Apprendre à raisonner (65) : Vérifier la validité d’un syllogisme avec les six règles d’Aristote
28 mars 2025

Cet article est le soixante-cinquième d’une série consacrée à la logique classique (ou aristotélicienne, c’est-à-dire développée par Aristote). Dans le soixantequatrième, j’ai expliqué comment vérifier la validité d’un syllogisme avec les cercles d’Euler. Dans cet article, je présenterai une autre méthode de vérification basée sur six règles d’Aristote. Comme d’habitude, je reprendrai énormément le contenu du livre de Peter Kreeft, Socratic Logic, pp. 243-253.


C’est la méthode la plus ancienne et la plus utile pour vérifier la validité d’un syllogisme. Bien que les règles soient nombreuses, on les retient facilement avec de la pratique.

Les règles

Il y a en tout six règles :

  • Règle 1 : Un syllogisme doit avoir seulement trois termes. La violation de cette règle s’appelle le sophisme des quatre termes.
  • Règle 2 : Un syllogisme doit avoir seulement trois propositions.
  • Règle 3 : Le moyen terme doit être distribué au moins une fois. La violation de cette règle s’appelle l’erreur du moyen terme non distribué.
  • Règle 4 : Aucun terme non-distribué dans la prémisse ne peut être distribué dans la conclusion. La violation de cette règle s’appelle l’erreur de la « mineure ou de la majeure illicite »1 suivant si l’erreur concerne le petit terme ou le grand terme.
  • Règle 5 : Un syllogisme ne peut avoir deux prémisses négatives (« De deux prémisses particulières rien ne suit. »2). La violation de cette règle s’appelle l’erreur des deux prémisses négatives.
  • Règle 6 : Si une prémisse est négative, la conclusion doit l’être aussi ; et si la conclusion est négative, une prémisse doit l’être aussi.

Les deux corollaires

Auxquelles on peut rajouter deux corollaires : vous n’avez pas besoin de les connaître (car violer un des corollaires implique violer une des six règles) mais ils restent quand même utiles (car une violation d’une des corollaires est plus facile à détecter qu’une violation d’une des six règles).

Corollaire 1 : Aucun syllogisme ne peut avoir deux prémisses particulières (« De deux prémisses particulières rien ne suit »3).

Corollaire 2 : Si un syllogisme a une prémisse particulière, il doit avoir une conclusion particulière.

Les thématiques des règles/corollaires

  • Les deux premières règles concernent la structure essentielle du syllogisme.
  • Les deux suivantes concernent la distribution des termes.
  • Les deux dernières concernent les propositions négatives.
  • Les deux corollaires concernent les propositions particulières.

Explication détaillée des règles

I. La première règle

Pour comprendre cette règle, il suffit de regarder de nouveau le schéma à trois points (un « triangle ») qui représente le syllogisme.

Le syllogisme doit faire intervenir seulement trois termes : ni plus, ni moins.

  1. Pourquoi pas moins que trois termes (un ou deux) ? Parce que le but du syllogisme est de relier deux termes : relier le petit terme au grand terme (c’est en quoi consiste sa conclusion). Pour cela, il y a donc besoin d’un troisième terme qui va jouer le rôle de l’intermédiaire entre les deux pour les relier.
  2. Pourquoi pas plus que trois termes (quatre, cinq, dix, etc.) ? Parce qu’un seul suffit pour comparer les deux.

L’erreur des quatre termes peut être explicite ou implicite.

A. La version explicite de l’erreur

Elle est explicite quand on a quatre termes différents qui apparaissent de façon explicite dans un argument. Par exemple :

  1. Tout ce qui est dans l’expérience des sens est matériel.
  2. Toute connaissance vient de l’expérience des sens. ó Toute connaissance est ce qui vient de l’expérience des sens.
  3. Donc toute connaissance est matérielle.

Ici, l’erreur est due au fait qu’on a deux moyens termes différents au lieu d’un : « ce qui est perceptible » et « ce qui vient de l’expérience des sens ». Les deux sont différents comme le montre ces deux contre-exemples : la sagesse vient (en partie) de l’expérience par les sens mais ne se réduit pas à celle-ci, et le temps est dans l’expérience des sens mais ne vient pas de celle-ci.

B. La version implicite de l’erreur

Elle est implicite quand il n’y a explicitement qu’un seul moyen terme mais en réalité, implicitement deux car il est ambigu (revêt deux sens différents dans un même argument). Dans ce cas, l’erreur s’appelle le sophisme du moyen terme ambigu.

Par exemple, si on a ce syllogisme :

  1. « Tout pouvoir corrompt. » (Lord Acton)
  2. « La connaissance est un pouvoir. » (Francis Bacon)
  3. Donc la connaissance corrompt.

L’erreur se situe au niveau du mot « pouvoir » (le moyen terme) qui ici est ambigu : il n’a pas le même sens dans les propositions 2. et 3. Dans 1., il s’agit du pouvoir politique (que détient par exemple un roi) alors que dans 2. Il s’agit du pouvoir intellectuel (ce qui nous permet de faire de la science par exemple).

II. La deuxième règle

Règle 2 : Un syllogisme doit avoir seulement trois propositions.

Cette règle est évidente : avoir trois propositions fait précisément partie de la définition du syllogisme :

  1. Si on a moins de trois propositions, alors on a n’a pas de syllogisme. A part si c’est un enthymème, c’est-à-dire un argument à deux propositions qui est en réalité un syllogisme implicite, caché.
  2. Si on a plus de trois propositions, on n’en a pas non plus. Souvent un argument avec plus de trois arguments est une série de syllogismes, ce qu’on appelle un épichérème.

III. La troisième règle et la quatrième règle

Ces règles traitent de la distribution des termes. Voici d’abord quelques rappels importants :

La définition d’un terme distribué et d’un terme non distribué

  1. On dit qu’un terme est distribué s’il est universel. C’est-à-dire si la proposition dans laquelle il se trouve prétend apporter une information sur tous les membres d’un groupe auquel ce terme fait référence.
  2. Inversement, il est non distribué s’il est particulier. Si la proposition prétend apporter une information seulement sur certains membres de ce groupe.
Règle 3 : Le moyen terme doit être distribué au moins une fois. La violation de cette règle s’appelle l’erreur du moyen terme non distribué.

La troisième règle se concentre sur le moyen terme : l’élément le plus important du syllogisme. Cette règle est importante car c’est le lien du petit terme et du grand terme avec le moyen terme dans les deux prémisses (la majeure et la mineure) qui permet de justifier leur lien (petit terme et grand terme) dans la conclusion.

  1. Si le petit terme et le grand terme sont reliés à différents moyens termes (le sophisme explicite des quatre termes) ou ;
  2. S’ils sont reliés à un moyen terme qui a deux sens différents (le sophisme implicite des quatre termes) ou ;
  3. S’ils sont reliés à différentes parties de (l’extension du) moyen terme (le sophisme du milieu non distribué)

On a là une erreur en commun à propos d’une mauvaise utilisation du moyen terme.

Nous venons de voir les sophismes explicite et implicite des quatre termes. Il nous reste à voir celui du milieu non distribué. Il est commis par exemple par ce syllogisme :

  1. Tous les chiens sont des animaux.
  2. Tous les chats sont des animaux.
  3. Donc tous les chiens sont des chats.

Il y a une erreur car on ne tient ici pas compte du fait que le groupe des animaux contient ici deux groupes (le groupe des chiens et celui des chats) séparés qui n’ont aucune partie (de l’extension du groupe animaux) en commun. C’est ce que résume ce diagramme d’Euler :

Plus généralement, le sophisme du moyen terme non distribué consiste à dire que S et P (deux sous-groupes de M exclusifs/totalement séparés entre eux) sont identiques :

  1. Tout S est M.
  2. Tout P est M.
  3. Donc tout S est P.

On voit bien que c’est faux dans ce cas précis possible représenté par le diagramme d’Euler ci-dessous :

Règle 4 : Aucun terme non-distribué dans une prémisse ne peut être distribué dans la conclusion.

Dit autrement, aucun terme qui est particulier dans une prémisse ne peut être universel dans la conclusion. Les exemples sont durs à comprendre. Pour cela je vous invite vivement à avoir sous vos yeux le tableau (sur la distribution des termes dans les quatre types de propositions catégoriques) que j’ai donné au tout début de l’article dans les rappels.

Exemple 1 (erreur sur un grand terme)

Comme exemple d’erreur de ce type on a ce syllogisme (avec entre parenthèses sa forme logique pour être rigoureux et faire ressortir les types de propositions catégoriques) :

  1. La compassion est une vertu (Toute <ce qui est compassion> est <ce qui est vertueux>).
  2. La justice n’est pas de la compassion (Toute <justice> n’est pas <ce qui est compassion>).
  3. Donc la justice n’est pas une vertu (Donc toute <justice> n’est pas <ce qui est vertueux>).

On va montrer que ce syllogisme viole la règle 4 : qu’un de ses termes est à la fois non distribué dans une prémisse et distribué dans la conclusion. En particulier que l’erreur concerne ici le grand terme (le prédicat de la conclusion) qui est « une vertu ». Voici la démonstration :

  • Le grand terme « une vertu » apparaît dans la prémisse 1. (comme un prédicat) et dans la conclusion (par définition comme un prédicat).
  • La prémisse 1. est une proposition catégorique de type A (i.e. universelle positive) et la conclusion est une proposition catégorique de type E (i.e. universelle négative).
  • Or dans une proposition A, le prédicat n’est pas distribué et dans une proposition de type E, il est distribué.
  • Donc le grand terme « vertu » (qui est un prédicat dans les deux propositions) n’est pas distribué dans la prémisse 1. alors qu’il est distribué dans la conclusion.
  • On a donc une violation de la règle 4. CQFD.

Exemple 2 (erreur sur un petit terme)

  1. Aucune violence n’est juste (Aucune <violence> n’est <ce qui est juste>).
  2. Toute violence est une agression (Toute <violence > est <ce qui est une agression>).
  3. Donc aucune agression n’est juste (Donc aucune < ce qui est une agression> n’est pas <ce qui est juste>).

On va montrer que ce syllogisme viole aussi la règle 4 : qu’un de ses termes est à la fois non distribué dans une prémisse et distribué dans la conclusion. En particulier cette fois, que l’erreur concerne ici le petit terme (le sujet de la conclusion) qui est « agression ». Voici la démonstration :

  • Le petit terme « agression » apparaît dans la prémisse 2. (comme un prédicat) et dans la conclusion (par définition comme un sujet).
  • La prémisse 2. est une proposition catégorique de type A (i.e. universelle positive) et la conclusion est une proposition catégorique de type E (i.e. universelle négative).
  • Or dans une proposition A, le prédicat n’est pas distribué et dans une proposition de type E, le sujet est distribué.
  • Donc le petit terme « agression » n’est pas distribué dans la prémisse 2. (car prédicat de la prémisse 2.) alors qu’il est distribué dans la conclusion (car sujet dans la conclusion).
  • On a donc à nouveau une violation de la règle 4. CQFD.

IV. La cinquième règle

Règle 5 : Un syllogisme ne peut avoir deux prémisses négatives (« De deux prémisses particulières rien ne suit. »). La violation de cette règle s’appelle « l’erreur des deux prémisses négatives »4.

Cette règle est bien plus simple à comprendre. Un syllogisme qui ne la respecte pas commet une erreur car quand on nie un terme (le moyen terme M) de deux termes (le grand terme P et le petit terme S), on obtient seulement des informations sur le lien entre P et M puis S et M, mais aucune sur celui entre S et P.

De façon moins rigoureuse, ce n’est pas parce que deux choses ne correspondent pas chacune à une troisième qu’elles ne correspondent pas entre elles.

Par exemple, prenons ce syllogisme qui ne respecte pas la règle :

  1. Les oiseaux (P) ne sont pas des poissons (M).
  2. Les humains (S) ne sont pas des poissons (M).
  3. Donc les humains (S) ne sont pas des oiseaux (P).

La conclusion est vraie : mais c’est par pure chance, elle ne suit pas des prémisses. Il suffit de prendre un deuxième exemple qui ne respecte pas la règle mais qui ne marche pas :

  1. Les nombres impairs (P) ne sont pas des nombres pairs (M).
  2. 3 (S) n’est pas un nombre pair (M).
  3. Donc 3 (S) n’est pas un nombre impair (P).

De façon générale, tous les arguments de ce type sont invalides :

  1. Aucun P n’est M.
  2. Aucun S n’est M.
  3. Donc aucun S n’est P.

V. La sixième règle

Règle 6 : Si une prémisse est négative, la conclusion doit l’être aussi ; et si la conclusion est négative, une prémisse doit l’être aussi.

Elle ressemble à la règle 4 : elle dit aussi qu’on doit retrouver dans la conclusion une même chose que ce qui est dans une prémisse (on doit retrouver dans la conclusion un terme non distribué un terme qui n’est pas non plus distribué dans une prémisse). Cette fois-ci, il ne s’agit plus de retrouver un terme non distribué mais une proposition négative. De plus, la correspondance se fait cette fois dans les deux sens (le sens prémisse => conclusion et le sens conclusion => prémisse).

Comme avant, ce syllogisme qui ne respecte pas la règle a une conclusion vraie par pure chance :

  1. Aucun chien n’est un ange.
  2. Aucun mammifère n’est un ange.
  3. Donc tous les chiens sont des mammifères.

Mais comme avant, on a d’autres cas qui violent la règle mais qui ne marchent plus :

  1. Aucun philosophe n’est un ange.
  2. Tous les avocats sont des anges.
  3. Donc tous les philosophes sont des avocats.

De manière générale, tous les arguments de ce type T sont invalides :

  1. Aucun S n’est M.
  2. Aucun P n’est M.
  3. Donc tout S est P.

On peut vérifier que c’est bien le cas avec ces diagrammes d’Euler ci-dessous : ce sont tous les diagrammes possibles (deux possibilités), et on voit bien que dans un cas (le diagramme (2)), la conclusion est fausse. Comme la conclusion est fausse dans au moins un des diagrammes possibles pour représenter le syllogisme, on en déduit alors que tous les arguments du type T sont bien invalides.

Les deux corollaires

Ces deux corollaires sont des conséquences de règles précédentes 3 et 4. Ils sont utiles car il est plus facile de détecter qu’un syllogisme viole l’un des corollaires qu’une des règles. Ils permettent en gros d’aller plus vite dans nos vérifications.

Corollaire 1

Corollaire 1 : Aucun syllogisme ne peut avoir deux prémisses particulières (« De deux prémisses particulières rien ne suit »)

C’est une conséquence des règles 3 et 4 car tout syllogisme qui viole ce corollaire viole aussi soit la règle 3, soit la règle 4.

Exemple 1 : Une violation du corollaire 1 avec l’erreur du moyen terme non distribué (violation de la règle 3)

Par exemple, ce syllogisme qui viole le corollaire 1 (« Certains bijoux » et « Certaines choses vertes ») est invalide :

  1. Certains bijoux sont verts.
  2. Certaines choses vertes sont vivantes.
  3. Donc certains bijoux sont vivants.

En effet, il viole la règle 3 en commettant le sophisme du moyen terme non distribué. En conclusion, il est donc bien invalide. Ici le petit terme (« bijoux ») et le grand terme (« ce qui est vivant ») ne recouvrent pas la même partie du moyen terme (« vert »). En gros, ce qui est vert n’est pas forcément vivant.

Exemple 2 : Une violation du corollaire 1 avec « l’erreur du grand terme illicite » (violation de la règle 4)
  1. Certains moutons ne sont pas noirs.
  2. Certaines choses noires sont des animaux.
  3. Donc certains moutons ne sont pas des animaux.

Ce syllogisme viole bien le corollaire 1 car les prémisses sont toutes les deux particulières (« Certains moutons » et « Certaines choses noires »).

Montrons que ce syllogisme qui viole le corollaire 1 viole la règle 4. En effet, le grand terme « animaux » (le prédicat de la conclusion) est distribué dans la conclusion (car c’est une proposition O et que dedans prédicat est distribué) alors qu’il ne l’est pas dans la prémisse 2. (car c’est une proposition I et que dedans prédicat n’est pas distribué). Si ce n’est pas clair, revoir encore le tableau en haut. Ceci est clairement une violation de la règle 4. Donc le syllogisme viole bien la règle 4. En conclusion, il est donc bien invalide.

Corollaire 2 

Corollaire 2 : Si un syllogisme a une prémisse particulière, il doit avoir une conclusion particulière.

Une autre façon d’exprimer ce corollaire est de dire la conclusion ne peut pas dire plus que les prémisses. La conclusion ne peut pas être « plus forte » que les prémisses en disant quelque chose d’universel alors qu’elles ne disent que des choses particulières.

C’est un corollaire car un syllogisme qui le viole, enfreint aussi à nouveau soit la règle 3, soit la règle 4.

Par exemple, ce syllogisme qui viole le corollaire 2 (car il a une conclusion universelle alors qu’il a une prémisse particulière) :

  1. Tous les chiens sont des animaux.
  2. Certains chiens sont des caniches.
  3. Donc tous les animaux sont des caniches.

Même si toutes ses propositions sont vraies, ce syllogisme est invalide car il commet « l’erreur du petit terme illicite » (violation de la règle 4). Ici le petit terme est « animaux ». Pour les mêmes raisons qu’avant, il passe non distribué dans la prémisse 1. (car prédicat d’une proposition A) à distribué dans la conclusion (car sujet d’une proposition A).


Illustration : Charles Laplante, Éducation d’Alexandre par Aristote, gravure, 1866.

  1. Je mets des guillemets car je n’ai pas trouvé d’équivalent en français.[]
  2. Jacques Maritain, Éléments de philosophie (t. 2. L’ordre des concepts. 1.- Petite logique. 2.- Grande logique), Paris : Pierre Téqui, 1987, p. 252.[]
  3. Jacques Maritain, Éléments de philosophie (t. 2. L’ordre des concepts. 1.- Petite logique. 2.- Grande logique), Paris : Pierre Téqui, 1987, p. 253.[]
  4. Je mets des guillemets car je n’ai pas trouvé de nom équivalent en français.[]

Laurent Dv

Informaticien, époux et passionné par la théologie biblique (pour la beauté de l'histoire de la Bible), la philosophie analytique (pour son style rigoureux) et la philosophie thomiste (ou classique, plus généralement) pour ses riches apports en apologétique (théisme, Trinité, Incarnation...) et pour la vie de tous les jours (famille, travail, sexualité, politique...).

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