Malebranche sur l’argument téléologique
9 octobre 2023

Voici un extrait de l’œuvre principale de Malebranche, De la recherche de la vérité, où il affirme que l’ordre du monde montre qu’il y a une intelligence derrière. Il s’en prend particulièrement à Lucrèce (un philosophe athée romain) et aux épicuriens. C’est ce qu’on appelle en philosophie l’argument téléologique. Malebranche est un prêtre catholique et un philosophe du courant rationaliste qui a beaucoup suivi Descartes, il est très connu pour son occasionnalisme. L’occasionnalisme affirme qu’il n’y a que Dieu qui a un pouvoir de causer des effets, les créatures n’en n’ont pas, c’est donc Dieu qui fait constamment tout en elles.


Mais si l’on examine les raisons et la fin de toutes ces choses, on y trouvera tant d’ordre et de sagesse, qu’une attention un peu sérieuse sera capable de convaincre les personnes les plus attachées à Épicure, et à Lucrèce, qu’il y a une providence qui régit le monde1. Quand je vois une montre, j’ai raison de conclure, qu’il y a une intelligence, puisqu’il est impossible que le hasard ait pu produire et arranger toutes ces roues. Comment donc serait-il possible que le hasard, et la rencontre des atomes, fût capable d’arranger dans toutes les hommes, et dans tous les animaux tant de ressorts divers, avec la justesse et la proportion que je viens d’expliquer ; et que les hommes, et les animaux en engendrassent d’autres qui leur fussent tout à fait semblables. Ainsi il est ridicule de penser ou de dire comme Lucrèce, que le hasard a formé toutes les parties qui composent l’homme ; que les yeux n’ont point été faits pour voir, mais qu’on s’est avisé de voir, parce qu’on avait des yeux, et ainsi des autres parties du corps. Voici ses paroles :

Ne crois pas que la claire lumière des yeux ait été créée pour que nous puissions voir au loin ;
Ne crois pas que les jambes et les cuisses soient articulées aux pieds pour que nous avancions sur la route à grands pas ;
Ni que les bras, attachés aux épaules solides, et les mains, de chaque côté à notre disposition, nous aient été données pour que nous puissions faire ce qui est nécessaire à la vie.
Toutes les explications de ce genre vont contre le bon sens et s’opposent à la raison.
Car rien n’est né dans notre corps pour que nous puissions en faire usage ;
Mais c’est une fois né que l’organe crée l’usage.

Lucrèce, De la nature des choses, IV, vv. 825-835.

Ne faut-il pas avoir une étrange aversion d’une Providence pour s’aveugler ainsi volontairement de peur de la reconnaître, et pour tâcher de se rendre insensibles à des preuves aussi fortes et aussi convaincantes, que celles que la nature nous en fournit ? Il est vrai que, quand on affecte une fois de faire l’esprit fort, ou plutôt l’impie, ainsi que faisaient les épicuriens, on se trouve incontinent tout couvert de ténèbres, et on ne voit plus que de fausses lueurs : on nie hardiment les choses les plus claires, et on assure fièrement et magistralement les plus fausses et les plus obscures.

Le poète que je viens de citer, peut servir de preuve de cet aveuglement des esprits forts : car il prononce hardiment et contre toute apparence de vérité, sur les questions les plus difficiles et les plus obscures, et il semble qu’il n’aperçoive pas les idées même les plus claires, et les plus évidentes. Si je m’arrêtais à rapporter des passages de cet auteur pour justifier ce je dis, je ferais une digression trop longue et trop ennuyeuse.

(Nicolas de Malebranche, De l’imagination. De la recherche de la vérité, livre II.)


Illustration : Vincent Van Gogh, La Nuit étoilée, huile sur toile, 1889 (New York, Museum of Modern Art).

  1. Ce finalisme est celui de Pierre Gassendi (Syntagma philosophicum, IIa pars).[]

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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