Comment concilier amour de Dieu et amour de soi ? – Etienne Gilson
17 janvier 2025

Voici un extrait de L’esprit de la philosophie médiévale du grand philosophe néo-thomiste Etienne Gilson sur le dilemme classique entre amour de Dieu et amour de soi. En gros, comment concilier notre amour pour Dieu (un devoir que nous avons envers lui) et notre amour pour nous (nous sommes tout naturellement d’abord préoccupés par nos besoins), qui semblent contradictoires ? Si on s’aime soi-même n’est-on pas égoïste, et si on aime Dieu, ne devient-on pas malheureux en négligeant nos besoins ? Ou alors pour reprendre la version de John Piper dans son bestseller Prendre plaisir en Dieu: Réflexions d’un hédoniste chrétien, comment concilier le fait de chercher notre bonheur en Dieu et le fait de le glorifier ? Si l’on adore Dieu pour y trouver notre bonheur, n’est-ce pas égoïste ? Si l’on cherche en priorité à glorifier Dieu, n’est-ce pas renoncer au bonheur comme on est censé le faire de façon désintéressée ?

Selon Gilson, la solution à ce dilemme se trouve dans les doctrines thomistes de l’analogie et de la participation : l’amour de Dieu et l’amour de soi se confondent. En effet, comme tout amour des créatures est une image de l’amour de Dieu en tant que modèle parfait (l’amour des créatures participe et est analogue de l’amour divin), cela vaut aussi pour l’amour de soi : en s’aimant soi-même, on imite l’amour de Dieu. Gilson les retrouve aussi dans la mystique chrétienne, le courant cistercien (Saint Bernard de Clairvaux et Guillaume de Saint-Thierry), et donc dans la tradition chrétienne en général.

Je reproduis les citations du latin en français quand c’est possible.


Le seul problème que nous avons encore à résoudre est de savoir pourquoi l’homme est naturellement capable d’aimer Dieu par-dessus toutes choses. Répondre à cette question sera lever définitivement l’antinomie, dont nous cherchons à nous délivrer, entre l’amour naturel de soi et l’amour naturel de Dieu. […]

Dans un univers chrétien, où les êtres sont créés par l’Être, toute créature est un bien, analogue du Bien. À la base de tout cet ordre de relations se trouve donc un rapport fondamental d’analogie qui donne son sens propre à chacun des rapports dérivés que l’on peut ensuite établir entre la créature et son créateur. Si l’on dit, par exemple, que Dieu est le bien universel, on veut nécessairement dire que Dieu est le souverain Bien, cause de tout bien. Si l’on dit que chaque bien n’est qu’un bien particulier, on veut nécessairement dire, non que ces biens particuliers sont des parties détachées d’un tout qui serait le Bien, mais qu’ils sont des analogues du Bien créateur qui leur a donné l’existence. En ce sens, il est donc vrai de dire qu’aimer un bien quelconque, c’est toujours aimer sa ressemblance à la bonté divine, et, comme c’est cette ressemblance à Dieu qui fait que ce bien est un bien, on peut dire que ce que l’on aime en lui, c’est le souverain Bien1. En d’autres termes, il est impossible d’aimer l’image sans aimer en même temps le modèle, et si l’on sait que cette image n’est qu’une image, comme nous le savons, il est impossible de l’aimer sans lui préférer le modèle. Or, ce qui vaut pour l’ensemble des créatures vaut bien plus encore pour l’homme en particulier. Vouloir un objet, disons-nous, c’est vouloir une image de Dieu, c’est-à-dire vouloir Dieu ; s’aimer soi-même, ce sera donc aimer un analogue de Dieu, c’est-à-dire aimer Dieu.

S’il en est ainsi, l’antinomie qui nous embarrassait se trouve levée. Mus et dirigés par des substances intelligentes, les êtres dépourvus de connaissance n’en agissent pas moins en vue de fins et tendent spontanément vers ce qui leur est bon. Or, pour eux, tendre vers ce qui leur est bon, c’est indifféremment désirer leur perfection propre ou désirer la ressemblance divine, car leur perfection consiste précisément à ressembler à Dieu. Si donc tout bien particulier n’est désirable qu’à titre de ressemblance du bien suprême, le bien suprême ne peut être désiré en vue de tel bien particulier, mais, au contraire, tel bien particulier doit l’être en vue du bien suprême. Pour tout être purement physique, par conséquent, se perfectionner c’est se rendre plus semblable à Dieu2. À bien plus forte raison en est-il ainsi pour une créature intelligente telle que l’homme, car c’est surtout son intelligence qui lui confère à la fois sa perfection propre et son analogie propre à Dieu. Si l’on ajoute à cela que la vision béatifique lui est promise, c’est-à-dire un état où son intellect pourra connaître Dieu comme Dieu se connaît soi-même, on concevra sans peine que l’homme doive atteindre simultanément, par un seul et même acte, le sommet de sa perfection et le comble de la ressemblance divine qui lui est accessible3. Qu’est-ce à dire, sinon que la clé du problème de l’amour est dans la notion d’analogie : ratione similitudinis analogia est principia orum ad suum principium ? Et qu’il nous faut donc revenir, pour le résoudre, aux principes fondamentaux posés par les maîtres de l’école cistercienne. Car, là où saint Thomas parle de similitude et d’analogie, saint Bernard et Guillaume de Saint-Thierry parlent de ressemblance et d’image. La conception « physique » de l’amour ne viendrait-elle pas rejoindre ici la conception « extatique » ? Ou plutôt, ne seraient-elles pas une seule et même conception fondamentale, développant ses conséquences selon deux techniques différentes ?

Seul, le verbe est l’image de Dieu ; l’homme, lui, n’est que fait à l’image de Dieu. Grandeur assurément déjà très haute, puisque elle le rend capable de participer à la majesté et à la béatitude divines ; grandeur que l’on peut dire encore inséparable de l’homme, puisque elle lui fut conférée par l’acte créateur même qui lui donnait l’existence ; mais aussi grandeur qui ne va pas sans une possibilité de misère, car, si l’homme ne pouvait, sans cesser d’être l’homme, perdre son aptitude au divin, il pouvait perdre, et de fait il l’a perdue, la rectitude primitive qui lui faisait aimer le divin. En perdant la rectitude de sa volonté, l’âme perdait du même coup la perfection des ressemblances divines. Or, par une conséquence inéluctable, puisque c’est son essence même que d’être une image de Dieu, l’homme ne pouvait devenir semblable à Dieu sans devenir du même coup semblable à soi-même ; mais en même temps, par une conséquence inverse et non moins nécessaire, il suffit à l’homme, aidé de la grâce, de se retourner vers Dieu, pour retrouver à la fois la ressemblance divine et la conformité à sa propre nature qu’il avait perdue par le péché. Nous rejoignons donc ici, par les voies classiques de l’école chrétienne, la conclusion qui restera celle des saints Thomas d’Aquin et haec hominis est perfectio, similitudo Dei4. Mais nous apercevons en même temps comment elle assure l’unité des deux formes de l’amour chrétien que l’on nous proposait de distinguer. Car, si l’homme est une image de Dieu, plus il se rendra semblable à Dieu, plus il accomplira sa propre essence. Or, Dieu est la perfection de l’être, qui se connaît intégralement et s’aime totalement. Pour que l’homme réalise pleinement ses virtualités et devienne intégralement lui-même, il lui faut donc devenir cette parfaite image de Dieu : un amour de Dieu pour Dieu. L’opposition que l’on suppose entre l’amour de soi et l’amour de Dieu n’a donc aucune raison d’être, pour qui se tient sur le plan de la ressemblance et de l’analogie, qui est le plan même de la création. Dire que, si l’homme s’aime nécessairement soi-même, il ne saurait aimer Dieu d’un amour désintéressé, c’est oublier qu’aimer Dieu d’un amour désintéressé est pour l’homme la vraie manière de s’aimer soi-même. Tout ce qu’il garde d’amour propre le rend différent de cet amour de Dieu qui est Dieu ; tout ce qu’il abandonne d’amour de soi pour soi le rend, au contraire, semblable à Dieu. Mais il se rend par là semblable à lui-même5. Image, moins l’homme ressemble, moins il est ; plus il ressemble, plus il est lui-même : être consiste donc pour lui à se distinguer le moins possible, s’aimer à s’oublier le plus possible. L’homme atteint sa perfection dernière lorsqu’il, substantiellement distinct de son modèle, n’est plus que le sujet porteur de l’image de Dieu. Mais il est temps de redescendre de ces hauteurs, car c’est sur un niveau plus modeste que la vie morale naturelle se développe. Nous savons qu’elle finit transcendante ; le christianisme offre à l’homme, voyons qu’elle ressourcée s’y trouve en lui-même pour se disposer à la recevoir.

Etienne Gilson, L’esprit de la philosophie médiévale, Deuxième édition, chapitre 14, pp. 277-278 ; 280-283.

  1. Saint Thomas d’Aquin, In II Sent., dist. I, qu. 2, art. 2, Resp., surtout la conclusion : « Dieu est donc d’une manière unique la fin vers laquelle tend la créature raisonnable, au-delà du mode commun selon lequel toute créature tend vers lui, pour autant que toute créature désire un certain bien, qui est une ressemblance de la bonté divine. Il ressort ainsi clairement que le bien suprême est désiré en tout bien. » Voir également Cf. Cont. Gent., III, 19 et 20.[]
  2. Saint Thomas d’Aquin, Cont. Gent., III, 24, ad Sic igitur. A la fin du paragraphe suivant, le rapport des biens particuliers au bien universel se trouve clairement défini en termes d’analogie : « Quatrièmement enfin ce bien consiste dans une ressemblance analogique entre les effets et leur principe. Ainsi Dieu qui est au-dessus de tout genre en raison de son bien, donne l’être à toutes choses. ».[]
  3. Saint Thomas d’Aquin, Cont. Gent., III, 25, ad: Adhuc unum quod quidem tendit.[]
  4. Guillaume de Saint-Thierry, Epist. ad fratres de Monte Dei, II, 16 ; Patr. lal., t. 184, col. 348.[]
  5. Saint Bernard, In Cant. Cant., 82, 8. – Guillaume de Saint-Thierry, Epist. ad fratres de Monte Dei, ibid. Mabillon attribue cette traité à Guillaume de Saint-Thierry, contre ceux qui l’avaient attribué soit à Saint Bernard, soit à Guiges II le Chartreux, soit à Pierre de la Celle (Patr. lat., t. 184, col. 297-300). Massuet l’attribue, au contraire, à Guiges (col. 299-308). Les arguments de Massuet, qui suit Martène, n’auraient pas prévalu contre le fait que l’auteur de l’Epistolado donne un catalogue de ses œuvres qui ne peut s’accorder qu’avec celui de Guillaume de Saint-Thierry. Dom A. Wilmarth a donc tout à fait raison d’émettre l’opinion de Mabillon ; voir Revue Bénédictine, t. XXXV (1923), p. 264, note 3.[]

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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