Une théologie de l’immigration — Bradford Littlejohn
4 juillet 2024

Cet article est une traduction de « Theology of Immigration », écrit par Bradford Littlejohn et publié par American Affairs. Nous sommes conscients que cet article a été écrit pour un contexte et un lectorat qui ne sont pas identiques sur tous les plans à ceux de l’Europe francophone. Nous estimons néanmoins que l’essence de cet article pourra se transposer à nos particularités nationales.


Prenant la parole dans un lycée en 2015, Angela Merkel cherchait à expliquer pourquoi l’Allemagne avait besoin de fermer ses frontières face au flux de réfugiés en provenance de la Syrie. Elle fut rappelé à l’ordre par Reem Sahwil, une jeune réfugiée menacée d’expulsion. Par ses pleurs, cette réfugiée a accompli ce qu’aucun lobby ou journal n’avait jamais réussi à faire : une volte-face dans la politique migratoire de l’Allemagne. Peu après, le pays accueillait 10 000 réfugiés par jour, alimentant ainsi un débat politique brûlant qui continue à agiter une grande partie de l’Europe. C’est ce même afflux de nouveaux arrivants qui a mené Trump à la victoire en 2016. Et les près de 300 000 migrants par mois qui essayent de franchir notre notre frontière sud pourraient l’y mener de nouveau en 2024. Il est aussi probable que le débat sur l’immigration continue à déchirer l’Église avec d’un côté les principales assemblées qui affichent des pancartes où il est écrit « L’amour n’a pas de frontières », et de l’autre des chrétiens évangéliques qui exigent un mur, la garde nationale, une sécession — n’importe quoi pour arrêter ces flux.

Dans son livre Dominion: How the Christian Revolution Remade the World, l’historien Tom Holland conclut son récit qui couvre une période de deux mille ans avec la rencontre entre Merkel et Reem Sahwil. Selon lui, rien n’illustre mieux que cela l’impact de la révolution qu’est le christianisme. Sans le christianisme, jamais on n’aurait pu imaginer que les nations occidentales soient prêtes à ouvrir leurs frontières aux populations entassées à leurs portes. À travers l’histoire humaine, presque personne à part les chrétiens n’ont ressenti les choses de cette façon : Les étrangers restent dehors, un point c’est tout. En tant que fille de pasteur, Merkel a fait sien le commandement de Jésus : Aime ton prochain comme toi-même. Dieu n’aime pas seulement le peuple allemand. Dieu aime tout le monde. D’après cette interprétation, le christianisme a toujours présenté une vision de l’hospitalité radicale ; la destruction des frontières ethniques se trouvait au cœur de l’Évangile de saint Paul.

Pourquoi donc tant de chrétiens évangéliques ont-ils l’intuition que quelque chose ne va pas dans le raisonnement de Merkel ? Est-ce qu’appeler au contrôle des frontières relève du simple réflexe xénophobe qu’on devrait réprimer, une manifestation du péché d’orgueil et de l’égoïsme qu’on devrait mortifier ? Ou bien la guerre mondialiste contre les frontières constitue-t-elle plutôt un effort idolâtre pour transcender notre finitude, pour être comme des dieux indépendants du temps ou de l’espace ?

À mon avis, la théologie morale chrétienne et traditionnelle affirme les points suivants : des frontières sûres, la souveraineté nationale et une immigration limitée. Bien évidemment, les lignes tracées sur une carte n’ont rien de sacré ; elles ne sont que des constructions humaines au service de biens humains. Mais il ne faut pas mépriser ces biens — les biens que sont le foyer et la patrie — car sans eux nous perdrions notre humanité. Ceux qui se situent du côté progressiste du débat emploient souvent le langage de « l’hospitalité ». L’ouverture envers les immigrants, nous dit-on, n’est rien d’autre que le devoir pour le chrétien de faire preuve d’hospitalité. Nous devons accueillir l’étranger dans notre foyer national et veiller à ce qu’il soit vêtu et nourri. L’épître aux Hébreux nous exhorte ainsi : N’oubliez pas l’hospitalité; car, en l’exerçant, quelques-uns ont logé des anges, sans le savoir. La notion d’hospitalité comporte de nombreux aspects que l’on peut saluer et l’analogie entre la maison et la vie politique existe presqu’aussi longtemps que la politique elle-même.

Mais l’appel à l’hospitalité implique t-il un appel à abolir ou à ouvrir nos frontières ? Pour pouvoir faire preuve d’hospitalité dans mon propre foyer, je dois avoir un foyer — c’est-à-dire une maison avec quatre murs et des portes qui s’ouvert, se ferment et (idéalement) qu’on peut fermer à clés. Pour inviter des gens dans ce foyer, je dois maintenir une distinction nette entre les résidents et les invités. Si chaque toxicomane peut s’installer sur mon canapé, bien que je sois impliqué dans un ministère honorable, je ne suis pas en train d’entretenir une maison. En fait, si j’ai des enfants (il est aussi frappant de voir que ce n’est pas le cas pour tant de partisans progressistes de l’ouverture des frontières, dont Merkel), je saurais que d’instinct, je dois faire passer leurs besoins avant l’exercice de l’hospitalité. Certains étrangers seront trop dangereux pour que je les laisse rentrer dans ma maison. D’autres présenteront assez peu de risques, mais ils devront entrer en compétition pour bénéficier des ressources temporelles et financières limitées que je dois réserver à ma femme et à mes enfants avant qui que ce soit d’autre. Bien sûr, une demeure totalement fermée aux voisins et aux étrangers serait tout aussi grotesque. Elle aura beau être une belle maison, beaucoup seraient hésiteraient à l’appeler un foyer.

Il s’ensuit que l’hospitalité est une fonction essentielle d’un foyer. Et pourtant, une hospitalité sans limites détruirait rapidement la plupart des foyers. La leçon est suffisamment claire : de la même façon, une nation doit s’ouvrir aux étrangers mais elle aura bientôt peu à offrir, que ce soit aux résidents ou aux visiteurs si elle n’établit des limites appropriées. Une nation sans frontières ne vaut pas mieux qu’une maison sans murs. Par conséquent, le bon sens nous montre que comme tout bien qu’on trouve chez les créatures, l’hospitalité (que ce soit au sein d’un foyer ou d’une nation) n’est possible que si l’on en reconnaît les limites.

Les Écritures viennent fortifier cette intuition. Israël est appelée à être un peuple mis à part et séparé des autres nations, mais pour autant un peuple pour les nations qui offre l’hospitalité à « l’étranger ». Dieu rappelle constamment aux Israélites ces paroles : Tu ne maltraiteras point l’étranger, et tu ne l’opprimeras point ; car vous avez été étrangers dans le pays d’Égypte. (Exode 22,21)

On peut établir un parallèle entre d’une part cette vision de l’hospitalité rendue possible pour un peuple uni et doté de frontières et d’autre part le rapport des familles israélites au pays. Chaque pays et chaque tribu a sa propre portion et son propre héritage à protéger au fil des générations. Pourtant, cette possession va dans l’intérêt d’un plus grand bien. Le surplus de chaque champ des Israélites était destiné au pauvre et à l’étranger (Lévitique 19,10), tout comme le surplus du peuple dans son ensemble (Deutéronome 26,12). Il n’y a pas de charité et d’hospitalité sans bornes. Bien que la naturalisation soit possible (celle de Ruth par exemple), habituellement, l’étranger reste un étranger et ne reçoit pas une portion de territoire. Durant son temps de séjour, l’étranger est tenu de respecter les lois d’Israël, qu’elles soient pénales (Lévitique 24,22) et cérémonielles (Nombres 15,15).

L’Israël biblique n’est pas identique aux États-nations modernes. Ses frontières nationales étaient définies avant tout par la circoncision et non pas par des points de contrôle frontaliers. La justice était rendue par des anciens à la porte de la ville et non pas par des tribunaux centralisés et des bureaucraties. Mais la façon dont la Bible rapporte les normes d’Israël pour gérer les étrangers nous dit que l’appel à l’hospitalité n’abolit pas les limites de propriété et les les distinctions territoriales.

Qu’en est-il du Nouveau Testament ? Celui-ci donne peu d’instructions aux États sur la façon dont ils doivent se conduire, ce qui est compréhensible puisque son contenu a été écrit par et pour des communautés petites et impuissantes. Cela dit, l’analogie entre régime politique et ménage nous permet d’écouter ce que le Nouveau Testament enseigne à propos de la propriété privée et d’en tirer des conclusions sur l’art de bien gouverner.

C’est une chose bien connue que l’interprétation des affirmations du Nouveau Testament en rapport avec la propriété est controversée. Les socialistes chrétiens ont mis en avant l’instruction du Christ au jeune homme riche et le partage des biens dans l’Église dans Actes 4 comme des indices qui montrent que les croyants sont appelés à vivre sans propriété privée, à donner selon leurs capacités et à se servir selon leurs besoins. Pourtant, une grande partie du reste du Nouveau Testament tient pour acquise l’existence d’inégalités persistances en termes de propriété (par exemple, Actes 5,4; 1 Corinthiens 9,1–12; 1 Timothée 5,8). Il est permis de posséder des richesses du moment qu’on l’ordonne aux biens que sont l’hospitalité et la charité.

Tout comme de nombreuses questions d’éthique sociale, nous ne pouvons pas régler celle de la propriété privée dans la Bible uniquement par l’exégèse. Nous devons la formuler en faisant référence à des catégories théologiques fondamentales. La propriété privée est-elle un mal nécessaire, une réponse au dérèglement des affections humaines après la Chute que la communauté des rachetés est appelée à vaincre. Ou est-elle un bien qui nous vient de Dieu, une caractéristique naturelle de l’humanité lors de la création ?

En répondant à la question concernant la propriété, nous devrons répondre à la question des frontières nationales. En effet, les docteurs de l’Église et des théologiens du Moyen Âge tardif, qui ont eu un vif débat sur la question, ont estimé que la propriété privée et l’autorité politique nous ramènent à la même question théologique : Dans un monde remplis d’êtres faits à l’image de Dieu, tous fils d’Adam et filles d’Ève, de quel droit certains hommes pourraient revendiquer le droit d’imposer des limites, d’exclure et de diriger d’autres êtres humains ? De quel droit disons le propriétaire d’une maison pourrait dire : « Ceci est ma propriété ; si vous voulez l’utiliser, vous le pourrez seulement sous mes conditions ? » Et de quel droit un roi pourrait dire : « Ceci est mon territoire ; si vous voulez y vivre ou le traverser, vous le pourrez seulement en respectant mes lois ? » Il y a un seul et même mot pour désigner ces deux types d’autorité : dominium, seigneurie.

La plupart des Pères de l’Église avaient une vision plus pessimiste du dominium. Dans un monde sans péché, il n’y aurait de place ni pour la propriété privée ni pour l’autorité politique. Dans le jardin d’Éden, toutes les bonnes choses de la Création étaient à la disposition de tous. Aucun homme n’était contaminé par la cupidité et partageait librement ses biens avec quiconque en avait besoin. Il n’y avait aucune distinction entre le meum et le tuum. Dans l’innocence édénique, personne n’aurait rien demandé à moins d’en avoir vraiment besoin. Nul n’aurait refusé quoi ce soit devant de tels besoins. Par conséquent, les gouvernements n’auraient pas eu à répartir des biens ou à arbitrer des différents.

La Chute a détruit cette harmonie primordiale des affections et dressé les hommes les uns contre les autres. Elle a aussi fait rentrer la pénurie dans l’équation. L’homme doit travailler dur. Le sol maudit donne trop peu de fruits pour nos besoins toujours de plus en plus grands. Enclins aux querelles et au vols, les hommes déchus furent ainsi amenés à revendiquer de façon exclusive leurs petites parcelles de terre et à se soumettre à la domination d’hommes forts capables de faire valoir et d’arbitrer ces revendications. C’est par cette nécessité causée par le péché que la propriété privée et le gouvernement public vinrent main dans la main dans le monde. Les individus exercèrent un dominium exclusif sur des parcelles du monde pour assurer la survie de leur foyer, tandis que des dirigeants les représentant exercèrent un dominium exclusif sur des parcelles du monde bien plus vastes pour assurer la survie de leurs nations et des nombreux foyers en leur sein.

Cependant, avec le temps, une vision plus optimiste vit le jour. Cette perspective résumée par Thomas d’Aquin, soutenait que la propriété privée et l’autorité politique étaient toutes deux des biens naturels, des développements sains du potentiel en l’homme dès la création qui auraient pu prendre forme même dans un monde sans péché (même s’ils sont, bien sûr, désormais contaminés et transformés par la Chute). L’argument de Thomas d’Aquin en faveur de la propriété privée (voir la Somme Théologique IIa-IIae, q. 66) s’inscrit dans ces lignes directrices.

Tout d’abord, il a affirmé avec la tradition chrétienne qui remonte à longtemps que la naturelle loi prescrivait la propriété commune mais également soutenu qu’elle ne proscrivait pas la propriété privée. La propriété privée, quoiqu’elle ne fût pas naturelle, n’était donc pas pour autant contre nature. Elle était plutôt un développement et une extension légitime et (peut-être) nécessaire de la loi naturelle. Au cours de ce développement, l’institution de la propriété privée était toujours régie par le droit antérieur de l’usage commun. C’est ainsi qu’en parlant de la propriété, Thomas d’Aquin introduit une distinction entre « user » des biens extérieurs et « le pouvoir de les gérer et d’en disposer » (potestas procurandi et dispensandi). L’usage des biens extérieurs est donné en commun à tous. Et pourtant, en général, la meilleure façon efficace d’atteindre l’objectif qu’est l’usage commun, c’est d’accorder aux individus le droit ou peut-être mieux, la responsabilité d’administrer une certaine portion des biens de ce monde pour leur propre usage et celui des autres. La propriété privée sert ainsi les plus grandes causes de la prospérité globale et du bien-être de tous.

Thomas d’Aquin donne trois raisons pour justifier le bien-fondé de la propriété privée : (1) notre tendance à la paresse et à laisser le soin aux autres de pourvoir à l’œuvre commune, (2) la confusion qui a lieu quand tout le monde s’occupe indistinctement de tout, et (3) les litiges qui peuvent naître quand chacun tente de réclamer sa juste part aux fruits de la propriété commune. Bien que le premier et le troisième de ces problèmes ne se présentent que dans un monde rempli de péché, le deuxième est simplement une conséquence de notre finitude.

Le même raisonnement sous-tend l’argument de Thomas d’Aquin en faveur du rôle des autorités civiles. Si beaucoup d’individus qui vivent en communauté doivent poursuivre ensemble un ensemble fini de biens, il faudra quelqu’un pour coordonner leurs activités. Même dans un monde sans péché, il y aurait eu besoin de telles autorités. Si l’on rajoute le péché à l’équation, la confusion se transforme facilement en un conflit ouvert, ce qui rend la division de la propriété privée et l’institution des autorités civiles « nécessaire(s) à la vie humaine », selon saint Thomas.

Même dans un monde marqué par le péché, la propriété continue à servir l’objectif de l’usage commun et l’autorité politique, l’objectif du bien commun. Qu’est-ce que cela signifie ? Si l’usage commun est le but ultime de la propriété privée, cela signifie-t-il que je dois mettre mon canapé à la disposition de tous les passants ou transformer la cuisine de ma famille en une soupe populaire ? Non, pas en temps normal. Dans des situations extraordinaires, lorsque « la nécessité est tellement urgente et évidente », comme le dit Thomas d’Aquin, l’impératif de l’usage commun l’emporte sur le droit à la propriété privée. Les gouvernements peuvent exercer leurs pouvoirs d’expropriation pour garantir le bien public. Lorsque sa vie est en jeu, un individu peut à juste titre s’approprier le bien d’autrui. Jean Valjean n’a pas eu tort de voler cette miche de pain fatidique. Mais ce ne sont que des exceptions qui confirment la règle suivante : « Il y a beaucoup de miséreux et une fortune privée ne peut venir au secours de tous, c’est à l’initiative de chacun qu’est laissé le soin de disposer de ses biens de manière à venir au secours des pauvres. »

L’« usage commun » de la propriété ne se limite pas à la charité. Les échanges marchands permettent à la propriété privée de servir l’usage commun, en dirigeant les fruits de la terre vers ceux qui sont les plus aptes à les utiliser ou à les consommer. Comme l’explique le réformateur protestant Philippe Melanchthon dans ses Loci Communes de 1521 :

Étant donné que c’est l’état des affaires humaines qu’il y ait au moins d’un certain partage des biens, car par nature, les choses doivent être en commun, il a été décidé que leur utilisation serait partagée, par exemple par des contrats, des achats, des ventes, des baux, des loyers, etc. Il ne faut pas chercher d’autre modèle d’État bien organisé que celui où l’on peut observer la règle selon laquelle des amis doivent se partager leurs biens. C’est ainsi qu’ont été imaginés des contrats par lesquels les biens de chacun sont partagés par le plus grand nombre, afin qu’il y ait au moins un certain partage des choses.

Ainsi, bien qu’une multitude de propriétaires administrent en privé leurs propres parcelles de terre, les fruits de chacun se retrouvent dans les mains de tous. Ce n’est à la charité de prendre le relais que lorsque les marchés ne parviennent pas à livrer les marchandises ou que les individus sont exclus des marchés sans que ce soit leur faute. Et ce n’est que dans les cas les plus graves que les individus ont le droit de s’appliquer la charité à eux-mêmes, pour ainsi dire, en puisant dans le surplus des autres.

Comment tout cela éclaire-t-il la question qui porte sur les frontières nationales et l’immigration ?

L’autorité politique tout comme la propriété privée vient d’abord comme une réponse à la finitude et à la pluralité de l’humanité pour résoudre ses problèmes de coordination, puis dans un second temps comme une réponse au péché de l’homme. Elle résout les problèmes liés à l’égoïsme et au conflit lié aux ressources de la Terre. Tout comme la propriété, l’autorité politique nécessite qu’on établisse des limites physiques ou des frontières — au moins pour les sociétés non-nomades. Les frontières définissent un dehors et un dedans, les citoyens et les étrangers, une communauté et ceux qui n’y appartiennent pas. Tout comme le propriétaire d’une ferme pourrait avoir besoin d’empêcher des intrusions pour éviter que ses récoltes ne soient piétinées, le souverain pourrait avoir besoin de faire respecter les frontières pour protéger le corps politique. Le droit d’exclure les immigrés est inhérent au droit d’exercer l’autorité politique.

Le besoin de faire respecter ses frontières ne donne pas le droit de mépriser ceux qui ne sont pas citoyens. Les nations, tout comme la propriété privée, existent dans l’intérêt de tous, et non pas seulement dans celui de leurs propres habitants. Chaque nation est appelée à servir non seulement son propre bien commun mais le bien commun de toute l’humanité. Cela se fait habituellement par le commerce, en produisant des richesses dans son propre territoire tout comme le fermier qui produit des fruits sur sa propre terre et qui met son excédent produit à disposition à l’extérieur par le commerce international. S’il se trouve que les marchés internationaux ne fonctionnent pas bien, le commerce pourrait ne pas suffire, et des pays plus riches, tout comme des personnes aisées, peuvent être amenées à aider leurs prochains, soit en leur envoyant de l’aide ou en les accueillant en tant que migrants. Tout comme avec la charité privée, ces mesures visent à aider son prochain à être autonome. Faire de sa maison un refuge pour les sans-abris ou d’une nation un camp de réfugiés ne permet pas efficacement d’accomplir ce but. Les individus peuvent disposer de la propriété privée des autres — ou disposer de l’hospitalité d’une nation en tant que sans-papier uniquement en cas d’extrême nécessité.

Pourquoi est-ce dur d’exprimer en bonne compagnie la conclusion selon laquelle nous pouvons (et peut-être devons par prudence) limiter l’immigration ? Pourquoi dans tant d’Églises, les gens sont-ils consternés lorsqu’on leur présente des arguments en faveur du respect des frontières ? Les conservateurs sont en partie responsables de cette juste colère. Il est facile pour les hommes déchus de tomber dans une espèce de nativisme impie et sans amour. Tout comme nous sommes souvent sujets à la cupidité lorsque nous protégeons avec zèle notre propriété, nous sommes susceptibles de fermer la porte à tout réfugié qui viendrait se présenter à notre porte nationale, en gardant nos salaires élevés et nos rues immaculées. Voici, les opprimés sont dans les larmes, dit l’Ecclésiaste. Angela Merkel n’a pas eu tort d’être émue de compassion à la vue des larmes de Reem Sahwil. Nous devrions nous repentir de la dureté de notre cœur si nous ne sommes pas émus de la même manière. La compassion n’est cependant par la seule vertu. En réalité, elle nous rend souvent aveugles à la lourde tâche du jugement de prudence, à laquelle nous sommes constamment appelés.

En fin de compte, lorsque les progressistes réclament l’ouverture des frontières, ils s’inscrivent dans le refus qu’ont les progressistes d’exercer tout jugement. Le jugement requiert la vertu oubliée de la discrimination, qui consiste à « distinguer des choses de nature différente et à discerner en quoi elles diffèrent par des concepts de l’esprit », comme nous le rappelle Richard Hooker. Notre culture d’aujourd’hui refuse de faire la distinction entre une union maritale et un rapport sexuel occasionnel, entre un homme et une femme. Désormais, on juge le fait de mettre en avant les limites entre les sports pour filles et les sports pour garçons comme une forme d’intolérance. Pourquoi ? Parce qu’on perçoit chaque frontière, chaque limite qu’elle qu’elle soit comme une insupportable entrave à l’exercice de notre liberté transcendante et semblable à celle de Dieu revendiquée par l’homme moderne. Pour les mentalités d’aujourd’hui, le maintien des frontières nationales est un recul en arrière insupportable. Il nous rappelle d’une façon indécente que restons des êtres finis — limités — dans un monde fini.

Il est facile d’imaginer ce qu’on pourrait nous répondre : Il se peut que les frontières entre les hommes et les femmes soient naturelles, mais qui peut nier le fait que la frontière sud des États-Unis soit une ligne purement artificielle dans le désert, une barrière arbitraire entre les nantis et les démunis ? L’analogie de la propriété permet à nouveau de clarifier les choses. La ligne entre mes terres et celles de mon voisin est arbitraire — c’est le produit d’un choix humain ou peut-être des hasards de l’histoire. Dieu ne l’a pas placée là lorsqu’il a créé le ciel et la terre. À un moment donné, mes ancêtres et ceux de quelqu’un d’autre ont fixé la ligne de démarcation à cet endroit et pas autre part avec l’aide ou même l’initiative des autorités locales. Cependant, alors que toute division particulière de la propriété est arbitraire, la propriété en elle-même est naturelle. Il en va de même pour la division de la terre en différentes nations et juridictions politiques : Les frontières elles-mêmes ont beau arbitraires, nous ne pouvons guère vivre sans elles.

Dans un monde déchu, toute frontière renverra à une histoire mouvementée. Elles n’ont pas été tracées par des anges. Mais étant des créatures finies, nous devons vivre en accord avec elles. Ceux qui s’inquiètent du lendemain, Christ les avertit : À chaque jour suffit sa peine. La même chose vaut pour tous ceux qui s’inquiètent à propos du passé. Notre devoir en tant que chrétiens est d’utiliser les biens et la communauté que Dieu nous a donnés pour prendre soin de notre mieux d’abord des nôtres puis de nos voisins et des nécessiteux de chaque société.

Seule la prudence peut déterminer le niveau approprié d’hospitalité. À quelle fréquence le professeur doit-il inviter des étudiants à dîner ? Une famille doit-elle accueillir un enfant en famille d’accueil, voire l’adopter ? Je ne peux pas répondre à de telles questions dans l’abstrait, pas même pour ma propre famille. La réponse donnée aujourd’hui pourrait être différente dans cinq ans. Chaque nation doit de la même façon décider combien de visiteurs ou d’immigrés ils sont prêts à accepter, en prenant en considération ses propres besoins en terme de sécurité, de prospérité et de cohésion culturelle. Même le plus grand philanthrope doit tenir compte de ses limites. Il peut s’avérer nécessaire de limiter strictement le nombre de nouveaux arrivants pour offrir le meilleur foyer possible à long terme aussi bien pour les natifs que pour les immigrés.

Dans l’Amérique de 2024, il est difficile de nier qu’il serait prudent de mieux sécuriser les frontières. Les migrants qui ne connaissent ni nos lois ni notre langue affluent à un rythme sans précédent dans toute l’histoire. Et pourtant, dans le même temps, le rappel que nous devons d’abord nous occuper de nos propres enfants va dans les deux sens, car beaucoup d’Américains n’ont plus d’enfants. Le jour viendra peut-être où des responsables politiques prudents décideront qu’il faudra accueillir en grand nombre nos voisins du sud pour combler les lacunes laissées par les Nord-Américains sans enfants et égocentriques. Mais attendons avant de renoncer à la possibilité même de nous reproduire.

Il est facile de mal interpréter l’appel à accepter notre finitude et à travailler dans les limites que nous imposent la prudence et le comprendre à la place comme un appel à se résigner sur le plan moral, à jeter l’éponge devant trop de maux. Mais ce n’est pas le cas. Nous sommes plutôt appelés à ouvrir nos mains aux dons et aux fardeaux que la Providence nous a confiés. Dans un monde sans Dieu, nous avons tendance à penser que tous les biens et tous les maux sous le soleil sont le fruit de nos propres décisions. Mais porter un tel fardeau moral impossible, ce n’est pas de l’humilité mais de l’orgueil. Ce ne sont pas seulement des hommes par leurs traités qui ont placé la ligne sinueuse dans le désert qui marque notre frontière sud mais c’est aussi Dieu, l’ordonnateur de toutes les affaires humaines. Elle dessine les contours de la tâche particulière à laquelle Dieu nous a appelés en tant que nation distincte : la tâche de bien gouverner. Le débat va se poursuivre chez les chrétiens américains et c’est bien normal. Mais il ne sera fructueux que si on le mène en accueillant avec reconnaissance la patrie dont Dieu nous a donné l’intendance.

Illustration : John James Chalon, Vue du marché et de la fontaine des innocents, huile sur toile, 1826.


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