Dans leur polémique face à Grégoire de Nazianze, les théologiens ariens et pneumatomaques (qui nient la divinité du Saint-Esprit) utilisent un argument « bibliciste » et relèvent que la Bible semble silencieuse sur ce sujet. C’est l’occasion pour Grégoire de présenter sa doctrine de l’Écriture : Que faire de ses silences ? La révélation est-elle un bloc uniforme, ou est-elle plutôt progressive ? Que nous dit l’existence de deux Testaments ? Dans la suite du texte, il s’efforcera de trouver aussi des preuves scripturaires de la divinité du Saint-Esprit.
Comme précédemment, nous citons cet extrait du traité 31 (§§ 21-28) d’après l’édition des Discours théologiques ou Discours sur Dieu de Grégoire de Nazianze dans la traduction de l’abbé Paul Gallay (1942, révision autorisée) pour la collection des Sources chrétiennes. Elle a été réimprimée en 1995 dans la collection « Les pères dans la foi », avec une préface et un guide thématique d’Adalbert-G. Hamman.
L’Esprit dans l’Écriture
Tu reviens encore à ton objection : il n’est pas question dans l’Écriture de la divinité de l’Esprit saint. Ce dernier n’est pourtant pas un dieu étranger qu’on aurait introduit en fraude ; c’est un Dieu connu et dévoilé aussi bien par les hommes d’autrefois que par ceux d’aujourd’hui1. C’est un point qu’on déjà démontré bien des savants, qui ont lu les divines Écritures non avec nonchalance, ni d’une manière superficielle, mais en pénétrant au-delà de la lettre et en considérant ce qu’elle enveloppe. Aussi ont-ils mérité de voir la beauté qui y était cachée, et d’être éclairés par la lumière de la science.
Reprenons néanmoins leur démonstration, brièvement, autant que faire se peut, pour qu’on ne nous accuse pas d’être des esprits légers, ou d’être trop ambitieux en construisant sur une base empruntée à autrui2. L’Esprit n’est pas appelé Dieu dans l’Écriture d’une manière expresse, parfaitement claire et à maintes reprises, comme c’est le cas pour le Père d’abord, et ensuite pour le Fils ; si c’est là ce qui provoque tes blasphèmes, ainsi que ta démangeaison de parler et ton impiété, nous allons faire disparaître cette difficulté en donnant quelques explications sur la manière de désigner les choses, spécialement dans l’usage de l’Écriture.
Il y a des choses qui n’existent pas réellement, mais dont on parle ; d’autres qui existent, mais dont on ne parle pas ; d’autres qui n’existent pas et dont on ne parle pas non plus ; d’autres, enfin, qui existent et dont on parle. Tu veux des exemples ? Je suis prêt à t’en donner. L’Écriture dit que Dieu dort3, qu’il se réveille4, qu’il s’irrite5; qu’il marche6, qu’il a pour trône les chérubins7. Mais Dieu a-t-il jamais été soumis à ces faiblesses ? As-tu jamais entendu dire qu’il ait un corps ? Ce sont là des choses qui n’existent pas, sinon dans notre imagination : nous avons désigné, tant bien que mal, les choses de Dieu en partant des choses humaines.
Lorsque Dieu se tient loin de nous et cesse, en quelque sorte, de s’occuper de nous, pour des raisons qu’il sait, il dort ; car, pour nous, le sommeil est la cessation de toute activité, de toute action. Lorsque, changeant subitement d’attitude, il nous accorde ses bienfaits, il se réveille ; car se réveiller c’est cesser de dormir, comme regarder vers quelqu’un c’est cesser de se détourner de lui. Lorsqu’il châtie, nous supposons qu’il est en colère, car chez nous le châtiment est une conséquence de la colère.
Comme il agit tantôt ici, tantôt là, on dit qu’il marche ; car passer d’un endroit à un autre c’est marcher. Comme il se repose parmi les saintes puissances, comme il aime, pour ainsi dire, à demeurer parmi elles, on dit qu’il est assis et qu’il a un trône ; c’est une image prise chez nous. En effet, la Divinité ne se repose en personne autant que dans les saints. Pour exprimer la rapidité de son action, on dit qu’il voile ; s’il veille sur nous, c’est qu’il a un visage ; s’il donne et reçoit c’est qu’il a une main. Bref, chacune des puissances et des activités de Dieu est figurée pour nous par une réalité de l’ordre corporel.
Silences de l’Écriture
Et toi, où as-tu trouvé les termes « inengendré » et « sans principe », qui sont pour toi comme des citadelles ; et nous-mêmes, où avons-nous trouvé le terme « immortel »8? Montre-nous ces mots dans l’Écriture ; sinon nous les rejetterons, puisqu’ils ne s’y trouvent pas, ou nous les effacerons de notre langage. Te voilà mort en vertu même de tes principes, car tu perds ces deux termes, tu n’as plus le rempart derrière lequel tu t’abritais avec tant de confiance.
Ne le vois-tu pas que les termes dont nous parlons se déduisent d’expressions qui les impliquent, bien qu’ils ne soient pas dits eux-mêmes ? Quelles sont ces expressions ? « Je suis le premier et je serai après cela9; « Avant moi, il n’y a pas d’autre Dieu et après moi il n’y en aura pas10 », car tout ce qui est est à moi, sans commencement ni fin. Si tu admets cette idée qu’il n’y a rien avant Dieu et qu’il n’y a aucune cause antérieure à lui, tu as dit par le fait même qu’il est sans principe et inengendré ; et d’autre part si tu crois que Dieu ne cessera jamais d’exister, tu l’as dit du même coup immortel et impérissable. Voilà ce qu’il y a à remarquer au sujet des deux premiers groupes.
Quelles sont maintenant les choses qui n’existent pas et dont on ne parle pas non plus ? Ce sont des choses telles que : la méchanceté de Dieu, la quadrature d’une sphère, l’identification du passé et du présent, l’absence de composition en l’homme. As-tu jamais connu quelqu’un d’assez déraisonnable pour se permettre de penser ou de déclarer rien de tel ?
Il reste à indiquer quelles sont les choses qui existent et dont on parle ; ce sont, par exemple, Dieu, l’Ange, l’homme, le jugement ; quant à tes raisonnements, ils sont vanité, destruction de la foi et anéantissement du mystère11.
De la lettre à l’esprit
Du moment qu’il y a de telles différences parmi les noms et les choses, pourquoi restes-tu si servilement attaché à la lettre ? Veux-tu imiter la sagesse juive qui tient opiniâtrement à des syllabes, tout en négligeant les choses essentielles ? Si je t’entendais dire : deux fois cinq, ou : deux fois sept, et si de tes paroles je concluais : dix, ou : quatorze, croirais-tu que je badine ?
De même, si je t’entendais parler d’un être animé raisonnable et mortel, et si je concluais qu’il s’agit d’un homme, croirais-tu que je radote ? Et comment le croirais-tu, puisque je dirais la même chose que toi ? Les paroles ne sont pas moins le fait de celui qui les prononce que de celui qui l’oblige à les dire. Et de même que dans ces deux derneirs cas je prête plus d’attention à ta pensée qu’à tes paroles, de même si je trouve dans l’Écriture une vérité qui ne soit pas dite expressément et signifiée en termes tout à fait nets, je n’hésiterai pas à la proclamer, sans craindre tes ruses de sycophante.
Telle est notre réponse à ceux dont les idées sont partiellement justes12.
Pour toi13, on ne peut dire de même, car, refusant de reconnaître les expressions si claires et si fréquentes qui concernent le Fils, tu ne ferais pas meilleur accueil à celles qui désignent l’Esprit, même si tu les savais bien plus explicites et plus nombreuses. Je vais donc vous expliquer, à vous qui êtes si savants, la raison de toute cette obscurité. Pour cela, je reprends les choses d’un peu plus haut.
Les deux Testaments : loi de progression
Il y a eu dans le cours des âges deux célèbres changements : ce sont les deux Testaments que l’Écriture appelle deux tremblements de terre14 tant ils sont connus. Le premier, ce fut le passage de l’idolâtrie à la Loi ; le second c’est le passage de la Loi à l’Évangile. Et un troisième tremblement de terre nous est annoncé, qui sera le passage de ce monde à l’autre — à cet autre qui n’est sujet ni au mouvement, ni aux secousses15.
Les deux Testaments se sont présentés de même façon. Qu’est-ce à dire ? Ce n’est pas instantanément que les changements se sont opérés, ni dès le premier mouvement de cette œuvre. Pourquoi ? Il faut en savoir la raison. C’est que les hommes devaient être non pas contraints, mais persuadés. Car la contrainte ne produit pas un résultat durable, comme il arrive quand on contraire le cours d’une rivière ou la croissance d’une plante — tandis que la persuasion est plus durable et plus sûre. Dans le premier cas, le résultat est l’œuvre de celui qui a exercé la contrainte ; dans le second cas, il est l’œuvre de celui qui a été persuadé. Une de ces méthodes convient à la bonté de Dieu, l’autre relève d’une puissance tyrannique.
Dieu a donc jugé qu’il ne fallait pas faire du bien aux hommes malgré eux, mais leur accorder ses bienfaits quand ils les accepteraient. Tel un pédagogue ou un médecin, il abolit certaines coutumes, sans cesser d’en tolérer d’autres, faisant aux hommes quelques concessions pour leur plaisir ; ainsi font les médecins pour les malades, en adoucissant habilement leurs remèdes, grâce à des substances d’un goût agréable, pour les faire accepter. Car ce n’est pas chose facile que de changer des usages établis et respectés depuis un temps considérable. De quoi veux-je parler ?
Le premier Testament supprima les idoles, mais toléra les sacrifices ; le second fit cesser les sacrifices, mais n’interdit pas la circoncision ; puis, une fois la suppression acceptée, les hommes renoncèrent à ce qui était toléré : les uns abandonnèrent les sacrifices, puis les autres la circoncision. Ils devinrent, de païens, Juifs, et de Juifs, chrétiens, amenés insensiblement à l’Évangile par des changements successifs. Écoute à ce sujet le témoignage de Paul qui avait d’abord pratiqué la circoncision et les purifications16, et qui disait ensuite : « Quant à moi, frères, si je prêche la circoncision, pourquoi suis-je encore persécuté17? » Sa première attitude était de la condescendance ; la seconde était conforme à la perfection.
Révélation progressive
À cette progression je puis comparer ce qui a eu lieu pour la doctrine de Dieu, avec cette différence qu’il s’agit d’une marche inverse ; là-bas, le changement se faisait par suppression ; ici, la perfection se réalise par adjonction. Voici comment : l’Ancien Testament a clairement annoncé le Père, et le Fils d’une manière obscure. Le Nouveau a révélé le Fils et fait entrevoir la divinité de l’Esprit.
Maintenant l’Esprit habite parmi nous et se manifeste plus clairement. Quand la divinité du Père n’était pas encore reconnue, il n’aurait pas été prudent d’annoncer ouvertement celle du Fils ; et quand la divinité du Fils n’était pas encore admise, il ne fallait pas imposer, si j’ose dire, un nouveau fardeau aux hommes en leur parlant de l’Esprit saint. Sinon, tels des gens qui sont fatigués par une nourriture trop lourde ou qui ont regardé la lumière du soleil avec des yeux encore malades, ils auraient risqué de perdre les forces déjà acquises18. Il fallait donc précéder par des perfectionnements successifs, par des « ascensions », suivant le mot de David19; il fallait s’avancer de clarté en clarté, par des progrès et des poussées toujours plus brillantes, pour voir luire la lumière de la Trinité.
C’est pour cette raison, n’est-il pas vrai, qu’il se communique progressivement aux Apôtres, se mesurant à leur capacité : suivant qu’on est aux premiers temps de l’Évangile, après la Passion, ou après l’Ascension, il perfectionne leurs aptitudes, il leur est insufflé20, ou il apparaît sous forme de langues de feu21. Et Jésus ne révèle l’Esprit que peu à peu ; tu le remarqueras, si tu prêtes attention aux textes. Il dit d’abord : « Je demanderai au Père et il vous enverra un second Consolateur (Paraclet), l’Esprit de vérité22. Il s’exprime de la sorte pour qu’on ne croie pas qu’il est en désaccord avec Dieu et qu’il parle sous l’influence d’une puissance étrangère. Il dit ensuite : « Le Père l’enverra », mais « en mon nom23 » ; il laisse ainsi de côté la demande pour retenir seulement que le Père enverra l’Esprit. Après quoi, il déclare : « Je l’enverrai24 », montrant ainsi sa propre autorité. Il dit enfin : « Il viendra25 », ce qui indique la puissance de l’Esprit.
Tu vois, les illuminations successives qui ont éclairé notre esprit, et l’ordre qu’il convient de garder en théologie, en évitant de révéler la vérité d’une façon indiscrète, mais sans s’obstiner à la cacher. La première manière de faire serait maladroite ; la seconde, contraire à la piété ; l’une pourrait froisser ceux qui sont étrangers à notre foi, l’autre pourrait nous aliéner ceux qui sont des nôtres.
De l’implicite à l’explicite
Je veux maintenant ajouter une idée, qui est peut-être venue à d’autres, mais je crois qu’elle est un fruit de mes réflexions. Le Sauveur avait sas ndtoue enseigné bien des choses, mais il restait certaines vérités dont les disciples, disait-il, ne pouvaient porter le fardeau26, probablement pour les raisons que j’ai indiquées ci-dessus. Il ne les révélait donc pas, mais l’Esprit enseignerait tout quand il serait venu parmi nous27.
L’un de ces mystères était, je le crois, la divinité même de l’Esprit : elle devait être révélée plus tard, lorsqu’on serait mieux préparé à accepter ce dogme, lorsque le Sauveur se serait rétabli dans sa gloire, car on ne pourrait lui refuser créance après ce miracle. Y avait-il, en effet, quelque chose de plus grand qu’il pût promettre ou que l’Esprit pût enseigner ? S’il est quelque chose que l’on doive regarder comme grand et comme digne de la magnificence divine, c’est bien ce que le Christ promettait et ce que l’Esprit devait enseigner.
Confesser unité et Trinité
Tels sont mes sentiments. Puissions-nous, mes amis et moi, les conserver toujours, et vénérer Dieu le Père, Dieu le Fils, Dieu l’Esprit saint, trois par leurs propriétés, mais une seule Divinité, sans division de gloire, ni d’honneur, ni d’essence, ni de souveraineté, comme l’a expliqué récemment un des hommes en qui Dieu habite28. Au contraire, puisse-t-il ne pas voir se lever l’étoile du matin, dont parle l’Écriture29, pusise-t-il ne pas contempler là-haut la gloire et la lumière, celui qui a des sentiments contraires, ou qui se plie aux circonstances en prenant tantôt une attitude, tantôt une autre, conduite pernicieuse quand il s’agit de ce qu’il y a de plus important !
Illustration de couverture : Andreï Roublev, Icône de la Trinité (Philoxénie d’Abraham), tempera sur bois, XVe siècle (galerie Tretiakov, Moscou).
- Grégoire de Nazianze distingue fréquemment trois époques : celle des écrivains de l’Ancien Testament, celle des écrivains du Nouveau Testament, et la sienne, celle de l’Église.[↩]
- Romains 15,20.[↩]
- Psaume 78,65.[↩]
- Daniel 9,14, 19.[↩]
- Ésaïe 5,29.[↩]
- Genèse 3,8 ; 11,5.[↩]
- Ésaïe 37,16.[↩]
- On trouve immortel (lat. immortalis dans la Vulgate) en 1 Timothée 1,17, où il peut traduire ἀθάνατος ; mais la plupart des manuscrits grecs ont ici l’adjectif ἄφθαρτος « incorruptible », qui est probablement aussi la leçon du texte dont disposait Grégoire.[↩]
- Ésaïe 41,4. Le texte grec dont disposait Grégoire était probablement légèrement différent ici de celui de la Septante.[↩]
- Ésaïe 43,10.[↩]
- Du mystère de la Trinité (cf. 1 Co 1,17 sq.).[↩]
- Allusion à la divinité du Fils que les pneumatomaques acceptent.[↩]
- Grégoire s’adresse cette fois à un arien.[↩]
- Hébreux 12,26.[↩]
- Hébreux 12,28.[↩]
- Actes 16,3 ; 21,26.[↩]
- Galates 5,11.[↩]
- L’idée est qu’une révélation trinitaire trop brusque aurait ébranlé par trop le monothéisme. On retrouve la même idée dans le traité 27, §3, cité précédemment sur ce site : « toucher la Pureté sans être pur, c’est peut-être aussi imprudent que de regarder un rayon de soleil avec des yeux malades. »[↩]
- Psaume 84,6. Grégoire se référe ici à l’interprétation de la Septante, qui parle de « montées » (ἀναβάσεις) là où l’hébreu מְסִלּוֹת signifie plutôt « routes, chemins ».[↩]
- Jean 20,22.[↩]
- Actes 2,3.[↩]
- Jean 14,16-17.[↩]
- Jean 14,26.[↩]
- Jean 16,7.[↩]
- Jean 16,8.[↩]
- Jean 16,12.[↩]
- Jean 16,13.[↩]
- Ce serait apparemment une allusion à Grégoire le Thaumaturge.[↩]
- 2 Pierre 1,19.[↩]
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