Walter Lüthi fut pasteur dans plusieurs Églises réformées de Suisse alémanique de 1925 à 1968. Sa prédication a exercé une forte attraction sur le peuple et les étudiants en théologie de l’époque. Un site internet à sa mémoire rassemble de nombreux sermons, dont certains ont été traduits en français de son vivant. En voici un, extrait d’un cycle de prédications sur l’évangile de Jean, chapitre 10, versets 22 à 42 (1942, traduction française : Gilberte de Rougemont, 1947).
22 On célébrait à Jérusalem la fête de la Dédicace. C’était l’hiver. 23 Et Jésus se promenait dans le temple, sous le portique de Salomon. 24 Les Juifs l’entourèrent, et lui dirent : « Jusques à quand tiendras-tu notre esprit en suspens ? Si tu es le Christ, dis-le nous franchement. » 25 Jésus leur répondit : « Je vous l’ai dit, et vous ne croyez pas. Les œuvres que je fais au nom de mon Père rendent témoignage de moi. 26 Mais vous ne croyez pas, parce que vous n’êtes pas de mes brebis. 27 Mes brebis entendent ma voix; je les connais, et elles me suivent. 28 Je leur donne la vie éternelle ; et elles ne périront jamais, et personne ne les ravira de ma main. 29 Mon Père, qui me les a données, est plus grand que tous ; et personne ne peut les ravir de la main de mon Père. 30 Moi et le Père nous sommes un. » 31 Alors les Juifs prirent de nouveau des pierres pour le lapider. 32 Jésus leur dit : « Je vous ai fait voir plusieurs bonnes œuvres venant de mon Père : pour laquelle me lapidez-vous ? » 33 Les Juifs lui répondirent : « Ce n’est point pour une bonne œuvre que nous te lapidons, mais pour un blasphème, et parce que toi, qui es un homme, tu te fais Dieu. » 34 Jésus leur répondit : « N’est-il pas écrit dans votre loi : J’ai dit : Vous êtes des dieux ? 35 Si elle a appelé dieux ceux à qui la parole de Dieu a été adressée, et si l’Écriture ne peut être anéantie, 36 celui que le Père a sanctifié et envoyé dans le monde, vous lui dites : Tu blasphèmes ! Et cela parce que j’ai dit : Je suis le Fils de Dieu. 37 Si je ne fais pas les œuvres de mon Père, ne me croyez pas. 38 Mais si je les fais, quand même vous ne me croyez point, croyez à ces oeuvres, afin que vous sachiez et reconnaissiez que le Père est en moi et que je suis dans le Père. » 39 Là-dessus, ils cherchèrent encore à le saisir, mais il s’échappa de leurs mains. 40 Jésus s’en alla de nouveau au-delà du Jourdain, dans le lieu où Jean avait d’abord baptisé. Et il y demeura. 41 Beaucoup de gens vinrent à lui, et ils disaient : « Jean n’a fait aucun miracle ; mais tout ce que Jean a dit de cet homme était vrai. » 42 Et, dans ce lieu-là, plusieurs crurent en lui.
« Vous n’êtes pas mes brebis, car mes brebis entendent ma voix. » Les uns croient en lui, d’autres ne croient pas. Les uns entendent sa voix et le suivent, d’autres restent sourds à sa parole et se détournent de lui. La ligne de démarcation ne se trace pas seulement à travers cette courte péricope, mais tout à travers l’Ancien et le Nouveau Testament. Nous voyons un Caïn et un Abel issus de la même mère, un Jacob et un Ésaü nourris sous le même toit, un Judas et un Pierre disciples du même Seigneur ; au Calvaire, un brigand à droite et un brigand à gauche ; au jour de la Pentecôte, les uns remplis du Saint-Esprit et d’autres qui se moquent. Au dernier jour, de deux hommes qui seront dans un champ, de deux femmes qui moudront à la même meule, l’un sera pris et l’autre laissé…
La ligne de démarcation qui sépare les deux camps — celui des croyants et celui des incroyants — est la seule frontière qui importe aux yeux de Dieu. Les multiples barrières de langue, de nationalité, de religion même, qui se dressent entre les hommes ne sont ni définitives, ni déterminantes. « Il n y a ni Juif, ni Grec, ni esclave, ni libre, ni homme, ni femme », là n’est pas la question. Il n’y a que deux categories : ceux qui croient et ceux qui ne croient pas.
Les hommes vivent côte à côte et pourtant ils sont séparés les uns des autres par le jeu des sympathies et des antipathies, de la haine ou de l’amour aveugle. Avec le secours de Dieu. recueillons-nous pour prendre conscience, au delà des barrières qui nous séparent, de la décision dernière de Dieu. La question est éternelle et pourtant toujours présente : À qui appartiens-tu ? Es-tu une brebis du bon berger, ou n’appartiens-tu pas à non troupeau ? Toutes nos préoccupations quotidiennes, si importantes soient-elles, s’effacent devant le fait que le bon berger est descendu jusqu’à nous et qu’il adresse son appel au monde perdu.
Que faut-il faire pour devenir une brebis ? L’évangile nous donne une surprenante réponse : chaque brebis qui s’ajoute au troupeau est un don de Dieu. « Mon Père qui me les a données est plus grand que tous. » « Je te prie pour ceux que tu m’as donnés. » Ce n’est pas le Christ qui a rassemblé son troupeau et les brebis elles-mêmes n’ont fait aucune démarche, tout est un don du Père.
Si le Souverain Berger dit cela de son troupeau, combien plus devons-nous le dire, nous qui sommes appelés à être des bergers, soit dans nos familles, soit dans la communauté. Je n’oublierai jamais les dernières paroles de cette mère qui avait eu la douleur d’élever des enfants anormaux : « Ils n’étaient pas dans ma main, disait-elle, je n’ai pu que prier pour eux. Aucune mère ne sauve ses enfants ! » Puis, se tournant vers moi : « …Pas plus qu’un pasteur ne sauve sa paroisse ! » L’œuvre du salut est accomplie par celui qui choisit les brebis, au jour et par le moyen qui lui plaît. Nous n’avons qu’une chose à faire, prier, chercher, frapper. Un autre ouvre la porte. Il donne à celui qui cherche, il ouvre à celui qui frappe. Tout est grâce. Aucune brebis du troupeau de Jésus-Christ ne peut dire : Je l’ai mérité. Il n’y a qu’à rendre grâces et louer Dieu. Remercie le Père, parce qu’il t’a cherché dès ton enfance, de ce qu’il a posé les regards sur toi et t’a appelé. « C’est toi, ô Éternel, qui m’as tissé dans le sein de ma mère. Quand je n’étais qu’une masse informe, tes yeux me voyaient et sur ton livre étaient inscrits tous les jours qui m’étaient destinés, avant qu’aucun d’eux n’existât. »
L’élection de la grâce n’est pas un mystère impénétrable. Le Père révèle au Fils quelles sont ses brebis. Le Fils peut dire : « Je les connais. » Et cette connaissance se transmet du berger aux brebis, de sorte qu’elles se connaissent entre elles et aucune d’elles ne vivra plus dans les ténèbres.
Certains signes permettent de reconnaître les brebis. Première distinction : « Mes brebis entendent ma voix. » Une oreille attentive, une ouïe particulièrement fine leur a été donnée. La prédication commence à leur parler. Bientôt le culte dominical ne suffit plus. Elles ont faim et soif de la Parole de Dieu. Le besoin d’entendre la voix du berger se fait sentir. Quelle est la brebis qui peut rester huit jours sans boire et sans manger ? Les brebis connaissent si bien la voix du berger qu’elles peuvent la distinguer de celle d’un étranger. Il leur est même donné de ne pas entendre la voix d’un étranger : à l’ouïe spirituelle correspond une surdité salutaire. Peut-être direz-vous avec tristesse : telle n’est pas mon expérience ; je puis rester des semaines, des mois sans entendre la voix du bon berger ! Si cette inquiétude est sincère, sachez qu’elle est un premier signe de votre appartenance à son troupeau !
Quand les brebis entendent vraiment sa voix, la Parole commence à porter du fruit, des décisions mûrissent, des résolutions sont prises, des portes se ferment, les voies de l’obéissance s’ouvrent. La brebis suit le berger. « Mes brebis entendent ma voix, je les connais et elles me suivent. » C’est le second signe auquel on reconnaît qu’une brebis fait partie du troupeau. Dans les Églises européennes, beaucoup de chrétiens se contentent d’être des « auditeurs ». Ils écoutent la prédication, mais le fruit ne vient pas à maturité. Cependant les brebis qui entendent vraiment la voix du berger le suivent. Dieu nous fasse la grâce de l’entendre, afin que nous soyons amenés à une obéissance réelle.
Où le berger conduit-il son troupeau ? Le psaume 23 nous revient à l’esprit : « Il me conduit dans de verts pâturages, le long des eaux tranquilles. » Mais nous lisons plus loin : « Je marche dans la vallée de l’ombre de la mort… » et « face à mes adversaires. » Le berger ne conduit pas toujours le troupeau là où il aime à aller, il le mène au combat. Comme dans le psaume 23, chaque mot que Jésus prononce sous-entend le danger, la souffrance, la mort : « Je leur donne la vie éternelle; elles ne périront jamais, nul ne les ravira de ma main. » Remarquez aussi ce qu’il ne promet pas : nous ne trouvons ici aucune garantie contre la mort, aucune promesse d’abondante nourriture, de vêtement ou d’habitation permanente, pas de vie facile et de tout repos. Il ne nous promet pas la paix après laquelle nous soupirons. Les brebis doivent se rendre compte qu’elles appartiennent à celui qui a dit : « Je donne ma vie pour mes brebis » mais aussi : « mes brebis me suivent ». « Celui qui voudra sauver sa vie la perdra, mais celui qui la perdra à cause de moi la trouvera. » Jésus leur promet une chose : la vie éternelle. « Elles ne périront jamais », même au cas où elles devraient donner leur vie. « Personne ne peut les ravir de sa main », c’est ici le troisième signe distinctif des brebis. Elles ont l’assurance de la vie éternelle. Cette promesse ne dit rien à ceux qui ne font pas partie du troupeau, ils « abandonnent volontiers le ciel aux anges et aux moineaux », selon l’expression de Heine. Mais, pour le chrétien, elle est une réalité, une force victorieuse du monde, elle bannit la crainte de la mort. C’est la racine de l’audace des chrétiens. La vie présente a pour eux peu de valeur en regard de l’éternité.
Il est troublant de constater que, de nos jours, les hommes renient leur idéal et leurs certitudes les plus sacrés, ils changent d’opinion d’un moment à l’autre. Jésus nous en donne ici l’explication : leurs convictions n’étaient pas enracinées dans l’éternité. Depuis vingt ou trente ans, on a beaucoup lutté pour le vrai et le bien, on a beaucoup travaillé au nom et au service d’une humanité en progrès. Mais ce fut du travail de surface. Nous espérions, nous aimions, mais seulement pour cette vie. Nos « chères certitudes » ressemblent à des dents-de-lion dont la racine est attaquée par une larve ; la plante fleurit jusqu’au moment où la racine est entièrement rongée, mais à ce moment-là, elle se flétrit d’un quart d’heure à l’autre. Une œuvre n’est efficace et durable que pour autant qu elle soit fondée sur la vie éternelle. Il ne suffit pas de vivre pour un idéal, nous devons être prêts à mourir pour lui. Celui qui sait qu’il « ne périra jamais, et que personne ne le ravira de la main du bon berger » peut donner sa vie.
À qui Jésus dit-il : « Vous n’êtes pas mes brebis » ? Nous remarquons que ses interlocuteurs sont des hommes pieux. Ils pourraient être parmi les élus, mais ils ne l’ont pas voulu. Il n’est pas en notre pouvoir d’obtenir l’appartenance au troupeau, mais nous pouvons la repousser, la nier ou la perdre. C’est ce qui s est passé ici. Notre récit se déroule au moment de la fête de la dédicace. Depuis l’an 165 avant Jésus-Christ, les Israélites célèbrent cette fête à la fin de décembre, huit jours durant, chaque année, pour commémorer la défense héroïque des Macchabées contre le roi Antiochus Épiphane qui avait asservi peuple après peuple, profané le temple par des cultes païens et qui voulait extirper toute foi en Dieu. Les Macchabées se soulevèrent contre lui avec ce cri de guerre : « Vivre dans l’honneur ou mourir dans l’honneur ! » Ils vainquirent par les armes le profanateur du temple.
Une atmosphère de croisade règne parmi le peuple en fête et ses prêtres. Un zèle ardent pour la pureté de la foi remplit les esprits en souvenir des Macchabées. Jésus arpente la salle de Salomon, il se voit subitement entouré d’une bande de fanatiques qui l’interpellent avec hostilité. Il leur répond tranquillement, il rappelle les œuvres qu’il a accomplies sous leurs yeux, en toute liberté. Mais ces patriotes ne veulent point d’un berger qui donne sa vie pour ses brebis. Il leur faut un Messie semblable à Macchabée, un chef qui les délivre du joug romain.
Nous les comprenons, car la même tentation guette l’Église aujourd’hui. L’injustice et la violence submergent le monde et l’Église s’est laissé gagner par une atmosphère belliqueuse. Elle renie ainsi son berger, elle n’écoute plus sa voix. À la fête de la Dédicace, ces hommes remplis d’un zèle pieux rejettent le Sauveur. Ses paroles leur semblent un blasphème parce leur apparaît dans son abaissement. Jésus a dit : « Moi et le Père, nous sommes un ! » La colère les gagne, ils ramassent des pierres pour lapider ce Messie venu au monde pour souffrir. Lui disparaît dans la foule, parce que son heure n’est pas encore venue. Elle ne tardera pas à sonner. Il est le berger, il combat à la manière d’un berger. Les siens ne sont que des brebis, c’est-à-dire le plus désarmé des animaux domestiques. Le cheval a ses fers, l’abeille son aiguillon, le chat ses griffes et la chèvre a ses cornes. Seule la brebis n’a aucun moyen de défense ; mais elle a son berger. Le berger livre bataille avec ses brebis, c’est avec elles qu’il remporte la victoire et qu’il établit son royaume éternel : « Mes brebis entendent ma voix ; je les connais et elles me suivent, je leur donne la vie éternelle. Elles ne périront jamais et nul ne les ravira de ma main. »
Illustration de couverture : Le Berger et les brebis, mosaïque, Ve siècle, Ravenne.
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