Locke sur l’argument téléologique
21 octobre 2024

Voici un extrait de l’œuvre principale de Locke sur l’épistémologie, Essais sur l’entendement humain, où il affirme que la nature montre que nous avons été créés pour connaître efficacement les choses. C’est ce qu’on appelle en philosophie un argument téléologique ou du design en faveur de l’existence de Dieu. Locke est un philosophe anglais protestant du courant empiriste avec Hobbes et Berkeley qui dit que toutes nos connaissances viennent de nos sens, qu’elles portent uniquement sur nos idées (représentations des choses) et qu’on ne peut pas connaître les essences des choses hors de notre esprit mais seulement les représentations qu’on en fait (c’est son conceptualisme).


§. 12. Les facultés qui nous servent à connaître les choses, sont proportionnées à notre état dans ce Monde.

Dieu qui par sa sagesse infinie nous a fait tels que nous sommes, avec toutes les choses qui sont autour de nous, a disposé nos sens, nos facultés, et nos organes de telle sorte qu’ils pussent nous servir aux nécessités de cette vie, et à ce que nous avons à faire dans ce monde. Ainsi, nous pouvons par le secours des sens, connaître et distinguer les choses, les examiner autant qu’il est nécessaire pour les appliquer à notre usage, et les employer, en différentes manières, à nos besoins dans cette vie. Et en effet, nous pénétrons assez avant dans leur admirable conformation et dans leurs effets surprenants, pour reconnaître et exalter la sagesse, la puissance, et la bonté de celui qui les a faites. Une telle connaissance convient à l’état où nous nous trouvons dans ce monde, et nous avons toutes les facultés nécessaires pour y parvenir. Mais il ne paraît pas que Dieu ait eu en vue de faire que nous pussions avoir une connaissance parfaite, claire et absolue des choses qui nous environnent ; et peut-être même que cela est bien au dessus de la portée de tout être fini. Du reste, nos facultés, toutes grossières et faibles qu’elles sont, suffisent pour nous faire connaître le Créateur par la connaissance qu’elles nous donnent de la créature, et pour nous instruire de nos devoirs, comme aussi pour nous faire trouver les moyens de pourvoir aux nécessités de cette vie. Et c’est à quoi se réduit tout ce que nous avons à faire dans ce monde. Mais si nos sens recevaient quelque altération considérable, et devenaient beaucoup plus vifs et plus pénétrants, l’apparence et la forme extérieure des choses serait toute autre à notre égard. Et je suis tenté de croire que dans cette partie de l’univers que nous habitons, un tel changement serait incompatible avec notre nature, ou du moins avec un état aussi commode et aussi agréable que celui où nous nous trouvons présentement. En effet, qui considèrera combien par note constitution nous sommes peu capables de subsister dans un endroit de l’air un peu plus haut que celui où nous respirons ordinairement, aura raison de croire, que sur cette terre qui nous a été assignée pour demeure, le sage architecte de l’univers a mis de la proportion entre nos organes et les Corps qui doivent agir sur ces organes. si, par exemple, notre sens de l’ouïe était mille fois plus vif qu’il n’est, combien serions-nous distraits par ce bruit qui nous battrait incessamment les oreilles, puis qu’en ce cas-là nous serions moins en état de dormir ou de méditer dans la plus tranquille retraite que parmi le fracas d’un combat de mer ? Il en est de même à l’égard de la vue, qui est le plus instructif de tous nos sens. si un homme avait la vue mille ou dix mille fois plus subtile, qu’il ne l’a par le secours du meilleur microscope, il verrait avec les yeux sans l’aide d’aucun microscope des choses, plusieurs millions de fois plus petites, que le plus petit objet qu’il puisse discerner présentement ; et il serait ainsi plus en état de découvrir la contexture et le mouvement des petites particules dans chaque corps est composé. Mais dans ce cas il serait dans un monde tout différent de celui où se trouve le reste des hommes. Les idées visibles de chaque chose seraient tout autre à son égard que ce qu’elles nous paraissent présentement. C’est pourquoi je doute qu’il pût discourir avec les autres hommes des objets de la vue ou des couleurs, dont les apparences seraient en ce cas-là si fort différentes. Peut-être même qu’une vue si perçante et si subtile ne pourrait pas soutenir l’éclat des rayons du soleil, ou même la lumière du jour, ni apercevoir à la fois qu’une très-petite partie d’un objet, et seulement à une fort petite distance. supposé donc que par le secours de ces sortes de microscopes, (qu’on me permette cette expression) un homme pût pénétrer plus avant qu’on ne fait d’ordinaire, dans la contexture radicale des corps, il ne gagnerait pas beaucoup au change, s’il ne pouvait pas se servir d’une vue si perçante pour aller au marché ou à la bourse ; s’il se trouvait après tout dans l’incapacité de voir à une juste distance les choses qu’il lui importerait d’éviter ; et de distinguer celles dont il aurait besoin, par le moyen des qualités sensibles qui les font connaître aux autres. Un homme, par exemple, qui aurait les yeux assez pénétrants pour voir la configuration des petites parties du ressort d’une horloge, et pour observer quelque en est la structure particulière, et la juste impulsion d’où dépend son mouvement élastique, découvrirait sans doute quelque chose de fort admirable. Mais si avec des yeux ainsi faits il ne pouvait pas voir tout d’un coup l’aiguille et les nombres du cadran, et par-là connaître de loin, quelle heure il est, une vue si perçante ne lui serait pas dans le fond fort avantageuse, puis qu’en lui découvrant la configuration secrète des parties de cette machine, elle lui en ferait perdre l’usage1.


Illustration : Vincent Van Gogh, La Nuit étoilée, huile sur toile, 1889 (New York, Museum of Modern Art).

  1. John Locke, Essai sur l’entendement humain, livre II, chapitre 23.[]

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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