L’être humain devient-il une personne à la naissance ? — Christopher Kaczor
23 juillet 2024

Dans l’urgence de la situation actuelle, alors que l’avortement (qui n’est rien de moins que le fait de tuer intentionnellement un fœtus, en gros un bébé) vient d’être inscrit dans la Constitution et qu’il y a un vide intersidéral chez les chrétiens sur le sujet, je vous propose régulièrement un résumé d’un chapitre du meilleur livre avec des arguments philosophiques contre l’avortement : The Ethics of Abortion: Women’s Rights, Human Life, and the Question of Justice de Christopher Kaczor. Voici le résumé du chapitre 2 : L’être humain devient-il une personne à la naissance ?


Dans ce chapitre, Kaczor va répondre aux pro-choix qui défendent l’avortement mais qui rejettent l’infanticide. La question s’articule autour de la question de la personnalité du fœtus : en dispose-t-il (et a-t-il donc droit à la vie) ou l’acquiert-il à partir de la naissance ? Pour être plus clair : Pourquoi tuer le fœtus encore dans le ventre maternel mais pas le bébé qui est déjà né ?

I. Divers critères pour discriminer le fœtus du bébé déjà né

Par exemple, Mary Anne Warren et W. Tristam Engelhardt donnent des raisons pratiques et annexes pour à la fois rejeter l’infanticide (il faut laisser vivre les enfants déjà nés) et justifier l’avortement (on peut tuer les fœtus avant la naissance), et ce même si le fœtus n’est pas une personne.

Par exemple, il faut rejeter l’infanticide parce qu’il prive d’enfants plein de personnes ou de couples qui n’arrivent pas à en avoir mais qui souhaiteraient pourtant en avoir, notamment par adoption. Il faut aussi le rejeter car le bébé montre déjà des signes d’interaction sociale avec son entourage et a une vie mentale, parce que le tuer le priverait d’un avenir potentiellement heureux, parce que tuer un fœtus, c’est faire ce que beaucoup dans la société actuelle ne voudraient pas (argument relativiste en fonction des valeurs culturelles d’une époque donnée) et car il faut protéger ce qui ressemble et agit comme un être humain.

Il faut alors accepter l’avortement car cela permet d’assurer la liberté de la femme d’être mère ou non, d’empêcher la naissance d’enfants avec des malformations génétiques, de contrôler la démographie et à l’inverse de l’enfant déjà né, le fœtus ne montre pas de signes d’interaction sociale et n’a pas la vie mentale du bébé (comme nous l’attestent les différences comportementales et psycho-neurologiques entre les deux).

Le problème, c’est que d’un côté, ces raisons données pour rejeter l’infanticide, devraient, si l’on est logique, également nous pousser à rejeter l’avortement. En effet, l’avortement prive également des parents potentiels des enfants qu’ils voudraient et pourraient adopter, le fœtus montre également déjà des signes d’interaction, de réponse à un stimulus par des mouvements ; tuer le fœtus, c’est priver tout autant un enfant qu’on tue d’un avenir potentiellement heureux, tuer le fœtus c’est faire pareillement ce que beaucoup de gens dans la société actuelle ne voudraient pas, et enfin, l’avortement est tout autant que l’infanticide (avec un enfant) le meurtre de quelque chose (le fœtus) qui ressemble et agit déjà comme un être humain. En effet, même pour des pro-choix, par exemple Judith Jarvis Thomson, la célèbre philosophe à l’origine du fameux argument du violoniste pour l’avortement, reconnaît que le fœtusest déjà une personne humaine. Enfin, en ce qui concerne l’absence de vie mentale chez le fœtus contrairement au bébé déjà né, le bébé que Warren prend pour sa comparaison est beaucoup plus âgé qu’un bébé qui vient de naître et qui n’a plus de vie mentale que le fœtus encore dans le ventre. Donc sa distinction « mentale » ne tient pas.

De l’autre côté, les raisons qu’ils donnent pour justifier l’avortement ont pour implication logique de justifier également l’infanticide. L’infanticide permet aussi d’assurer la liberté de la femme d’être mère ou non. En fait, il est même encore plus adéquat car cela permet à la mère de faire un choix véritablement éclairé après avoir vécu les contraintes d’avoir un enfant. Il permet aussi d’empêcher la naissance d’enfants avec des malformations génétiques : il est également plus efficace que l’avortement, car certaines malformations ne se manifestent qu’après la naissance et l’avortement ne peut donc empêcher la naissance de ceux qui ont ce type de malformations. Il permet aussi de contrôler la démographie : il complète bien l’avortement car dans le ventre maternel, il y a déjà naturellement des fausses couches.

II. Le critère de la localisation du fœtus

Warren défend que c’est l’endroit où se trouve le fœtus qui détermine s’il a droit ou non à la vie : une fois qu’il est né, il y a droit car c’est là qu’il acquiert le statut de personne (ou au moins les droits qui y sont associés comme celui de vivre). D’après Richard Doerflinger, cela pose d’autres questions. Quand faut-il considérer que le fœtus est né ? Quand tout son corps est sorti ? Quand seulement sa tête est sortie ?

Lawrence W. Trade, lui-même pro-choix, soutient dans un document pour réfuter un argument pro-vie fallacieux que la localisation d’un fœtus ne peut aucunement être ce qui lui confère le statut de personne : il n’y a aucune différence significative entre un fœtus quasiment sur le point de naître et un bébé qui vient de sortir du ventre maternel.

Cela crée même des situations absurdes, à ce qu’on appelle « le problème épisodique ». Premièrement, un fœtus dans le ventre n’est pas une personne, si on l’en fait sortir pour une opération chirurgicale, il devient une personne, mais si on le fait rentrer, ce n’est plus une personne. Deuxièmement, si on prend des adultes, un adulte qui réalise une opération sur un patient qui nécessite qu’il « entre » dans son corps et un couple en train d’avoir un rapport sexuel ne sont pas des personnes, mais qu’elles redeviennent des personnes à la fin de leur activités respectives.

III. Le critère de l’exercice de la capacité d’être conscient de soi

Bermudez tente de donner une différence majeure pour faire de la naissance un critère déterminant : alors que le fœtus a la capacité d’être conscient de soi mais ne l’exerce pas, le bébé né peut l’exercer car il voit d’autres êtres humains avec ses yeux et les imite (ce qui implique la conscience de soi).

Mais comme il le reconnaît, à supposer que cette différence qu’il propose soit vraie, elle ne suffit pas et crée plusieurs problèmes qui mènent aussi à des situations absurdes.

Premièrement, un fœtus de disons neuf mois encore dans le ventre maternel n’est pas une personne car il ne voit personne alors qu’un bébé prématuré, donc sorti plus tôt que le fœtus est une personne car il voit des gens, ce qui est absurde.

Deuxièmement, deux jumeaux dans le ventre maternel sont des personnes car ils voient d’autres gens, chacun l’autre jumeau. Ceci rend le statut de personne dépendant du fait qu’on ait une grossesse unique (singleton) ou multiple, ce qui est absurde.

Troisièmement et enfin, ce critère n’est pas décisif, on pourrait très bien en abuser en rendant aveugle à vie un fœtus une fois né, ou l’isoler de tout contact humain post partum, pour qu’on ait le droit de le tuer quand on veut, ce qui est tout aussi absurde.

Enfin, on peut remettre directement cette différence en cause. Premièrement, on a de très fortes raisons de douter qu’un bébé soit conscient de soi avant environ un ou deux ans car avant cet âge-là, tout bébé est incapable de se reconnaître devant un miroir. Deuxièmement, on peut remettre en cause la prémisse qui affirme qu’il faut exercer sa capacité d’être conscient de soi afin de pouvoir revendiquer le statut de personne.

IV. Le critère du lien profond entre le fœtus et sa mère

Enfin, Kaczor répond au critère de différentiation morale entre infanticide et avortement faite par Lindsey Porter. Selon Porter, le fœtus a un lien profond et intime avec sa mère qu’il perd à la naissance : c’est pour cela que la mère devrait avoir le droit de faire le choix de continuer à la porter dans son ventre et de lui donner naissance ou non. Dans cet argument, Porter présuppose que le droit d’une personne actuelle (qui l’est déjà vraiment), ici de la mère, prime celui d’une personne potentielle (qui ne l’est pas encore mais qui le sera si on la laisse grandir), ici du fœtus.

En réponse, on pourrait premièrement se demander en quoi ce lien intime avec le fœtus donne le droit à la mère de le tuer.

Deuxièmement, cela mène à une conclusion absurde. Notons d’une part qu’il est supposé implicitement qu’à cause de ce lien intime, le fœtus « gêne » la mère qui a donc le droit de mettre fin à cette « gêne ». Mais une fois né, le bébé gêne désormais encore plus monde. Il continue de gêner en premier lieu sa mère qui doit l’allaiter , mais désormais aussi le père qui devra partager les nuits de sommeil perturbées, ils devront aussi dépenser de l’argent et beaucoup de temps, etc. ; même d’autres personnes encore seront gênées par ses pleurs (les frères et sœurs, les voisins de palier, etc.). Si le droit d’une seule et unique personne actuelle (y compris son droit à la vie) prime celui d’une seule et unique personne potentielle, pourquoi le droit de plusieurs personnes actuelles ne primerait pas non plus celui de la potentielle ? On devrait donc en toute logique pouvoir tuer le bébé même après sa naissance selon ce raisonnement.

V. Une critique de la définition de personne de Warren

Kaczor revient sur la définition d’une personne selon Warren : un être doté d’une conscience (implicitement d’événements internes et externes) et pouvant souffrir, capable de résoudre des problèmes, pouvant agir pour ses propres motivations (indépendamment de facteurs génétiques et externes) et autres choses du même genre. Pour elle, tous ces facteurs sont cruciaux pour être une personne, si on en manque d’en ne serait-ce qu’un seul, on n’est plus un personne.

Le problème de ces critères, c’est qu’ils excluent du groupe de personnes (et donc du droit à la vie) un grand nombre de gens que l’on considère pourtant bien comme des personnes : les personnes âgées, les adultes dans le coma ou dans un état végétatif, les personnes atteintes d’Aizheimer, les gens quand ils dorment. Par exemple, un enfant ne sait résoudre un problème qu’à partir d’environ deux ans, donc ce critère exclut tout enfant jusqu’à ses deux ans. De même pour la caractéristique d’être conscient. En qui concerne le pouvoir d’agir de son propre chef, on l’observe déjà chez le fœtus qui est capable de répondre aux stimuli en suçant son pouce, en bougeant dans le ventre de la mère quand il entend des voix.

À cela, Warren répondra qu’on peut quand même considérer ces différents types d’être humains comme des personnes (handicapés mentaux, gens très âgés, gens dans le coma, etc.) en faisant preuve d’empathie. Mais on peut alors se demander, pourquoi ne pas faire de même avec les fœtus, les considérer comme des personnes par empathie ?

VI. La ligne radicale de la naissance chez Achas K. Burin

Burin essaye de défendre l’avortement sans l’infanticide établissant des différences cruciales entre le fœtus et le bébé né : des changements physiques (différences dans la régulation de la température, de métabolisme, de sommeil, de la quantité de sang envoyée par le coeur), des changements neurologiques et comportementaux (la capacité à réagir aux stimulis ou input de l’environnement extérieur avec des réactions de son cerveau), les interactions sociales et enfin le contact avec le monde extérieur, le fait d’avoir des sensations.

En ce qui concerne les changements physiques, on peut premièrement se demander en quoi ils permettent d’établir un critère discriminant au niveau moral pour dire que le bébé est une personne mais pas le fœtus. Deuxièmement, ils mènent chacun à des absurdités. Si l’on prend les changements importants en général, on en observe également chez les autres animaux quand ils naissent, par exemple chez les rats. Mais doit-on en déduire pour autant que le rat est une personne et qu’il a donc droit à la vie ? Non, ce serait absurde, donc le critère des changements physiques après la naissance est absurde. Si l’on prend le sommeil en particulier, on en vient à exclure les hommes et femmes âgées qui dorment beaucoup et les gens qui dorment beaucoup car ils connaissent aussi des changements au niveau de leur sommeil. Ce qui est aussi absurde, le critère est à nouveau faux pour cette raison.

En ce qui concerne les changements neurologiques et comportementaux, il n’y a en réalité pas de différences énormes entre avant et après la naissance. En effet, on observe déjà chez le fœtus qu’il réagit aux stimulis, par exemple à des touchers ou et à des voix, par des mouvements accompagnés par une activité cérébrale.

En ce qui concerne les interactions sociales, on peut répondre ceci. D’un côté, si on accepte les interactions sociales du nouveau né comme étant satisfaisantes, comme le fœtus en a déjà du même genre dans le ventre maternel (réponse à une voix particulière, au toucher), alors le fœtus aussi en a des satisfaisantes. En somme, le fœtus est donc selon ce critère tout autant une personne que le nourrisson. D’un autre côté, si on on affirme que ce type d’interactions sociales du fœtus est insuffisant pour revendiquer le statut de personne, comme il n’y a pas de différence importante entre le fœtus juste avant sa naissance et un nourrisson qui vient de naître, il s’ensuit qu’on retire également au nourrisson tout autant qu’au fœtus le statut de personne.

En ce qui concerne le contact avec le monde extérieur, avoir des expériences sensibles, la sentience, on peut présenter diverses objections. En réalité, en toute rigueur, le fœtus a déjà des expériences sensibles : il sent le toucher, il entend les voix, il réagit à la lumière. Ce critère exclut les nouveau-nés aveugles ou sans perception et deuxièmement, cela impliquerait que des animaux (rats, serpents, éléphants) aient un droit à la vie, voire plus que certains êtres humains bien au-delà du stade du fœtus qui en seraient dépourvus comme des gens atteints de maladies spéciales, des gens très âgés, les aveugles etc. Troisièmement, Burin semble supposer dans son raisonnement que la propriété du droit à la vie est une variable continue (ou scalaire), qu’on peut avoir de plus en plus ou de moins en moins, alors qu’en réalité, il est plus raisonnable de la voir comme une variable discrète prenant seulement deux valeurs possibles : droit à la vie ou pas de droit à la vie. Quatrièmement, la condition d’être doté de sentience implique celle d’être doté d’une conscience, ce qui exclut à nouveau nombre de gens auxquels on reconnaît pourtant habituellement et consensuellement le statut de personnes.

Enfin, Burin affirme que les fœtus ne sont pas des personnes « complètes » de par leur lien intime et dépendant à leur mère. Si par cela, il veut dire « des êtres humains pas encore nés », il tombe dans un raisonnement circulaire : pourquoi les êtres humains pas nés ne sont pas des personnes ? Parce qu’ils ne sont pas encore nés. Ils ne sont pas nés car ils ne sont pas nés… Si par cela, il entend plutôt un être encore lié à et dépendant physiquement d’un autre, on peut répondre que cela ne suffit pas pour exclure les fœtus des personnes. En effet, il y a nombre de différences avec la mère qui montrent que la mère et le fœtus sont bien deux personnes différentes : le fœtus est plus jeune que la mère, peut avoir un sexe différent (si c’est un garçon), peut survivre si la mère meurt et inversement s’il meurt, celle-ci peut survivre, etc. On peut rajouter à cela que dans le cas des jumeaux, il y a clairement deux personnes différentes car chacun a ses propres membres : son propre cerveau, ses propres mains, ses propres pieds, son propre coeur, etc., en somme son propre corps.

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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