « Voici le rituel de la Pâque : aucun étranger (nekhar) n’en mangera. (…) Le résident (toshabh) et le serviteur à gages n’en mangeront pas. (…) Si un étranger (ger) en résidence chez toi veut faire la Pâque pour Yahvé, tous les mâles de sa maison devront être circoncis ; il sera alors admis à la faire, il sera comme un citoyen du pays ; mais aucun incirconcis ne pourra en manger.
Il nous faut ici souligner la logique d’ouverture ethnique et sociale de la société israélite biblique. La figure de Ruth est de ce point de vue très instructive : d’étrangère (nekhar) moabite (Rt 2,10), elle s’intègre à la société israélite par une conversion sans faille puis par un mariage et figure dans la généalogie royale de David (Rt 4,18-22) et plus encore dans celle de Jésus (Mt 1,5).
Dans sa rencontre avec Booz (Rt 2,10) : Alors Ruth, tombant la face contre terre, se prosterna et lui dit : « Comment ai-je trouvé grâce à tes yeux pour que tu t’intéresses à moi qui ne suis qu’une étrangère (nekhar) ? ».
Immigration pour tous ?
Comme l’écrivait le remarquable penseur chrétien Jean-Marc Berthoud : « Pour ce qui concerne le déracinement culturel, il nous faut bien remarquer à quel point notre Seigneur ne fut, bien que venant du ciel, aucunement un déraciné ! Ni la Bible, par ailleurs, livre venu lui aussi du Ciel, mais où toutes les saveurs de la réalité créée, de la réalité historique, du style local sont présentes. Notre foi a donc immanquablement un caractère enraciné ! Le chrétien n’est aucunement cet homme sans lieu ni feu si cher à l’idéalisme d’un christianisme non-doctrinal moderne. Notre finalité terrestre n’est certes pas notre finalité dernière, mais elle fait quand même partie intégrante de notre finalité céleste ! Ceux qui séparent les deux font le jeu d’un certain platonisme. Comme nous l’enseigne si bien Dietrich Bonhoeffer, les réalités ultimes (la foi d’Abraham) ne s’opposent aucunement aux racines araméennes du patriarche ni à sa destination terrestre, le pays de Canaan. Les trésors des nations ne seront-ils pas, eux aussi, au ciel avec toutes les beautés de la terre, puis aussi, toutes les langues et les cultures humaines en tout ce qui en elles a aussi été sanctifié au travers de ce prisme merveilleux de la présence, en chacun de ces peuples, de chrétiens, sanctifiés et non désincarnés ».
Si le migrant ger (גֵּר) s’inscrit dans une logique d’assimilation dans le respect de la culture qui l’accueille et cherche à adopter les meilleurs principes de la communauté qui le reçoit, l’étranger nekhar (נֵכָר) maintient un lien avec sa communauté d’origine et cherche à maintenir/conserver (imposer ?) son statut social, politique et religieux.
À ce titre, l’exercice du pouvoir dans l’Israël biblique ne peut être confié à un étranger nekhar (Dt 17,15) : c’est quelqu’un d’entre tes frères que tu établiras sur toi comme roi, tu ne pourras pas te donner un roi étranger (nekhar) qui ne soit pas ton frère.
En tant que détenteur de l’autorité que Dieu lui a déléguée, le roi ou le magistrat qui le représente doivent exercer un discernement sur les forces spirituelles qui accompagnent certaines populations et les conséquences de pollution spirituelle qu’elles peuvent amener.
C’est ce qui explique les discriminations que fait Moïse en Deutéronome 23,3-8 :
- L’Ammonite et le Moabite ne seront pas admis à l’assemblée de Yahvé ; même leurs descendants à la dixième génération ne seront pas admis à l’assemblée de Yahvé, et cela pour toujours ; parce qu’ils ne sont pas venus à votre rencontre avec le pain et l’eau quand vous étiez en route à la sortie d’Égypte, et parce qu’il a soudoyé Balaam fils de Béor pour te maudire, de Pétor en Aram Naharayim. Mais Yahvé ton Dieu ne consentit pas à écouter Balaam, et Yahvé ton Dieu changea pour toi la malédiction en bénédiction, car Yahvé ton Dieu t’aimait. Jamais, tant que tu vivras, tu ne rechercheras leur prospérité et leur bonheur. Tu ne tiendras pas l’Édomite pour abominable, car c’est ton frère. Tu ne tiendras pas l’Égyptien pour abominable, car tu as été un étranger dans son pays. A la troisième génération, leurs descendants seront admis à l’assemblée de Yahvé.
Enfin, certains peuples comme Amaleq ont intériorisé un tel sentiment d’antisémitisme qu’ils sont considérés comme de perpétuels ennemis de la nation (Ex 17,14-16). Le récit d’Exode 17,11 nous montre que cette haine ancestrale est avant tout spirituelle et qu’elle ne peut être vaincue que par une conversion du cœur de l’adversaire à la parole de Dieu, au message de la Bible.
- Ex 17.14 : L’Éternel dit à Moïse : Écris cela dans le livre, pour que le souvenir s’en conserve, et déclare à Josué que j’effacerai la mémoire d’Amaleq de dessous les cieux. Il dit : Parce que la main a été levée sur le trône de l’Éternel, il y aura guerre de l’Éternel contre Amaleq, de génération en génération.
Il est même de la responsabilité du peuple d’Israël de connaître son histoire et de se souvenir de ses ennemis (Dt 25,17, 19).
- Dt 25,17 : Souviens-toi de ce que te fit Amaleq pendant la route, lors de votre sortie d’Egypte. Lorsque l’Éternel, ton Dieu, après t’avoir délivré de tous les ennemis qui t’entourent, t’accordera du repos dans le pays que l’Éternel, ton Dieu, te donne en héritage et en propriété, tu effaceras la mémoire d’Amaleq de dessous les cieux : ne l’oublie point.
C’est cette leçon mal apprise par le roi Saül qui lui valut de perdre son trône. Le récit de 1 Samuel 15 nous décrit la victoire de Saül sur Agag, roi des Amalécites. Par faiblesse il lui épargne la vie (verset 8). C’est donc le prophète Samuel qui doit exécuter Agag.
C’est encore Haman (Est 3.1), un Amalécite descendant d’Agag, qui planifie un génocide des Juifs dans le livre d’Esther … Il y aura guerre de l’Éternel contre Amaleq, de génération en génération.
Conclusion
Le théologien Éric Kayayan nous rappelle que « l’étude du contexte de l’emploi du mot ger dans l’Ancien Testament doit nous éclairer sur sa reprise contemporaine fallacieuse pour un accueil indiscriminé. En particulier le passage de Lévitique 19,33, 34 se trouve cité à tout propos et surtout hors de propos dans certains cercles ecclésiastiques. Hors de propos et de contexte, dans la mesure où l’hospitalité et l’égalité de traitement avec l’étranger dans l’Ancien Testament sont intimement liées à son inclusion à divers degrés dans la communauté de l’Alliance, à sa participation aux rituels et fêtes religieuses, avec leurs interdits (Ex 12,19, 48-49 ; Lv 17,8-9 ; Nb 9,14, 15,15, 26, etc.). En résumé, dans l’Ancien Testament l’immigrant est certes le bienvenu et ne saurait être opprimé (Ex 23,9). S’il en exprime le désir (cela ne lui est pas imposé) il peut même participer à la Pâque du Seigneur dans les mêmes conditions que l’autochtone, mais en aucun cas il ne saurait devenir un vecteur d’idolâtrie, d’introduction d’une religion païenne qui contaminerait le peuple de l’Alliance. Il est soumis à l’obligation de respecter le quatrième commandement – qui concerne le jour du sabbat – dans le Décalogue (Exode 20,10). Dans Esdras 10 et Néhémie 13 une situation de paganisation de la petite communauté de Juda a atteint de telles proportions que les chefs de la communauté doivent réagir très fortement.
Il apparaît donc de ces données bibliques qu’un appel à quelques passages scripturaires plaqués artificiellement sur notre situation actuelle, occulte volontairement la dimension religieuse et cultuelle de l’assimilation de l’étranger dans l’Ancien Testament. À tout le moins ce décalque artificiel a pour but de remplacer la religion biblique et ses exigences éthiques et cultuelles (aussi bien pour l’autochtone que l’immigrant) par une religion humaniste sécularisée : dans la mesure où les lois de la République y font office de Loi suprême, les immigrants qui accepteraient de s’y soumettre peuvent (devraient) être mis sur le même pied que les immigrants dans l’Ancien Testament. Nous avons naturellement là affaire à un christianisme non-doctrinal étranger à la parole de Dieu ».
Illustration en couverture : John Martin, Josué ordonnant au soleil d’arrêter sa course, 1840.
- Deutéronome 5,17, 32,35. Cf. l’exposition d’une éthique fondée sur les dix commandements par Étienne Omnès.[↩]
- 1 Rois 3,16-28. Cf. la section « biblique » de cet article sur la peine de mort.[↩]
- Josué 20.[↩]
- Exode 22,21.[↩]
- Josué 18, 19.[↩]
- Nombres 21,21, 22.[↩]
- Nombres 20.17.[↩]
- Nombres 20,19.[↩]
- Nombres 20,18, 21, 23-26.[↩]
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