Grégoire de Nysse est un des trois « pères cappadociens », le trio de théologiens qui a forgé les concepts techniques de la théologie trinitaire classique. Bien qu’il fût de tempérament contemplatif et solitaire, il fut beaucoup impliqué comme « expert théologique » de son époque et à ce titre entretenait beaucoup de correspondance.
Dans une des lettres écrite à « Eustachie, Ambroisie et Basilissa » 1, il fait une sorte d’enseignement privé résumant les bases de l’Évangile, la Trinité et l’incarnation. Au début de son traité, il commence par le devoir d’amour du prochain. Mais la particularité de cette citation, c’est qu’il définit l’amour du prochain d’une façon tout à fait inattendue. Au lieu de parler de l’édification du prochain, il parle plutôt du devoir de haïr le serpent. Lisons, puis je commenterai :
Le législateur de notre vie nous a prescrit une inimitié, je veux dire celle envers le serpent, en nous ordonnant de n’exercer notre faculté de haïr dans rien d’autre que la répulsion pour le mal : J’établirai une inimitié, dit-il, entre toi et celui-ci. Et parce que le mal est multiple et se présente sous divers aspects, la parole (biblique) le désigne au moyen du serpent, en indiquant l’extrême diversité du mal par la multiplicité de ses écailles. Mais nous, nous sommes devenus les alliés du serpent en faisant les volontés de l’adversaire, et nous avons tourné notre haine les uns contre les autres — et peut-être même n’est-ce pas contre nous, mais contre celui qui nous a donné le commandement. Il dit en effet : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemis, en nous ordonnant de tenir pour ennemi uniquement celui qui est hostile à notre nature, et en déclarant que quiconque partage notre communauté de nature est le prochain de chacun. Mais notre génération, dans sa dureté de cœur après nous avoir séparés du prochain, a fait en sorte de réchauffer le serpent et de se réjouir des mouchetures de ses écailles. Pour moi, je dis qu’il est légitime d’haïr les ennemis de Dieu et qu’une telle haine plaît au Maître, et je déclare ennemis ceux qui, de quelque manière que ce soit, nient la gloire du Maître.
Grégoire de Nysse, Lettres, éd. du Cerf, coll. Sources chrétiennes, p. 131.
Commentaire
Une des difficultés que nous traversons actuellement, et une de nos plus grandes faiblesses apologétiques est la notion d’amour. Nous ressentons cette difficulté sur les questions LGBT, mais peu de réponses très efficaces ont été apportées jusqu’ici à ce problème contemporain. Cela vient du fait que la définition d’amour que nous utilisons peut être résumée ainsi : L’amour, c’est être incliné à faire pour l’autre ce qui est bon pour son épanouissement personnel. Cette définition est universelle à notre époque, et n’est contestée par personne.
Cette définition pose les problèmes suivants pour les chrétiens (non modernistes/libéraux) :
- Elle est purement humaniste, sans référence à Dieu.
- Elle est amorale, sans référence à un ordre transcendant.
- Elle est subjective, sans référence à un point de repère objectif (comme une loi).
- Elle est contractuelle, et n’admet aucune norme extérieure.
Or, l’amour au sens chrétien du mot est :
- Théocentrique : c’est lui la définition et le définisseur de l’Amour.
- Moral : l’amour est un devoir devant Dieu, qui est transcendant.
- Objectif : il consiste en des comportements et des affections normées par la volonté de Dieu.
- Naturel : l’amour n’est pas une décision arbitraire, mais d’abord un état lié à notre nature. Nous aimons nos parents à cause de notre lien naturel à eux, pas parce que nous les avons choisis.
Mais avant de pouvoir contester cette décision, il faut déjà rencontrer une définition totalement différente de celle dont nous avons l’habitude. C’est ici que contribue Grégoire de Nysse.
La première surprise consiste en la nature négative de l’amour. Alors que nous le voyons comme quelque chose de positif, que l’on ajoute ou construit, Grégoire dit que l’amour du prochain consiste d’abord en une haine. La difficulté se résout cependant facilement en considérant que le mal n’est pas une réalité en soi, mais le défaut et la corruption d’une bonne chose2. Haïr le mal, c’est donc rejeter ce qui détruit et corrompt les autres. L’édification est toujours présente, même si elle est formulée de façon négative.
On remarquera aussi que cette définition est non seulement morale et théocentrique, mais carrément théologique, plus que nous en avons l’habitude. N’est-il pas remarquable que la définition de l’amour chez Grégoire de Nysse soit plus biblique, une reformulation de Genèse 3,15 le Protévangile? N’est-il pas ironique que les évangéliques contemporains aient une définition séculière et athée de l’amour?
L’universalité de l’amour n’est pas niée, comme on le voit lorsque Grégoire dit que Jésus « nous ordonne de tenir pour ennemi uniquement celui qui est hostile à notre nature ». En considérant que le seul ennemi de l’humanité est le serpent, nous refusons de diaboliser un groupe particulier, conformément aux goûts actuels. C’est pourquoi on peut dire que nous devons aimer notre ennemi : c’est parce qu’il n’est ennemi que superficiellement, et que nous avons un ennemi beaucoup plus grand dont nous devons nous garder.
Mais il y a une difficulté majeure de la définition de l’amour contemporain : il est impossible de refuser l’amour à quiconque, même le plus prédateur des hommes. Or, pour que la société garde son ordre et que les humbles ne soient pas dévorés par les brutes, il est nécessaire de tracer parfois une limite envers des personnes qui n’ont pas droit à la même bienveillance que les autres. Ce manque de la définition contemporaine est couvert par Grégoire de Nysse : « Pour moi, je dis qu’il est légitime d’haïr les ennemis de Dieu et qu’une telle haine plaît au Maître, et je déclare ennemis ceux qui, de quelque manière que ce soit, nient la gloire du Maître.. »
Nous devons donc aimer nos ennemis, mais haïr ceux de Dieu, un précepte qui a traversé toute la tradition chrétienne. Il ne faut pas surinterpréter le langage polémique : Grégoire s’adresse à des vierges consacrées, et non à des soldats ou des magistrats. La « haine » mentionnée ici est plus probablement une attitude intérieure plutôt que des actions violentes, comme en témoignent les appels à la pureté de la conduite de la fin de la lettre. Quant aux ennemis de Dieu, Grégoire cible les ennemis courants du christianisme à son époque : les juifs, les païens et les ariens. Il s’agit donc d’une opposition théologique et non d’un appel à la persécution politique.
Une fois cette nuance faite, je pense avec Grégoire qu’il est juste de dire que le véritable amour consiste aussi en la haine du mal et que si nous devons aimer les suiveurs du mal, il est juste aussi de s’opposer et d’affronter les leaders du mal. Contre la théorie faussement chrétienne qui exclut toute haine de l’amour, nous devons au contraire qu’il y a une haine légitime, la haine du serpent.
Giuliano di Piero di Simone Bugiardini, Adam et Ève, huile sur toile, 1495-1554 (New York, Metropolitan Museum of Art).
- Nicene and Post Nicene Fathers, série 2, volume 5. Grégoire de Nysse, pp. 1019-1024.[↩]
- Une définition classique du mal à laquelle Grégoire souscrit.[↩]
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