Jérémie Foa, Tous ceux qui tombent. Visages du massacre de la Saint-Barthélémy, Paris : Éditions La Découverte, 2021, 350 pp.
Jérémie Foa est historien de l’Époque moderne et enseigne à l’Université d’Aix-Marseille. Il est spécialiste de l’histoire des Guerres de religion dans la France du XVIe siècle, mais également de l’histoire de l’État moderne, de la coexistence confessionnelle, des violences symboliques et physiques et des guerres civiles. Sa thèse de doctorat (2008) s’intitule Le Tour de la paix. Missions et commissions d’application des édits de pacification sous le règne de Charles IX (1560-1574). Son tout dernier livre se penche sur le massacre de la Saint-Barthélémy. Je vous en propose ici une courte recension qui, je l’espère, vous encouragera à le lire par vous-même.
Le massacre de la Saint-Barthélémy (24 août 1572) est un événement historique qui a fait couler beaucoup d’encre : les chroniques, histoires et martyrologes de la fin du XVIe siècle abondent, et les études historiques des cent dernières années tout autant. Pourquoi Jérémie Foa s’est-il donc lancé dans l’écriture d’une nouvelle histoire de cet événement ? Le plus souvent, dit-il, les historiens l’ont présenté depuis le haut, c’est-à-dire depuis le point de vue des gens « importants », hauts dans la hiérarchie sociale et politique (Catherine de Médicis, Gaspard de Coligny, etc.). Foa, quant à lui, a envisagé de faire une histoire « par le bas », une histoire des personnes ordinaires qui ont succombé lors du massacre, mais aussi qui l’ont perpétré. Il s’agit, dit-il, de « sortir du Louvre » et d’aller dans les rues de Paris, mais aussi de Bordeaux, de Toulouse, de Lyon, de Rouen et des autres villes intimement concernées par ce moment sanguinolant. Les historiens ont souvent parlé de la défenestration de Coligny, de l’assassinat de Pierre de la Place, puis ont simplement évoqué les « dix mille [autres] morts ». Peut-on mettre un nom sur ces « autres » morts, ainsi que sur leurs tueurs ? Voici l’objectif de la recherche de Foa.
Comment tue-t-on, du jour au lendemain, plusieurs milliers de personnes ? Foa ne s’intéresse pas ici à la préméditation du massacre – chose sur laquelle il est difficile de trancher selon les experts –, mais à sa préparation. En effet, il y a des conditions qui ont permis cet épisode singulier et qui expliquent l’efficacité foudroyante de la tuerie. L’historien s’est donc penché sur des sources historiques diverses, mais surtout des registres de notaires (inventaires après décès, etc.) et des sources judicaires (interrogatoires, plaintes etc.) liées à la Conciergerie, principale prison parisienne de l’époque, pendant les années qui précèdent la Saint-Barthélémy. C’est à travers des manuscrits émanant de cet organe qu’il découvre comment les protestants sont persécutés, qui ils sont, mais surtout, qui sont ceux qui les persécutent. Véritable organe policier, la Conciergerie a des agents qui s’attèlent à repérer les protestants et les manuscrits qui témoignent des arrestations, emprisonnements et expulsions et indiquent les adresses de ces derniers. C’est ainsi que l’on peut parler d’une lente « préparation » car, arrivé au soir du massacre, le personnel de la Conciergerie avait acquis un savoir-faire en terme d’identification de protestants, mais surtout, il avait à sa disposition un véritable registre mental des adresses de ces derniers. Les persécuteurs connaissaient intiment le visage de leurs futures victimes – qui, du reste, étaient souvent leurs voisins. Ce n’est donc pas la masse informe qu’est la foule qui a commis le massacre. « Dénoncer la foule sans visage, écrit Foa, c’est nolens volens anonymiser les coupables. C’est du même coup dénigrer le peuple comme mû par ses bas instincts, le faire détenteur du monopole de la violence par contraste avec une élite innocente du sang versé. On sait que les choses ne se sont pas passées ainsi et que de bons bourgeois, milice en tête, ont présidé aux tueries. » (p. 229)
La question se pose alors de la relative passivité des protestants lors du massacre de la Saint-Barthélémy. Pourquoi ne résistent-ils pas ? Cela fait partie de la préparation susdite. Pendant les années précédentes, les protestants ont été emprisonnés à plusieurs reprises. Le voisin nous a déjà mis en prison une dizaine de fois ; il fera froid, on aura faim, mais on s’en sortira. On connait la chanson. Les futures victimes ne pouvaient pas savoir que cette fois-ci, les choses allaient se passer différemment. Ces miliciens qui les avaient déjà arrêtés plusieurs fois au fil des années, seraient cette fois leurs bourreaux. On entend frapper à la porte et, comme d’ordinaire, on va l’ouvrir, et on suit les miliciens dans la rue, sans savoir que c’est la dernière fois qu’on le fera.
Mais les miliciens de la Conciergerie ne sont pas les seuls tueurs. Ce massacre est tout particulier, parce qu’on y a massacré ses voisins. Le roi et les dirigeants ne savaient pas exactement qui était protestant et qui ne l’était pas. C’est un massacre de proximité, « un crime des interconnaissances » (p. 230). On a tué cette famille qui habite la maison d’à côté, parce qu’on s’est aperçu qu’ils n’allaient pas à la messe, qu’ils n’avaient pas baptisé leurs enfants à l’église mais au temple, etc. De plus, on n’a pas simplement tué des gens, on les a massacrés : on a coupé le nez et arraché les yeux aux victimes, on les a décapités, on leur a coupé les mains, et on les a étripés ; le chroniqueur huguenot Jean Ricaud raconte même un épisode singulièrement macabre lors duquel on a moissonné la graisse des cadavres huguenots les plus gras pour la revendre. Les catholiques, dit Foa, ont usé de ce massacre pour transformer les protestants en monstres. Cette transformation semble être, selon l’historien, due au fait que les catholiques avaient affaire à leurs voisins. On ne peut pas voir sur le visage de notre voisin qu’il est protestant, qu’il est un hérétique, une pollution. C’est par le massacre – la défiguration – que les tueurs parviennent à enfin diaboliser extérieurement cet ennemi jusqu’alors caché.
La recherche de Jérémie Foa témoigne de centaines d’heures passées dans les archives à scruter scrupuleusement des sources difficiles à lire — les registres de notaires sont, paléographiquement parlant, parmi les documents les plus durs à lire. Outre le défi de visuellement déchiffrer ces sources, il y a aussi le défi de déchiffrer leur contenu. L’historien parvient à lire entre les lignes, à mettre en lumière les nuances et les façons de parler qui cachent des informations implicites. Il parvient même à restituer l’identité à des personnages ordinaires dont les noms ont été écorchés et mal interprétés. En somme, cet ouvrage est un bijou méthodologique.
Illustration de couverture : François Dubois, Le Massacre de la Saint-Barthélémy, huile sur bois, 93,5 x 154,1 cm, 1572-1584 (musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne).
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