Je partage ici un extrait des Trois dialogues entre Hylas et Philonous de George Berkeley, un prêtre anglican irlandais très connu pour son immatérialisme (théorie selon laquelle la matière n’existe pas : tout n’est que pensée ou esprit, en particulier les créatures sont des pensées de Dieu1). C’est un magnifique hymne à la nature, un genre littéraire hérité des stoïciens où un auteur déclare son admiration devant la nature. En particulier, comme Berkeley est croyant, il en profite aussi pour faire allusion au Dieu Créateur. Ici c’est Philonous, représentant Berkeley, qui parle.
Il est intéressant de noter que si Berkeley a cherché à nier l’existence de la matière, c’est parce qu’il la voyait comme un concurrent de Dieu (un être indépendant qui n’aurait pas besoin de lui). Son immatérialisme avait précisément pour but de réfuter le scepticisme ambiant de son époque (voir la fin de l’extrait).
Philonous : Regardez ! Les champs ne sont-ils pas recouverts d’une délicieuse verdure ? N’y a t-il pas dans les bois et dans les bosquets, dans les rivières et dans les sources limpides, quelque chose qui apaise, réjouit et transporte l’âme ? Au spectacle de l’océan vaste et profond, d’une montagne énorme dont la cime se perd dans les nuages, ou d’une forêt antique et ténébreuse, nos esprits ne se sentent-ils pas remplis d’une horreur délicieuse ? Même dans les rochers, même dans les déserts, n’est-il pas une agréable sauvagerie ? Quel vrai plaisir de contempler les beautés naturelles de la terre ! Pour préserver et renouveler le goût que nous en avons, le voile de la nuit ne vient-il pas alternativement se répandre sur elle ou la découvrir ; et ne change-t-elle pas de parure avec les saisons ? Quel concert dans la disposition des éléments ! Quelle variété et quelle utilité dans les moindres productions de la Nature ! Quelle délicatesse, quelle beauté, quelle ingéniosité dans la construction des corps des animaux et des végétaux ! Avec quel art exquis toutes choses sont accordées, aussi bien à leurs fins particulières qu’à la constitution du tout dont elles sont autant de parties ! Et tandis qu’elles s’aident aussi mutuellement et se soutiennent, ne se font-elles pas encore valoir et briller l’une par l’autre ? Elevez maintenant vos pensées de cette boule qu’est la terre, jusqu’à ces luminaires éclatants qui ornent la voûte céleste. Le mouvement et la situation des planètes ne sont-ils pas admirables d’ordre et d’utilité ? Ces globes (à tort dénommés astres errants), les a-t-on jamais vus s’écarter de leur route dans leurs voyages toujours recommencés à travers un vide sans chemins ? Les aires qu’ils mesurent autour du soleil ne sont-elles pas toujours en proportion du temps ? Tant sont fixes et immuables les lois par lesquelles l’Auteur invisible de la Nature fait mouvoir l’Univers ? Comme il est vif, comme il est radieux, l’éclat des étoiles fixes ! Que de magnificence et de richesse dans la profusion négligente avec laquelle les étoiles semblent avoir été semées à travers toute la voûte azurée ! Cependant, si vous prenez un télescope, il vous donnera à voir une légion nouvelle d’étoiles qui se dérobaient à l’œil nu. D’ici elles semblent contigües et minuscules ; mais, en approchant d’assez près, vous découvririez des orbes immenses de lumière à des distances variées, qui se perdent au loin dans les abîmes de l’espace. Il vous faut maintenant appeler l’imagination à l’aide. Les sens, faibles et bornes, ne peuvent discerner les innombrables mondes qui gravitent autour de ces foyers de feu ; et l’énergie d’un esprit tout-parfait se déploie dans ces mondes sous une infinité de formes. Mais ni les sens, ni l’imagination n’ont assez de grandeur pour comprendre cette étendue sans bornes et tout le scintillement qui la meuble. Même si l’esprit travaille à porter toutes ses forces, par l’exercice et l’entraînement, à leur point culminant, il échappera toujours à ses prises dans un incommensurable excédent. Tous les vastes corps qui composent cet assemblage grandiose, si distants et si lointains qu’ils soient, sont pourtant reliés par un mécanisme secret, par un art et une force divins, en une mutuelle dépendance et un commerce les uns avec les autres, y compris avec cette Terre, qui s’était presque échappée de mes pensées pour se perdre dans la foule de ces mondes. Le système total n’est-il pas immense, beau et glorieux au-delà de toute expression et de toute pensée ? Quel traitement ne méritent donc pas ces philosophes, qui voudraient priver un si noble et ravissant spectacle de toute réalité ? Et quel accueil pourrions-nous faire à des principes qui nous mèneraient à tenir toute la beauté visible de la création pour une espèce de clinquant faux et imaginaire. Pour être franc, pouvez-vous espérer que les hommes sensés ne jugeront pas tous comme une extravagance absurde un scepticisme comme le vôtre ?
Référence : George Berkeley, Trois dialogues entre Hylas et Philonous, éd. GF Flammarion, pp. 138-140.
Illustration : Lawrence W. Ladd, La Création, aquarelle, 1880.
- Je ne sais pas si je l’exprime bien, n’hésitez pas si vous avez une formulation plus précise.[↩]
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